Du national-populisme au nazisme

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Hannah Arendt et Martin Heidegger, histoire d'un amour, Antonia Grunenberg
Heidegger-ArendtLorsqu'on se replonge dans l'Allemagne pré-nazi et les débats philosophico-politiques de l'époque sur l'aliénation et les utopies communautaires ou communistes, on ne peut qu'être frappé de l'immense écart avec ce qui a suivi. Pour certains, ces massacres de masse n'auraient été qu'une parenthèse dans cette quête de l'absolu qu'il faudrait reprendre à notre compte comme si de rien n'était, comme si le réel n'en avait révélé le caractère non seulement illusoire mais criminel. Il est assez effarant de voir à quel point on se fait encore des idées aujourd'hui sur la politique et l'issue de la crise, comme s'il n'y avait jamais eu d'histoire avant nous et que notre situation était entièrement inédite.

Il est exact que notre entrée dans l'ère de l'information "change tout" mais il ne faut pas exagérer comme la "nouvelle économie" qui pouvait prétendre que les règles de la logique même avaient changé avant l'éclatement de la bulle internet qui a ramené ces spéculations hasardeuses à la dure réalité (de même que les gigantesques sommes injectées finiront bien par faire s'écrouler le château de cartes). Ce qui est vrai, c'est que le numérique apporte de nouvelles possibilités d'information et de mobilisation mais il rend aussi à peu près impossible le repli nationaliste.

Si l'histoire ne se répète jamais à l'identique, le contexte en étant toujours assez différent, il n'en reste pas moins qu'on peut y déceler des cycles qui reviennent comme les modes et qu'il est toujours instructif d'y retrouver des conjonctions étonnement semblables, notamment entre la crise de 1929 et la nôtre, caractéristiques de la fin d'un cycle de Kondratieff (fin de la déflation, krach de la dette et début d'un nouveau cycle d'inflation). Rien ne permet d'en prédire la suite, le pire n'est jamais sûr, les leçons du passé pouvant toujours servir, comme on l'a vu avec les réactions des banques centrales à l'opposée des années 1930, et c'est bien ce à quoi on peut participer en rappelant quelques faits.

L'occasion m'en est donné par le livre d'Antonia Grunenberg sur la relation entre Heidegger et Hannah Arendt qui évoque l'ambiance intellectuelle de l'entre-deux guerres où l'on retrouve le national-populisme (völkisch), sa xénophobie et son antisémitisme mais aussi la dénonciation du "système" déjà (marquée d'antisémitisme), et la panique de l'élite devant la massification de l'université et sa professionnalisation, défense affolée de la "véritable culture" menacée par les besoins de la production.

La plupart de ces tendances datent de la fin du XIXe même si on peut dater le pangermanisme des discours de Fichte sur l'éducation de la jeunesse allemande en réaction à l'Empire napoléonien (prétendument universel), avec son obsession de l'identité perdue (de son particularisme). Ce qui s'est passé, c'est que ces mouvements sont passés de pratiques marginales ou folkloriques à un emballement collectif. Alors qu'on a tendance a vouloir minimiser aujourd'hui l'enthousiasme guerrier de 1914 dont les fascismes sont pourtant sortis, il ne fait guère de doute qu'il était bien présent chez la jeunesse et les intellectuels au moins, tout comme l'adhésion au nazisme ensuite.

Le cours de Marbourg en 1924-1925, "Le Sophiste", commence ainsi, page 11, par un hommage à Natorp (pour qui penser c'est s'engager, juger, prendre parti) qui venait juste de mourir, associé au mouvement de jeunesse allemand, le Wandervogel, mouvement de retour aux racines allemandes aspirant à l'unité de la jeunesse en 1913, juste avant de partir gaiement à la guerre, et dont Heidegger célèbre le souvenir ému. L'unité allemande était encore assez récente, qui avait été rêvée depuis si longtemps, et l'enthousiasme de la jeunesse croyait redécouvrir leur vraie nature oubliée (avec un antisémitisme affirmé).

Les révolutionnaires de l'esprit partaient à la guerre dans l'allégresse. Ils attendaient d'elle l'élan nécessaire au renouvellement spirituel de l'Allemagne et de l'Europe qu'ils désiraient si ardemment. Max Scheler publia en 1915 "Le Génie de la guerre et la guerre de l'Allemagne". Paul Natorp sortit la même année "Le jour des Allemands" et présenta en 1918 un ouvrage en deux tomes intitulé "La Vocation mondiale de l'Allemagne". Pour Heidegger comme pour la plupart des Allemands, la guerre allait de soi. Comme de nombreux artistes, poètes et penseurs de cette époque, il attendait des suites de cette guerre une transformation profonde de l'existence humaine et sociale. La philosophie elle aussi devait être affectée par ce changement. (p48)

La guerre devint ainsi un événement abstrait, pour ne pas dire une événement envoyé par la providence divine [...] De nombreux philosophes se retrouvèrent désarmés intellectuellement lorsqu'ils furent brusquement soumis aux feux de la propagande nationaliste. Ils n'avaient pas développé une capacité de jugement indépendante. Ils prenaient pour une vocation ce qui n'était qu'ânonnement de la propagande nationaliste. Ils pensaient vraiment que cette guerre était un moyen d'éduquer la nation et qu'ils étaient les éducateurs. (p49)

"Seule encore la jeunesse nous sauvera - et laissera un Esprit Nouveau prendre forme dans le monde de manière créatrice - Quoi qu'il advienne, la foi en l'esprit doit être en nous vivante avec une certitude et une confiance telles que nous soyons capables de construire - construire peut-être dans une misère et un dénuement extrêmes - en connaissant bien les obstacles - mais toujours, c'est seulement en de telles périodes que s'éveillèrent des heures de naissance de l'esprit - nous nous sommes égarés dans une culture et une vie terrifiantes de fausseté - toutes les racines nous reliant aux sources fondamentales d'une vie véritable se sont sclérosées chez la plupart des hommes - ce qui domine, c'est une existence superficielle, mais elle n'en est que plus hardie, pressante et ambitieuse - il nous manque le grand enthousiasme de l'âme et de l'esprit pour une vie véritable et l'expérience véritable des mondes précieux - et par conséquent aux hommes qui sont au front aujourd'hui la conscience d'un but à atteindre qui les ébranle véritablement - après quatre ans de souffrance il faut là faire preuve d'une très grande maturité d'esprit et connaître une révélation radicale qui pousse au sacrifice pour des biens véritables. Au lieu de cela, les hommes sont systématiquement dégoûtés des lubies pangermaniques et comme, de surcroît, les moyens de les réaliser échouent pour le moment, ils se trouvent confrontés à un manque béant d'objectifs - ils ne sont pas dominés par la conscience d'appartenir à un peuple, par la conscience d'un amour et d'une serviabilité véritables - mais par l'idée qu'ils sont trompés et abusés pour satisfaire aux ambitions égoïstes de groupes d'influence intellectuellement égarés, voire totalement arriérés et étrangers aux choses de l'esprit. Lors des dernières décennies, et même pendant tout le siècle dernier, nous sommes trop peu et plus guère préoccupés de l'être humain qui vit en nous et en notre prochain. Des valeurs comme l'âme ou l'esprit n'existaient pas, on ne pouvait plus éprouver le contenu de leur signification [...] Je reconnais moi-même de manière de plus en plus pressante la nécessité de guides - seul l'individu est créatif (même en tant que guide), la masse jamais."
(Heidegger, 29 ans, lettre du 17/10/1918, p50-51)

"Les universités sombraient toujours plus depuis des années sous l'influence des Ecoles supérieures, ce qui signifiait que l'enseignement professionnel devenait de plus en plus prépondérant. Les question de l'enseignement technique, de la gestion technique et des salaires occupaient le devant de la scène. Le spirituel n'était abordé lui aussi que de façon occasionnelle". (Heidegger, p200)

Dès les années 1920, des corporations d'étudiants et des membres du corps enseignant avaient commencé leur combat contre le "système". (p170)

"Je pouvais constater que suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle parmi les intellectuels [...] on n'a jamais reproché à un homme de suivre le mouvement parce qu'il avait une femme et des enfants à charge. Ce qui fut bien pire, c'est que certains y ont vraiment cru !" (Arendt, p186)

Face au mouvement national-socialiste qui drainait tout dans sa marche - mouvements de jeunesse et de femmes, étudiants, professeurs, intellectuels, classes moyennes, pensées publiques et privées -, cette excitation ne cessait d'augmenter en lui jusqu'à déborder et à commencer à chercher satisfaction. C'est ce que révèle le télégramme à Hitler tout comme l'interventionnisme provocateur de Heidegger dans sa gestion de l'université pendant les quelques mois où il fut recteur. (p223)

Je tiens la lettre de Heidegger pour un document indispensable sur les fondements de son existentialisme (c'est une des raisons de cet article) en même temps qu'on voit bien comme il était prédestiné à devenir nazi mais on voit surtout qu'on est loin de la fable d'un nazisme imposé à un "peuple" allemand qui en a bien été complice, pas seulement les chômeurs ou des attardés mentaux mais y compris ses plus grands intellectuels malgré l'indigence de l'idéologie hitlérienne, témoignant de la force aveuglante de ces aspirations en temps de crise. L'analyse économique de la crise de 1929 a été plus approfondie que ses conséquences idéologiques, raison sans doute pour laquelle on voit resurgir (pas en Allemagne cette fois) des pans entiers de ce passé honni, populiste, nationaliste, xénophobe, raciste, antisémite, complotiste qui prétend briser tous les tabous et contre lequel il faut organiser la riposte même s'il ne peut sans doute être aussi dangereux.

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