Pour une philosophie de l’information

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Il semble que la philosophie soit restée bloquée sur la question du langage sans arriver à intégrer la notion d'information sinon pour faire une critique superficielle de sa trivialité. C'est d'autant plus fâcheux qu'elle se trouve incapable dès lors de penser notre actualité qui est celle de l'ère de l'information, justement. Des actualités, il ne sera pas question ici pourtant, ni des journaux d'information ni même de la communication ou des réseaux, mais de considérations qui paraîtront beaucoup plus inactuelles sur le concept lui-même d'information tel qu'il s'est manifesté dans le numérique et l'informatisation du monde. Aussi bien les sciences que les modes de vie en ont été profondément affectés sans que cela ne semble avoir beaucoup préoccupé les philosophes, sinon pour de vaines condamnations morales tout-à-fait inutiles alors que ce sont ses catégories qui devraient en être bouleversées.

C'est ce qu'on va essayer de montrer par ce qui relie information et finalité tout comme ce qui sépare l'émetteur du récepteur, l'information du fait, le logiciel du matériel, dualisme fondamental du corps et de l'esprit qui nous coupe de la présence immédiate mais devrait permettre de fonder un véritable matérialisme spirituel. De quoi renouveler le sens de la vie comme incertitude de l'avenir sans laquelle il n'y a pas d'information qui vaille. Il serait téméraire de vouloir déduire de prémisses si générales des conclusions un tant soit peu politiques mais on pourrait tirer tout de même de cette base, qui semble si mince, une éthique de la réaction et de la correction de nos erreurs, en tout cas donner un nouvel éclairage à des questions plus anciennes.

Il faudrait d'abord bien comprendre ce qui relie le concept d'information à une finalité sans laquelle elle n'a aucun sens. L'intentionalité filtre les données et les organise, la noèse structure le noème ("on n'entend que ce qu'on attend", le reste n'est que bruit). La pertinence de l'information sans laquelle elle n'a aucun caractère d'information est fonction de nos degrés de liberté, d'une capacité de réaction pour atteindre son but, ce qu'on peut définir comme une inversion de l'entropie naturelle (néguentropie) puisqu'il s'agit de ne pas laisser faire. De façon homologue, au niveau du signal physique, l'information se définit comme l'inverse de l'entropie, saillance improbable se détachant du bruit de fond. L'information est médiation ne prenant sens que dans l'action qu'elle guide (différence qui fait la différence). Tout comme l'affect, l'information est fonction de notre capacité d'agir.

La finalité, ou intentionalité donnant valeur à l'information, vise un effet qui ne peut être que répétition, souvenir du passé. La finalité comme produit de la reproduction constitue la condition tout à la fois de l'information, de la vie et de la liberté qui ne sont pas dissociables. Il faut ce retournement temporel d'un effet qui devient cause par la grâce de la sélection après-coup et de sa mémoire pour que l'information fasse événement, pour qu'on fasse l'expérience de la temporalité du vivant et de l'évolution, tout comme de l'histoire (l'information c'est le temps lui-même, l'événement dans sa temporalité, ce qui arrive et à quoi il faut réagir).

Du coup, et c'est l'autre point "bien connu" mais dont on ne prend pas toute la mesure, l'information crée une nouvelle dimension comme le cyberspace qui n'appartient pas à l'espace euclidien, division entre la pensée et l'étendue qui est aussi leur interpénétration et qui trace la séparation entre le psychique et le somatique comme entre le vivant et le mort, biosphère agitée au milieu d'un espace morne. C'est d'ailleurs parce que l'information et le vivant sont inséparables de finalités actives que la nature, dans l'espace euclidien cette fois, est le lieu de conflits entre finalités contraires, en contraste avec l'indifférence des forces physiques qui ont bien une cause mais pas de but et ne se trompent jamais (l'information comme la vie, c'est ce qui est capable d'erreur, cf. Canguilhem).

L'information et la cybernétique ont mauvaise presse, c'est peu de le dire. Il ne manque pas de critiques enflammées et répétitives contre leur logique binaire et des systèmes de contrôle nous ravalant semble-t-il au rang de fourmis dans une inhumaine Metropolis quand ce n'est pas le monde d'illusions programmées à la Matrix ! Pourtant on n'a pas attendu le monde moderne pour jouer des illusions religieuses et réduire les peuples en esclavage. La cybernétique, qui se voulait simplement la science des moyens d'atteindre ses fins et de la gouvernance, s'est constituée plutôt sur le fait qu'on ne pouvait pas tout programmer et sur les mécanismes du vivant (feedback, boucles de rétroaction, correction d'erreur) pour y suppléer, se guidant sur la perception du réel pour atteindre ses fins selon le principe du thermostat où c'est l'effet qui devient cause. La cybernétique ne faisait qu'imiter le vivant ou généraliser ses mécanismes à tous les systèmes orientés vers un but, direction par objectifs se réglant sur les résultats qui est une sorte de nouveau discours de la méthode appliqué à l'action et qui a fait incontestablement ses preuves, malgré des dérives tout aussi incontestables. De quoi permettre en tout cas de comprendre l'information par son rôle dans un système dont elle n'est qu'un élément, n'ayant aucune signification en soi mais devenant essentielle uniquement en fonction de la finalité poursuivie. Tout dépend bien sûr au service de quelle finalité on s'organise mais il ne faut pas confondre les principes avec leur application plus ou moins dogmatique ou perverse (l'information a un coût et l'évaluation peut être contre-productive). On ne peut dire cependant que ce soient ses critiques qui auront eu raison de débuts prometteurs mais plutôt ses excès menant assez rapidement à une "cybernétique de second ordre" plus méfiante envers la notion de système et laissant une plus grande part à l'auto-organisation, ce qui était un réel progrès. Celle-ci a fini cependant par prendre toute la place avec des concepts brumeux comme celui d'émergence refoulant en fait toute organisation effective de même qu'une grande partie des premières réflexions de la théorie des systèmes, considérées comme obsolètes. Cela n'a pas empêché les principes de la cybernétique de prospérer dans la réalité (économique ou technique) mais a justifié du moins d'être délaissés par la réflexion. Ce n'est pas un hasard si au même moment l'auto-organisation devenait l'alibi magique du néolibéralisme pour défendre une auto-régulation des marchés dont on a vu toutes les limites. A trop négliger le système, on provoque des crises systémiques !

Il faudrait revenir sur ce qui constituait la première tentative sérieuse de ce qu'on peut appeler un matérialisme spirituel, le seul concept rationnel de l'esprit (qui ne le renie pas) et de son lien au corps (comment l'esprit immatériel peut commander un corps matériel) en se fondant sur la différence ontologique entre des données et leur support matériel (entre l'adresse mémoire et son contenu). En effet, plus que le langage, propre seulement à notre espèce, c'est l'information qui peut constituer la base d'un matérialisme qu'on peut dire spirituel en ce qu'il rend compte de l'incarnation de l'esprit dans un corps et de l'introduction de la finalité dans la chaîne des causes. Certes, il ne s'agit pas de vouloir y réduire la richesse de l'expérience humaine et de notre pensée, il y a toujours besoin de complexifier le tableau ensuite, ne pas en rester aux organismes les plus primitifs ni aux simples automatismes, mais on a bien là les germes d'une compréhension matérialiste de la vie et de la pensée qui manquait aux penseurs précédents, y compris marxistes. On y oppose d'un côté des conceptions plus ou moins mystiques nous assurant d'une essence divine sans commune mesure avec l'animal, ou de l'autre un déterminisme implacable nous ravalant à l'automate et dépourvu de toute liberté comme de pensée. Tout l'enjeu est de préserver l'un et l'autre, le monde matériel et celui de l'information. Ce n'est pas parce que les premiers cybernéticiens étaient mauvais philosophes ou devaient avancer un peu à l'aveugle qu'il ne faudrait pas se remettre à l'ouvrage avec plus de subtilité et de circonspection. Il serait temps qu'on sorte de ces erreurs symétriques dans leur unilatéralité et qu'on prenne conscience des implications de cette information qui nous est si envahissante et si mal connue pourtant, nous promettant en tout cas de privilégier les mauvaises nouvelles sur les bonnes (on ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure!).

 

Le concept d'information a beau être plus ancien, il ne prend sa signification actuelle qu'à partir des années 1920-1930 avec les statistiques mais surtout la théorie de l'information, qui se détache de la théorie du signal (notamment par la correction d'erreurs), ainsi que la découverte de l'homéostasie assurée par des boucles de rétroaction, tout cela un peu avant les débuts de l'informatique et la découverte de l'ADN. Depuis ce temps il ne semble pas que la philosophie se soit intéressée sérieusement à ce nouveau concept qu'elle a eu plutôt tendance à vouloir rejeter avec mépris, comme Heidegger qui n'y voyait qu'une menace pour la pensée à ramener l'information au calcul et au quantitatif. Ce refoulement des nouvelles technologies s'interdit de penser notre temps mais surtout de pouvoir poser des problèmes philosophiques anciens d'une toute autre manière.

Certes on peut dire que la philosophie répète toujours la même chose, ce ne sont pas les ordinateurs ni les appareils numériques qui y changeront quelque chose. Depuis Platon, on ne fait la plupart du temps que répéter, commenter ou prolonger ce que la tradition nous a légué, en sciences comme en philosophie. A rebours de l'évangile contemporain, il faudrait admettre qu'avoir une nouvelle idée n'est presque toujours que tomber dans une nouvelle erreur (d'autant plus qu'elle nous paraît géniale). Il ne faut pas confondre une information avec une pure invention. Les nouvelles idées n'émergent que de l'expérience elle-même (le cognitif, c'est quand on se cogne au réel). C'est pour cela qu'il vaut mieux travailler l'histoire de la philosophie et se tenir au courant de l'avancement des sciences. Les grands philosophes se contredisent moins qu'on ne croit, tout est plutôt dans la formulation et les nouvelles interprétations qu'on peut en faire. S'il ne s'agit donc pas vraiment d'inventer une nouvelle philosophie, il s'agit du moins d'intégrer à la philosophie les découvertes du temps, ce qu'elle fait avec retard, on ne le sait que trop bien, mais occasion de voir l'histoire en acte, comment le nouveau redistribue les places et reformule les questions.

Après Kuhn et Foucault, René Passet a montré comme les théories économiques d'une époque restaient dépendantes du paradigme scientifique du moment. C'est on ne peut plus frappant, les théories antérieures ne pouvant imaginer ce qui ne sera découvert que plus tard et permettra de nouvelles façons de penser. Les sciences nous marquent plus qu'on ne croit et les philosophies n'y échappent pas. On peut même dire que ce qu'il peut y avoir de nouveau en philosophie tient largement au progrès des sciences et techniques. En même temps, les sciences bénéficient en général d'un éclaircissement philosophique qui manque justement sur l'information, utilisée à toutes les sauces (notamment en Physique). Il se trouve qu'on a changé de paradigme depuis quelque temps déjà, non seulement avec l'informatique mais tout autant avec les théories du chaos, de la complexité et de l'information imparfaite, dans la même ligne que la physique quantique par rapport à la mécanique newtonienne, et suscitant autant de délires dans la pensée sauvage. Il n'est pas sûr que les philosophies en vogue s'en soient rendu compte...

Il y a bien eu un moment linguistique de la philosophie, dont la base était relativement étroite, ce qui n'a pas empêché que ce travail d'appropriation des lois du langage (de la phonologie jusqu'aux structures de parenté) ait pu être aussi utile que fécond malgré ses excès là aussi. De la même façon, avec une base aussi limitée sans doute mais tout aussi décisive, il serait bien nécessaire d'avoir une philosophie de l'information pour l'ère numérique, opérant la synthèse entre philosophies de la vie et philosophies du langage (entre existentialisme et structuralisme). On peut se poser légitimement la question de l'intérêt de s'intéresser à ce qui semble une régression par rapport au langage, qui caractérise bien mieux notre humanité, régression au biologique dans ses formes les plus simples, voire aux automates. La portée de l'information est pourtant d'autant plus grande que c'est une notion plus fondamentale et qui renouvelle l'ontologie dans sa temporalité (l'information est une notion aussi générale que celle de l'être).

J'avais déjà esquissé les implications philosophiques du concept d'information dans mon livre "Le monde de l'information" ou dans "L'improbable miracle d'exister" et si j'y reviens, ce n'est pas que j'aurais tellement à y rajouter mais seulement que l'absence de ce concept d'information me semble entretenir toute une série d'erreurs métaphysiques dont on s'encombre encore, notamment sur la conscience ou un esprit qu'on ne devrait plus pouvoir penser comme flottant au-dessus des eaux alors que l'esprit n'est que la capacité d'apprentissage et de réaction d'un corps. Un des symptômes de l'absence de prise en compte de l'information se trouve dans la vogue d'un spinozisme rétrograde qui devient envahissant depuis un moment déjà, devenue la philosophie dominante pour ceux qui veulent des réponses simples et dépourvues de dialectique, philosophie pour classes terminale pourrait-on dire si ce n'était aussi la philosophie naturelle des scientifiques. L'idée que l'esprit ne serait rien que l'envers du corps n'a aucun sens dans l'univers des signes qui se communiquent en se détachant ainsi de leur matérialité. L'idée même de ce qu'est un corps devrait en sortir radicalement transformée.

Il ne s'agit pas en effet d'en rester à une conception physique de l'information (comme celle de Simondon par exemple). L'in-formation ce n'est pas donner forme à une brique mais seulement la percevoir, l'intérioriser et y réagir éventuellement. C'est un processus cognitif et actif. Il faut maintenir le dualisme entre l'esprit et le corps, la vision et l'objet visé, entre l'information et son support, le software et le hardware, ce qui n'empêche pas qu'il y a aussi une certaine unité de l'électronique et du programme, intriqués comme dans les corps vivants, les deux étant à la fois fondamentalement différents dans leur mode d'existence et interdépendants. Cette intrication psychosomatique, ce composé hétérogène et solidaire, constitue la seule façon de reconnaître la réalité d'une âme pensante et sensible qui ne soit pas un simple épiphénomène, tout en restant on ne peut plus matérialiste (la matérialité du numérique et d'un immatériel qui s'impose matériellement). Le concept d'information permet de penser plus rigoureusement ce dualisme de la conscience et de son objet, de la perception et du perçu, de l'émetteur et du récepteur. C'est ce dualisme préalable qui permet de parler de matérialisme spirituel quand ils se conjuguent, car s'il n'y a pas d'information sans support matériel, elle ne se confond aucunement avec pourtant, ne prenant sens que par ce qui nous y concerne ou par un programme qui saurait quoi en faire.

Il faudrait s'en persuader, il n'y a pas d'information en soi. On pourrait même dire qu'il n'y a pas d'information en dehors du vivant si on n'avait construit des machines qui prolongent nos aptitudes en étant capables de mémoire, de logique et de réaction conditionnelle. Ce qui constitue l'information comme telle, c'est de répondre à nos questions ou nos inquiétudes, fonction anti-entropique qui est une autre façon, frontale cette fois, d'opposer le biologique au physique. C'est par cette opposition au monde, qui est aussi adaptation au monde, que l'information prend sens dans une évolution qui est finalement cognitive, prise dans une dialectique où le savoir antérieur est confronté à l'expérience du présent et des changements éprouvés dans le temps (car il y a plusieurs temporalités le long terme triomphant du court terme sur la durée seulement).

L'information n'est donc pas aussi simple qu'il y paraît et le matérialisme revendiqué se trouve profondément transformé par la médiation de l'information. C'est un matérialisme non seulement actif mais biologisant, qui ne peut plus négliger l'émotion (la psycho-sociologie), pas plus que notre rationalité limitée, comme si la causalité écologique ou sociologique était mécanique (parfaite et calculable) alors qu'elle doit passer par la médiation de l'information des individus et des groupes. Le monde de l'information est un monde par ouïe-dire où la représentation ne correspond jamais tout-à-fait à la réalité mais cela n'empêche pas que le monde existe pour nous comme extériorité qui ne fait aucun doute et nous vivons dans ce monde, dans l'expérience qu'on en a et qui s'impose à nous par les informations qu'on en reçoit. Tel est notre vécu où l'appareil de perception s'efface derrière le perçu. Il n'y a pas seulement le monde matériel qui s'impose à nous en son objectivité, le monde des signes et, pour nous, celui de la culture ou des institutions, s'imposent tout autant. Dans la réalité, nous sommes pris dans des discours avec leurs propres logiques et a priori, dans une répétition quotidienne et des processus collectifs où le sens ne fait pas de doute sur ce qu'il faut faire ou dire. On déborde largement ici de la simple information mais les phéromones peuvent être aussi impératives et objectives pour l'insecte. En tout cas, on reste dans la stricte séparation du sujet et de l'objet médiatisé par un code, une grille de lecture, carte qui n'est pas le territoire mais se donne pour tel.

 

Il faut être bien clair sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout de vouloir tout réduire à l'information, qui est une spécificité du vivant, de sa reproduction, car, pour nous, être-parlants s'y superpose le langage qui est bien autre chose encore. Il y a donc deux parties distinctes, bien qu'elles partagent de nombreuses caractéristiques, une philosophie de l'information qui est une philosophie de la vie ou du numérique et une philosophie du langage à partir du langage narratif (récit) qui est une philosophie de la culture et de l'existence consciente entre passé et avenir. En effet, on n'aura plus affaire dans ce cas à un émetteur-récepteur mais à des interlocuteurs responsables, à un être parlant et un auditeur (un écrivain et ses lecteurs), ce qui introduit en tiers la dimension de l'Autre, de la vérité et de l'histoire. C'est ce qui rend aussi absurde de vouloir tout réduire au cerveau en oubliant que c'est l'organe de l'extériorité, des sens, en oubliant le langage, le regard de l'Autre, l'idéologie dominante, les vérités du jour et les processus bien réels (matériels, techniques, sociaux, économiques, historiques) qui organisent la conscience et ses réflexes cognitifs. Ceux-ci ne peuvent être malgré tout trop déconnectés de la réalité matérielle et purement manipulatoires. Le sujet de la perception n'est guère plus qu'une mémoire, le résultat d'un apprentissage alors que ce sont les autres être parlants qui nous forment et nous donnent un rôle social, une identité, une âme qu'on ne trouvera pas forcément à l'intérieur. On ne peut pour autant tout réduire au langage et s'il faut éviter tout réductionnisme, il faut aussi penser le plus simple et universel.

Bien sûr, une philosophie de l'information ne saurait déboucher sur une quelconque sagesse, apportant une inflexion de l'éthique tout au plus. De toutes façons, on peut dire que la philosophie en elle-même possède déjà sa propre éthique, une éthique liée au langage et même à la parole publique. On ne s'étonnera donc pas d'en retrouver l'essentiel dans les philosophies du langage, de la communication ou de l'information qui se recoupent en partie sans être vraiment comparables. A la différence des philosophies, les sagesses sont normatives, comme la psychologie, elles prétendent soigner les maux de l'âme par une discipline du corps visant une absence de pensée et l'indifférence au monde (ataraxie), se fermant justement aux informations (perturbantes en effet). On comprend qu'une philosophie de l'information puisse objecter à ces pratiques thérapeutiques mais tout comme la philosophie depuis l'origine qui ne cherche pas à refouler les problèmes ou faire le vide en soi mais part du fait qu'on pense et parle et qu'on puisse en devenir conscient donc conscient aussi de notre ignorance et de contradictions effectives, des fausses évidences ou du mensonge à soi-même. Non seulement conscience mais expression du négatif à l'opposé de la pensée positive et de l'auto-suggestion. La seule morale de la philosophie, se caractérisant par un discours public et rejetant toute initiation secrète, c'est d'annuler ce qui s'annule et ne garder qu'une raison qui ne se contredit pas, exigence d'authenticité. C'est la bonne foi de Zarathoustra (le vrai pas celui de Nietzsche) contre la mauvaise foi de Sartre, si l'on veut. Jusque là on resterait au niveau d'une information pouvant toujours être trompeuse s'il ne s'agissait aussi de conscience de soi (connais-toi toi-même, ce qui veut dire d'abord, connais ton ignorance) par où s'introduit la dimension morale de la philosophie qui est dans la conscience de son rapport aux autres. Agir en conscience, c'est faire preuve d'une conscience qu'on dit effectivement morale à pouvoir distinguer le bien du mal, c'est-à-dire ce qui peut se soutenir publiquement (universellement) ou non. Une philosophie de l'information ne peut aller si loin mais une des seules choses qu'elle peut ajouter à une philosophie de la communication ou du langage avec lesquels elle partage la question de la falsification, c'est la fonction anti-entropique de l'information ("le bâton tordu veut être redressé" prétendait Ernst Bloch) et donc aussi la question des limites ou des régulations.

On sera bien d'accord que l'information ne suffit pas à fonder une éthique et qu'il faudrait y intégrer le négatif, le désir et l'inconscient, ce qui complique tout de même pas mal les choses... Tout cela pour dire qu'il ne s'agit en aucun cas de tout ramener à une suite de zéros et de uns en faisant fi de la richesse humaine et de l'histoire intellectuelle. A l'opposé de la prétention à tout expliquer par l'information, il s'agit tout au contraire de partir du fait que malgré la saturation d'informations inutiles, on manque toujours d'informations ! Cette ignorance première sans laquelle l'information n'aurait aucun sens, c'est justement ce qui fait d'une philosophie de l'information une philosophie de la liberté en tant que nous avons besoin d'informations complémentaires pour nous décider. Sans cette part d'ignorance, on n'aurait effectivement que des automatismes. Ce qui empêche de prétendre qu'on serait entièrement déterminés par nos origines ou nos intérêts, c'est bien de ne pas savoir quoi faire et d'avoir des conflits de conscience ! C'est notre inquiétude et notre manque d'informations qui met en éveil tous nos sens et définit la conscience pour Laborit (qui n'est donc pas du tout un flux). A cette liberté de réflexion donnée paradoxalement par notre rationalité limitée, il faut joindre, comme on l'a vu, la liberté de tromper, puisque l'information n'est pas la chose même. Certes, la liberté de mentir est indissociable du langage et de notre responsabilité envers les autres. Une bonne part de notre "responsabilité" morale peut être attribuée à la réciprocité des interlocuteurs, sauf que l'information aussi a un rôle décisif dans notre responsabilité, en particulier pour les menaces écologiques qu'on ne connaît que par les informations qu'on en a pu avoir et dont on doit évaluer la pertinence, l'urgence et les remèdes envisagés. Du fait qu'elle est liée à une finalité et à nos capacités d'action, on pourrait tirer de l'information (et non de la communication ou du langage) une sorte d'obligation de réaction, de ne pas subir passivement. On sait du moins que plus les informations à traiter sont complexes, et plus on exige l'autonomie des acteurs. Il y a d'autres propriétés de l'information qu'on aurait pu évoquer comme sa non-linéarité qui la distingue de la proportionnalité des forces physiques et mériteraient plus d'attention dans une économie numérique.

Voilà donc quelques apports d'une philosophie de l'information pouvant modifier nos conceptions du monde, mais prendre conscience de l'information, c'est toujours essayer de prendre conscience de soi, de savoir qui nous sommes. L'ère du numérique est pour cela très instructive, changeant radicalement les perspectives car s'il ne faut pas réduire l'information à l'informatique, celle-ci a permis d'éclairer son rôle biologique et la question de la conscience. Au fond, Heidegger avait raison d'avoir peur du concept d'information qui réduit effectivement à néant tout le côté obscurantiste de son histoire de l'Être, tout comme il rend d'ailleurs inconsistante l'idée même de nature. On voudrait opposer au monde froid de l'information la chair animale hérissée de poils voire les odeurs qui ne sont pourtant rien d'autre que des informations qui nous saisissent et déclenchent toute une série de réactions en nous. Le Paon et le Putois témoignent à quel point le monde animal est bien déjà un monde de signes.

L'opprobre jetée sur l'information est du même ordre que la condamnation de la technique. C'est un jugement moral qui oppose la vie bonne à une vie inhumaine. Il y aurait le naturel d'un côté et l'artificiel de l'autre, ce qu'on peut illustrer facilement, notamment dans la science-fiction, mais qui est un peu plus compliqué dans la réalité. Il ne fait aucun doute que nous avons de très nombreux automatismes, instinctuels ou fruits de l'habitude, ainsi que des réponses toutes faites pouvant être facilement confondues avec celles d'un ordinateur. Pourtant, si la vie artificielle n'est pas la vie, c'est que la vie évolue sans cesse. Le monde de l'information n'est pas celui où chaque clef trouvera sa serrure dans la satisfaction de ses besoins naturels, c'est d'abord un monde changeant. Si le vivant se définit par les finalités qu'il poursuit activement, on ne saurait lui assigner une finalité dernière mais seulement de rester sur le qui-vive et réagir à la surprise de l'information, ce qui est de l'ordre de l'apprentissage et du jeu plus que d'une supposée jouissance de l'être en sa présence ou d'un désir rassasié. Sous le jour rasant de l'information, il n'est plus tenable de considérer notre essence comme plus corporelle qu'intellectuelle et dépourvue de tout négatif, nostalgie de l'unité d'une vision religieuse de la vie où toute information serait superfétatoire pour une vie déjà vécue et simplement conforme à sa destinée. On oublie dans l'affaire non seulement le regard divin supposé donner un sens univoque au monde (onto-théologie) mais surtout l'étendue de notre ignorance devant ce qui nous arrive et mobilise toute notre attention. En effet, ce que nous apprend indubitablement l'information, c'est que la vie est inséparable de l'incertitude de l'avenir, toujours en construction, que la vie, c'est l'évolution et le changement. C'est sans doute pour la même raison qu'une vie humaine en dehors de l'histoire serait bien ennuyeuse, sans l'obligation de choisir son camp, sans la vérité en jeu. Dans ces conditions, impossible de prétendre avoir le dernier mot, juste de rajouter aux concepts fondamentaux de la philosophie ce petit mot d'information qui parait si dérisoire mais dont dépend notre vie plus qu'on ne croit.

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