De la pensée globale à l’action locale

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ATTACL'action politique passe par plusieurs étapes. Il y a d'abord le moment de l'indignation ou de la sensibilisation aux désastres écologiques et sociaux du capitalisme qui motivent l'engagement de s'opposer au monde tel qu'il est.

Ensuite, le premier devoir d'un militant est celui de sa formation, moment pour comprendre les raisons qui nous ont mené là et les transformations en cours. C'est le travail auquel Marx s'était astreint avec "Le Capital", dégageant les causes globales de notre système de production (détermination de la production par les marchés financiers, l'innovation et le salariat). Il ne s'agit pas en effet de laisser libre cours à une imagination débridée ni de se limiter aux condamnations morales et aux bons sentiments, il faut connaître les processus matériels et les contraintes systémiques qui mènent à des conséquences si funestes. On peut dire qu'on remonte du local au global en remontant des effets aux causes. Il y a également tout un travail d'information à approfondir notamment sur le climat et l'épuisement des ressources, il ne suffit pas de convictions personnelles.

Bien sûr, l'objectif est ensuite d'y remédier avec l'élaboration d'une alternative souhaitable et qui soit viable. Marx était prudent sur ce point mais son erreur n'en a pas moins été tragique, au fond de sous-estimer la dimension politique au nom d'une idéalisation de la démocratie. En tout cas, nous avons appris de l'expérience que la propriété collective, dont il déduisait la nécessité, n'a pas été l'épanouissement des forces productives qu'il imaginait, ne changeant rien à la subordination salariale et ne faisant pas le poids face au capitalisme. La Chine en a fait la démonstration malgré une révolution culturelle qui avait porté comme jamais le projet de changer les hommes et d'une réforme de l'esprit qui n'est plus revendiquée aujourd'hui que par les Islamistes (mais que poursuivent en vain toutes les religions). Un tel fiasco justifie la défiance de nos contemporains envers les idéologies mais devrait convaincre au moins que ce n'est pas qu'une question de volonté et qu'en tout cas, il ne suffit pas de croire dans une quelconque utopie pour qu'elle soit réalisable (ou durable).

La question des alternatives est la plus difficile car il ne s'agit pas du tout d'imaginer un monde idéal comme on nous y invite trop souvent alors qu'on en est si loin et qu'il n'y a qu'un tout petit nombre d'options possibles. Lorsque je me suis attelé à la question des alternatives écologistes, j'ai été très étonné du manque de réflexions et de propositions sérieuses, en dehors de quelques illuminés, sur un sujet qu'on aurait pu croire plus étoffé tant il est crucial. Je n'ai finalement identifié que 4 types d'alternative correspondant d'ailleurs à différentes temporalités (un capitalisme vert ou productivisme "durable" surtout à base d'écotaxes, d'incitations ou de normes, une économie étatisée ou productivisme bridé par la RTT et une planification écologique, une "décroissance conviviale" assez floue à base de relocalisation mais aussi de frugalité individuelle, enfin, celle qui m'a semblé la plus prometteuse : une production alternative et relocalisée à l'ère du numérique, centrée sur le travail autonome grâce au revenu garanti et des monnaies locales). Il faut bien dire qu'aujourd'hui, presque personne ne soutient plus une quelconque alternative mais tout au plus un national-capitalisme assez anachronique et désespérant.

Pour autant qu'on puisse se décider pour une alternative qui semble pouvoir répondre aux adaptations exigées par notre entrée dans l'ère du numérique, de l'écologie et du développement humain, il reste à prendre en compte les forces en présence et les possibilités réelles de la situation dans ce monde de plus en plus globalisé. Il ne suffit pas en effet de trouver une solution élégante à un problème (la spéculation, les banques, la monnaie, les retraites, etc.) pour que cette solution soit viable par rapport à d'autres questions (juridiques, multinationales, technologiques, systémiques, etc.). Pour autant que ce ne soit pas une fausse solution d'ingénieur ou de théoricien en chambre, il faut encore trouver les moyens politiques et sociaux de la rendre effective. C'est là où le constat est le plus sévère de notre impuissance. On le voit bien, que ce soit avec la crise de la dette, le climat ou le rattrapage des pays les plus peuplés. Il n'y a aucune raison de surestimer nos moyens alors que la situation semble plutôt désespérée sur tous les fronts, accumulant défaites sur défaites. Sur le plan social, le sud de l'Europe dévasté nous entraîne sur la même pente alors que la lutte contre le réchauffement climatique semble perdue avec la mise en exploitation de toutes les sources d'hydrocarbure (gaz de schiste, méthanes marins, pétroles non conventionnels, charbon). Malgré tous les engagements pris, le résultat est à peu près nul, les émissions continuant à augmenter (bien qu'à un rythme moindre quand même). On ne sait non plus comment on va faire face, non pas tant au pic de population qui n'est plus tellement éloigné qu'à un nouveau doublement de la classe moyenne mondiale qui est déjà passée de 1 à 2 milliards depuis l'an 2000 et devrait plus que doubler encore dans les années qui viennent. Il est primordial de bien intégrer l'étendue de notre impuissance effective face à ces problèmes globaux, au lieu de tomber dans ce que Christian Salmon appelle le “paradoxe du volontarisme impuissant” où les échecs répétés ne conduisent qu'à une surenchère verbale (Yes we can) quand ce n'est pas à l'appel désespéré aux valeurs. Impossible pourtant de se cacher notre peu de prise sur ces évolutions géopolitiques comme sur les dérives du système capitaliste globalisé et les mécanismes de la crise, ce qui ne veut pas dire qu'on pourrait s'en désintéresser - il faut tout faire pour peser le plus possible dans les négociations internationales - mais on dit bien se rendre au constat du peu de résultat.

Qu'on ne puisse pas tout n'implique pas qu'on ne puisse rien faire même si notre champ d'action est bien plus modeste et plus local qu'on ne le voudrait. Penser le monde nous met en position d'auteur d'une histoire dont nous ne sommes pourtant que l'un des innombrables acteurs aux pensées contradictoires. C'est l'origine du préjugé commun, religieux ou totalitaire, dont il est si difficile de se défaire en politique et qui a nourri les grandes idéologies de masse et la mythologie révolutionnaire, rêve d'une société artificielle qui ne peut que se cogner au réel dans toute son horreur. Il ne suffit donc pas d'agir par la pensée, voire la propagande, dans la si commune "illusion de l'unanimité" ou la recherche d'une hégémonie idéologique trop sûre de détenir la vérité. On ne peut se passer d'une pensée stratégique qui compose avec les autres et les forces matérielles, pensée qui se transforme au contact des autres et des faits, seule façon d'avoir une action transformatrice effective, ni dogmatisme utopique ni laisser-faire destructeur mais qui peut certes nous laisser le goût amer de son insuffisance à devoir en rabattre sur nos idéaux pour composer avec des rapports de force défavorables et des idéologies dépassées ou se contenter d'une action locale pouvant paraître ridiculement limitée.

Il semble bien y avoir contradiction, en effet, entre une liberté d'action qui se révèle essentiellement locale et des questions de plus en plus globales. Ce n'est donc pas seulement par son penchant naturel que la pensée s'élève à un point de vue global mais bien par nécessité de problèmes qui sont devenus planétaires - seulement, ce n'est pas la même chose. Il ne faut pas confondre en effet cet indispensable "penser global" avec une pensée totalitaire où s'effacent toutes différences derrière un grand récit unifiant. Ce n'est pas parce que les réseaux se sont mondialisés tout comme les effets de notre industrie sur la biosphère qu'il n'y aurait qu'un seul monde, totalité compacte qu'il faudrait changer d'un seul coup tout aussi globalement. Il est très important de reconnaître la pluralité des mondes. Bien sûr nous vivons tous sur la même planète, avec des ébauches d'une gouvernance mondiale dont il n'y a plus d'extérieur. La question du climat (comme de toute éventuelle géoingénierie) semble incarner matériellement le fait que nous appartenons à un seul et même monde qui nous fait tous solidaires. Sauf que les climats diffèrent selon les régions du monde qui ne sont pas affectées pareillement et dont les intérêts divergent. Pour la solidarité de destin, on sait bien qu'il y a plusieurs mondes sociaux qui ne se mélangent guère, entre petit peuple et grand monde. La fiction d'une égalité républicaine est une nécessité juridique et vouloir la réaliser un objectif essentiel mais qu'on ne peut considérer comme atteint. Contre une vision trop globale et simplificatrice, la première chose qu'il faut prendre en considération, c'est donc la pluralité des mondes et leurs divisions internes malgré l'existence de totalités effectives.

S'il y a bien un système de production globalisé, cela ne signifie ni qu'il n'y ait qu'un seul système, ni qu'il n'y ait pas d'autres formes de globalisation (technique, médiatique, scientifique, juridique, migrations, épidémies, etc.). Il faut d'ailleurs ajouter qu'on n'est pas tous contemporains. Nous ne vivons pas tous dans le même temps (le présent lui-même dans son immédiateté où se rassembleraient toutes choses). Il y a un temps propre à chaque monde ou processus, bien qu'on soit bombardé des mêmes informations en "temps réel". On ne peut être présent à tous ces mondes à la fois. Contre toutes les mystiques de l'unité, il faut affirmer qu'il n'y a pas l'Un tout seul (pas d'ensemble de tous les ensembles), il n'y a pas l'Un sans l'Autre. S'il ne peut plus être question de changer "Le" Monde en son entier mais d'en changer plusieurs, à différentes échelles, l'action locale retrouve tout son sens à pouvoir participer à la construction petit à petit et par le bas d'un altermonde.

Ces considérations théoriques sont sans doute nécessaires dans le contexte actuel pour se détourner de solutions globales chimériques et se résigner à des approches plus locales et réalistes de stratégies différenciées en fonction des questions : crise économique, productivisme capitaliste, empreinte écologique, conversion énergétique, adaptation au numérique, même si le but est de faire converger ces différentes stratégies dans un projet global. Il faut se convaincre qu'il n'y a aucun miracle à attendre d'une impossible révolution mondiale ou métamorphose inouïe de l'humanité (que certains attendent d'une "singularité" technologique), pas plus que d'un retour à la terre des populations urbanisées, un arrêt soudain de l'évolution technique ou que sais-je ? Les problèmes devront être traités un à un en faisant feu de tout bois et ne désertant aucun terrain. Il faut simplement essayer de donner cohérence à une stratégie d'ensemble sur le long terme pour aller le plus loin possible dans une radicalité qui ne soit pas purement verbale mais tire le plus grand parti possible des potentialités du temps.

Pour cela, il y a des raisons positives de valoriser le niveau local, pas seulement d'être à portée de main quand tout le reste nous échappe. D'abord qu'il ne peut y avoir de relocalisation imposée d'en haut alors qu'elle doit se faire inévitablement localement. Ensuite, c'est au niveau local qu'on peut le mieux préserver son environnement, passer aux énergies renouvelables, réduire son impact climatique, soutenir le travail autonome. Enfin, c'est tout simplement là où l'on vit, lieu des rapports humains, d'une démocratie de face à face et des échanges de proximité, c'est donc là qu'on peut changer notre vie. Toutes ces raisons font qu'il ne peut y avoir que des alternatives locales à la globalisation marchande.

En soi, des alternatives locales n'ont d'intérêt que pour ceux qui les expérimentent. Pour qu'elles deviennent la base d'un altermonde, d'une économie alternative au capitalisme globalisé, il est essentiel de faire partie d'un mouvement général, de s'inscrire dans un projet global et des réseaux altermondialistes. En tant que projet politique, on peut dire que "l'écologie c'est la relocalisation plus les réseaux alternatifs" mais cette autre globalisation ne peut s'ancrer que dans le local.

(c'est la réécriture complète pour EcoRev' de l'introduction de l'article "Plaidoyer pour l'altermonde")

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