La crise et le déclin de l’Occident

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4 ans ! plus de 4 ans déjà que cette crise systémique a commencé et qu'on nous promet qu'on en voit la fin, qu'elle est déjà derrière nous, qu'elle est circonscrite alors qu'on attend toujours son dénouement qui tarde à venir pendant que les pays tombent un à un sous le poids de leur dette. Ce n'est pas fini et pourrait durer longtemps encore. Le temps de l'histoire est bien trop lent pour nos vies humaines, on se lasse vite de redire tout le temps la même chose. J'avais déjà averti qu'un pilotage à vue pouvait retarder assez longtemps les inévitables conséquences de cette crise : krach de la dette, effondrement du dollar et retour de l'inflation qui devraient inaugurer un nouveau cycle de Kondratieff (de croissance). Il faut dire que les moyens employés sont démesurés, se chiffrant en milliers de milliards, ce qui donne à chaque fois l'impression d'une situation maîtrisée alors qu'on se met dans une position très instable, comme en surfusion où le moindre incident déclenche une nouvelle crise encore plus grave ! C'est effectivement une caractéristique de ces crises systémiques, plus on les retarde et plus elles s'aggravent...

Depuis tout ce temps, on peut dire que la désorientation générale est patente, ce n'est certes pas la clairvoyance qui domine, il est vraiment difficile d'imaginer que tout cela ne serait qu'un complot organisé par les puissants au nom de "la stratégie du choc" quand tous les experts sont complètement déboussolés et que les gouvernements n'agissent que sous la pression des marchés. C'est encore une fois l'occasion de prendre la mesure de nos limites cognitives et de la pensée de groupe tant il était difficile de ne pas participer à l'optimisme de rigueur de ces jours derniers (sur le fait qu'on serait en train de surmonter la crise!), tout comme à l'enthousiasme des partisans de Mélenchon pour ses incontestables talents de tribun à l'ancienne (mais qui espèrent quoi, dépasser les 10% ? pour quoi faire ?). Pour ma part, si j'annonçais dès le début le retour des révolutions, ce n'était pas du tout que je croyais à la fin du capitalisme, comme s'y précipitaient les révolutionnaires de pacotille et insurrectionnistes compulsifs. C'est uniquement parce qu'il faudra bien changer les institutions pour s'adapter aux nouvelles conditions de production à l'ère du numérique - pas pour revenir au XIXè siècle et aux industries "traditionnelles" ni à une Nation fantasmée !

Pour l'instant, il y a effectivement de quoi se fatiguer à la longue d'annoncer une catastrophe qui ne se produit pas... sinon pour les peuples de pays qui succombent un à un à leurs faiblesses particulières devenues soudain fatales ! Lorsque c'est tout le système qui subit une tension, ce sont, en effet, les points les plus fragiles qui craquent en premier mais c'est ensuite tout le tissus qui se déchire et qui devra être rapiécé sur de toutes autres bases, établissant un nouvel équilibre tenant compte de nouveaux rapports de force (avec la Chine, l'Inde, le Brésil dont l'importance est démographique avant d'être économique). On ne prend pas assez la mesure de la place que devrait occuper la mondialisation dans la sortie de crise et qui ne sera pas moindre mais bien plus grande qu'avant. Chacun promet exactement le contraire mais les réactions nationalistes ne sont que des combats d'arrière garde désespérés qui ne résisteront pas à l'expérience. On s'agite à vouloir ériger des murailles contre la Chine et le bon marché de ses marchandises, mais c'est peine perdue, on ne joue plus dans la même catégorie et une bonne partie des emplois à l'exportation sont perdus, ce qui n'est pas cependant la cause d'un chômage imputable plutôt à la rigueur monétaire. Quelques soient les mesures protectionnistes prises, et qui sont indubitablement justifiées mais forcément très limitées, nous allons inévitablement être de plus en plus submergés par la croissance accélérée des pays les plus peuplés. Ceux qui vont en payer le prix, ce ne sont pas les riches de plus en plus riches, ce sont les plus pauvres de plus en plus pauvres, pris dans une concurrence déloyale, mais aussi une bonne partie de la classe moyenne qui devrait les rejoindre. Après la Grèce, le Portugal, l'Espagne, l'Italie, la France...

On n'a pas fini de payer le prix de la mondialisation, bien supérieur à celui de la réunification allemande, on n'a rien vu encore sur ce plan et notre capacité à stopper le processus est très surévaluée. A l'évidence, ce qui est menacé, au-delà de l'emploi industriel, c'est surtout la protection sociale qui y était liée. Les exigences des institutions financières sont sans équivoque sur ce plan. Après l'Angleterre qui s'est toujours enorgueillie des sacrifices imposés aux pauvres (depuis Burke, Malthus, Spencer jusqu'à Thatcher), c'est l'Allemagne qu'on nous donne désormais comme modèle, si fière d'avoir produit des nouveaux pauvres et même des emplois non payés ! Même pour des économistes chinois, découvrant les lois du marché avec l'enthousiasme des nouveaux convertis, les protections sociales européennes apparaissent désincitatives car trop protectrices : il faut garder le couteau sous la gorge. La persécution des pauvres est-elle vraiment la condition d'une économie prospère ? Il semble que oui dès lors qu'un indicateur comme le NAIRU fait du chômage le régulateur de l'inflation par la pression qu'il fait peser sur les travailleurs ; mais c'est aussi qu'on est tenté lorsqu'il y a trop de chômeurs, phénomène manifestement macroéconomique, et que leur charge devient donc trop lourde, de trouver des justifications pour leur couper les vivres en prétendant, contre toute évidence, rendre ces chômeurs responsables personnellement de leur situation ! En tout cas, il semble bien qu'on assiste là, en direct, à la fin du modèle social européen, non par volonté politique, mais de ne plus en avoir les moyens et de générer de plus en plus d'exclus. Ce contre quoi il ne suffit pas de protester avec véhémence alors qu'on devra trouver un tout autre système de protection (non plus attaché à l'entreprise ou l'emploi mais à l'individu). La plupart des mesures qui sont proposées pour maintenir le système en l'état, pour nécessaires qu'elles soient le plus souvent, se révéleront relativement marginales dans leurs effets, leur radicalité n'étant qu'apparente. Non seulement on ne peut revenir en arrière ni sortir géographiquement de l'Europe mais aucun protectionnisme ne pourra nous isoler du reste monde à l'époque des réseaux numériques, or, le reste du monde change et se développe à un rythme jamais vu. Une fois réglées les questions de la monnaie et de la dette, ce qui est loin d'être le cas, il ne faut pas croire qu'on serait tiré d'affaire !

Au lieu de se monter la tête sur la capacité du volontarisme politique et des discours enflammés de régler ces problèmes qui nous dépassent (de l'ordre d'une tectonique des plaques), il vaudrait mieux se demander ce qu'on pouvait raisonnablement espérer dans les années trente dont nous vivons une sorte de remake. Pas grand chose à l'évidence, à rebours des idéologies exaltées de l'époque et malgré le tribut exorbitant en vies humaines qu'elles ont exigé. Non seulement il nous faut en rabattre sur ces prétentions démesurées à notre époque post-totalitaire mais la mondialisation achevée nous prive de la possibilité de fermer nos frontières, si ce n'est de toute souveraineté dès lors qu'on renonce à la guerre, ce qui devrait restreindre largement nos ambitions, sinon nos illusions. Alors quoi, n'y a-t-il rien à faire que céder à ces discours défaitistes ? Beaucoup préféreront croire le premier démagogue venu car il vaut toujours mieux une vaine agitation que de subir passivement. Il ne s'agit pas de sous-estimer pourtant les menaces qui pèsent sur nous et les urgences écologiques posées par le pic de la population mondiale qu'on devrait atteindre dans une trentaine d'années peut-être. Il y a le feu, mais ce n'est certainement pas une raison pour surestimer nos forces. Reconnaître la gravité de la situation et les raisons de nos échecs vaudrait bien mieux que de se laisser emporter par l'enthousiasme si communicatif des foules.

Il ne faut rien lâcher mais ne pas croire que le monde va se transformer soudain conformément à nos voeux, heureusement d'ailleurs car ce qu'on imagine comme paradis n'est souvent qu'un enfer pire encore, pur imaginaire. De toutes façons, un monde de cette dimension ne se change pas comme ça et possède une inertie en rapport avec sa taille même s'il change à un rythme accéléré sous l'effet du numérique et de la mondialisation marchande. Seulement, c'est un changement qu'on peut dire subi plus que voulu, de l'ordre de notre destin plutôt que de nos désirs, d'être né ici et maintenant dans une histoire humaine plus que millénaire. Notre marge de manoeuvre est étroite dans ce monde en crise où nous sommes écrasés par le nombre, perdant notre suprématie passée, sinon notre rayonnement intellectuel, dans un brutal renversement des hiérarchies d'autant plus difficile à admettre qu'il se traduit par une certaine tiersmondisation des pays riches pour une partie notable de leur population. La situation n'a rien de brillante.

Dans ce contexte, il faut évaluer le niveau où notre action pourrait être décisive, et ce niveau ne peut être la plupart du temps que local, ce qui ne paraît pas en rapport avec des questions qui se posent au niveau global mais qui a l'intérêt de pouvoir changer concrètement la vie et la façon de travailler au lieu de s'étourdir de grands mots. Un nouveau système de production relocalisé ne peut pas être une économie étatisée mais nécessairement une nouvelle organisation productive au niveau local dans une économie plurielle (publique, marchande, associative, locale) avec une diversité infinie des modes de vie. Il ne s'agit pas de s'isoler d'un monde hostile mais de le transformer par le bas, et non par un pouvoir distant et centralisé. Poser clairement les buts à atteindre montre qu'ils ne sont pas du niveau national en dehors de la redistribution fiscale, dès lors qu'il s'agit de sortir du productivisme, donc du salariat, mais aussi de la précarité et d'accéder pour chacun au travail choisi, de vivre mieux en produisant moins, de façon plus coopérative. Les objectifs qu'il nous faut atteindre sont ceux de l'émancipation, d'abolir la misère et de préserver nos conditions de vie (autonomie, solidarité, responsabilité). Ce sont précisément les objectifs qu'assurent les 3 dispositifs, qu'on peut trouver microscopiques, d'un système de production relocalisé : revenu garanti, coopératives municipales et monnaies locales (revenu, production, échanges).

Ces alternatives locales ne sont pas du tout prises au sérieux pour l'instant, peut-être encore trop utopiques, mais ce qu'on y oppose est assez consternant. Je ne parle pas des trotskistes que la Terre entière nous envie mais ce qu'on nous présente comme nos penseurs les plus audacieux sont d'une indigence rare, se ramenant en tout et pour tout au protectionnisme, à la souveraineté monétaire et la nationalisation des banques, si ce n'est la moralisation du capitalisme ! Ce merveilleux projet qui semble être celui de Lordon, Sapir, Todd, etc., défendu avec des accents révolutionnaires pourrait s'appeler un national-capitalisme ne changeant rien au système lui-même, ce qui rend la chose complètement utopique alors même qu'on ne pourrait en attendre pas grand chose, vraiment, tout au plus une économie un peu mieux régulée. Plus généralement, l'ambition des syndicats notamment, serait juste de revenir aux 30 glorieuses et à la convention de la métallurgie, comme si on pouvait revenir en arrière dans un refus obstiné des transformations de la production et du monde alentour. Certains font mine de vouloir aller au-delà, comme Paul Jorion, mais s'il faut soutenir les régulations financières qu'il défend (et sont loin d'être révolutionnaires), ses conceptions économiques sont, elles, beaucoup plus contestables. Vraiment, tout cela ne va pas loin, pas du tout du même ordre effectivement que des alternatives locales si décriées !

Que le niveau local soit le plus radical n'implique aucun repli sur soi, ni de négliger le niveau national, ramené à ses fonctions fiscales et d'investissement dans l'avenir mais tout autant idéologique. Quelque soit le prochain président, il ne changera pas l'histoire et sera sans doute balayé par des événements qui lui échappent mais il y a quand même une bonne chose déjà dans la mise en accusation des riches témoignant d'un retournement salutaire après ces années bling-bling. On a vu comme la droite défend les riches avec véhémence et le centre plutôt les nouveaux riches qui renouvellent la classe supérieure, alors que à gauche, ce sont bien les écarts de revenu qu'on veut réduire (ce qui devrait réduire la spéculation, notamment immobilière). Au niveau culturel, c'est la condition d'un renouveau politique de remplacer la chasse aux pauvres par la chasse aux riches, qu'ils rasent les murs, soient ringardisés, méprisés, ridiculisés pour une nouvelle génération qui aura bien mieux à faire, avec toutes ces possibilités qui s'offrent à nous, que de ne penser qu'au fric. Ce n'est pas tellement qu'on pourrait se passer de la richesse, pas plus que du luxe. Comme dit Rimbaud, la richesse a toujours été bien public. On peut dire que c'est une réserve sur laquelle puiser dans les temps difficile, facteur de survie à long terme sans doute. C'est juste qu'après les années fric, il est nécessaire d'avoir un retournement de tendance pour ne pas sombrer dans la superficialité et nous délivrer de l'arrogance des parvenus comme du pouvoir de l'oligarchie financière. Un certain retour aux valeurs qui étaient celles des beatnik ou hippies ne peut pas faire de mal et les réseaux numériques peuvent servir à répandre cette nouvelle mode des indignés ou des pirates, celle de l'intelligence et du jeu contre toute domination, y compris celle de l'argent. Cela ne remplace pas des expérimentations locales, mais, c'est tout ce qu'on peut attendre de l'activisme culturel et ce n'est déjà pas si mal. Il ne faut pas trop se fier aux socialistes pour tenir ces discours, eux qui sont capables de retourner leur veste et de survaloriser de nouveau les riches, comme Mitterrand avec Tapie, aux premières difficultés. On peut y voir du moins le signe qu'on n'est plus dans les années folles, mais c'est aussi que nos problèmes sont ceux de pays riches qui s'appauvrissent, que les difficultés commencent et non pas finissent...

Il ne faudrait pas trop rêver et plutôt se préparer au pire. On peut vouloir effacer l'histoire, effacer la dette, dénoncer les traités, dans tous les cas il faudra faire face à un appauvrissement plus ou moins considérable, pas forcément catastrophique s'il était mieux réparti mais très loin de ce qu'on raconte aux électeurs. C'est justement parce qu'on est depuis longtemps dans le petit nombre des pays les plus riches et qu'on est donc beaucoup plus intégré au reste du monde que les pays d'Amérique latine, par exemple, que nos marges de manoeuvre sont sans doute moins grandes. Si l'échelon national n'est plus aussi décisif, il faut répéter que cela ne signifie absolument pas qu'on ne pourrait rien faire, mais il faut sans doute une fois de plus l'expérience de la déception des promesses de campagne ! C'est seulement quand la politique nationale aura montré à nouveau ses limites sous les coups d'une crise amenée à durer encore longtemps qu'on se tournera peut-être, et à grande échelle espérons-le, vers ces solutions locales qui paraissent aujourd'hui si insignifiantes au regard des discours électoraux.

Il faut insister sur le fait que malgré l'inévitable déclin de l'Occident et des anciens pays riches, on n'est pas condamné pour autant à perdre tous nos idéaux mais qu'ils peuvent tout au contraire être réalisés concrètement au niveau local, et dès maintenant, même si le monde entier n'en est pas instantanément métamorphosé. Les monnaies locales sont les plus faciles à mettre en place bien qu'elles n'apportent pas tant que ça comme mesure isolée. Le revenu garanti n'est pas gagné, c'est le moins qu'on puisse dire, repris uniquement par la droite jusqu'ici, mais ce serait une immense conquête permettant de réellement abolir la misère s'il n'était pas trop faible, ce qui devrait devenir cette fois un enjeu national, notamment culturel, de ne plus trouver légitime de laisser se développer la misère. Je souligne cependant, et depuis longtemps, que ce revenu minimum ne peut en aucun cas se suffire à lui-même. C'est un point crucial, le revenu garanti a besoin des autres institutions du travail autonome et du développement humain, notamment ce que j'appelle des coopératives municipales et qui pourraient se développer dans les régions où le chômage explose. Réussir à combiner ces 3 dispositifs changerait profondément la vie et nos façons de produire, réalisant une bonne partie de nos idéaux et nous engageant dans un "avenir radieux" après le sang et les larmes de la crise, sans vouloir revenir en arrière ni tout étatiser ou nuire à nos libertés pour plier le réel à notre volonté, mais en reprenant les luttes d'émancipation pour la liberté du travail, pour rendre les libertés concrètes et sortir de la dictature économique.

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