Pour toutes sortes de raisons le mouvement des indignés ne semble pas prendre pour l'instant en France. C'est pourtant de là que l'impulsion initiale est partie, à la grande surprise du merveilleux Stéphane Hessel qui n'y est pas pour grand chose et a dû essuyer par ici de nombreuses critiques injustifiées. Ce n'est pas si grave et n'empêchera pas ce premier mouvement révolutionnaire mondial d'être irréversible et de marquer le retour des luttes d'émancipation après des années de soumission à l'économisme le plus sordide.
Bien que le caractère social des revendications soit manifeste, facteur premier des mobilisations, il faut insister sur le fait que ce ne sont pas simplement des revendications matérielles et des luttes catégorielles mais tout autant des luttes d'émancipation qui visent à étendre les droits de l'individu contre le système et se libérer de la dictature économique (ce qui n'est certes pas une mince affaire mais prend avec la crise un sens très tangible). En tout cas, depuis les révolutions arabes, on entend beaucoup le mot de liberté. Il faut célébrer ce retour de l'étendard de la liberté dans notre camp, qu'avait voulu nous confisquer trop longtemps un libéralisme économique autoritaire. On peut dire que ce mouvement dénonce une liberté formelle au nom de la défense de nos libertés concrètes. Cela suffit pour nous faire renouer avec toute la tradition révolutionnaire dont nous prenons la suite même à l'aborder avec un regard très critique et beaucoup moins d'illusions afin de ne pas refaire les mêmes erreurs mais tirer enseignement de ses échecs passés.
Le petit nombre qui donne corps à ce mouvement en grande partie médiatique peut interroger sur son sérieux mais tous les mouvements sociaux sont très minoritaires, surtout au début. Il n'y a jamais la moitié de la population dans la rue mais, à vrai dire, le nombre ne fait rien à l'affaire. Les mouvements sociaux sont surtout des faits de discours, même s'ils s'appuient par définition sur des mobilisations bien réelles, le soutien de l'opinion en témoigne mais contrairement à l'idée qu'il y aurait d'abord un corpus idéologique ou même un collectif d'où émergerait son unité, on a plutôt l'impression de voir des individus s'agglutiner à un noyau informe en essayant de suivre un mouvement mal défini mais avec la volonté d'intégrer le courant de l'histoire et de refaire société. Ce n'est pas la force du nombre qui importe mais la force des mots, voire des chiffres (99% opposés aux 1% les plus riches), c'est la raison qui s'impose aux discours en même temps que la crise nous ramène au réel, ce sont des slogans irréfutables tout comme les impasses de la crise financière. Tout ceci ne serait pas grand chose, assurément, si la longue crise dans laquelle nous sommes entrés ne lui donnait de plus en plus de force alors qu'on assiste comme en toute révolution à la perte de légitimité d'un pouvoir qui a démontré son impuissance et sa collusion avec les puissances d'argent. Pas besoin de faire appel aux bonnes volontés quand la colère monte mais pour Hegel, la ruse de la raison, c'est qu'à devoir passer par le discours, l'intérêt individuel lui-même est obligé de passer par des arguments rationnels et de s'universaliser ainsi. C'est la situation qui nous donne raison ainsi que la vitalité, l'inventivité des slogans qui fleurissent et témoignent bien d'une vérité qui veut se dire et souvent touche juste.
Tout cela reste embryonnaire, ce n'est pas beaucoup plus qu'un retournement idéologique mais il est mondial. Sauf si la crise s'aggrave (ce qui selon toute apparence ne saurait tarder), il ne faut sans doute pas attendre des bouleversements à court terme de ce qui est un mouvement de fond inaugurant un nouveau cycle de luttes mais on assiste incontestablement au retour des luttes d'émancipation après des années de déroute voyant triompher la canaille en même temps que le moralisme le plus répressif. Certes, par rapport aux souvenirs idéalisés de Mai68 voire des hippies, on peut trouver les "indignés" bien timides et inconsistants mais c'est que la principale différence, c'est que c'est peut-être la première fois qu'on a un mouvement d'émancipation qui inclue la "critique de la critique". Il n'est pas question en effet de retomber dans les affres d'un communisme dictatorial. On n'imagine pas la bêtise des gauchistes d'alors, relativement peu nombreux mais omniprésents. On met désormais en avant les situationnistes qui étaient à l'époque quasi clandestins, en tout cas très peu connus malgré leur rôle effectivement important dans l'occupation de la Sorbonne et leur influence sur le mouvement du 22 mars. Ce qu'on se coltinait d'habitude, c'étaient des sectes trotskistes insupportables ou bien des commandos maoïstes qui scandaient "Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao" ! Rien à regretter. Ce qui est resté de ce joli mois de Mai, s'est décanté avec le temps et date plutôt d'après comme le féminisme. De l'autre côté de l'Atlantique, la bêtise du New Age n'était pas en reste à laquelle on ne voudrait pas régresser, ce qui ne doit pas empêcher d'en reprendre la promesse d'une ère de connaissance et de liberté (Aquarius). Nous nous situons inévitablement dans la continuité de ces luttes d'émancipation du passé. Il ne serait pas si mal, en effet, de revenir à l'ambiance de libération et d'excitation des sixties, à condition de se débarrasser de leurs naïvetés et grossièretés mais quand un mouvement mondial émerge, il n'est plus temps de se plaindre de ses insuffisances, il faut y participer pour le pousser au maximum des possibilités de l'époque (qu'il ne faut pas surestimer).
Les urgences du moment sont trompeuses et ne sont que l'arbre qui cache la forêt. Nous ne sommes pas dans une crise financière qui n'est qu'une conséquence immédiate du retournement de cycle. On ne pourra retourner en arrière et revenir à l'état antérieur une fois la crise passée qui sera suivie d'une autre plus insoluble encore, etc. Il ne faut pas s'abuser en effet sur le fond de l'affaire et donc la portée des bouleversements que nous vivons. Comme dit Joseph Stiglitz : le problème, c'est la "compétitivité croissante des pays émergents, le système monétaire international et la flambée des prix de l'énergie". Cela veut dire simplement que le problème, c'est l'unification du monde, ce qu'on appelle la globalisation, réduisant notre marge de manoeuvre en éloignant les instances de décision et renforçant les interdépendances tout comme les concurrences déséquilibrées. Il faut ajouter le numérique qui en est l'instrument et nous fait basculer dans un tout autre monde, celui de l'ère de l'information. Il ne faut donc pas espérer qu'une fois la crise grecque passée, pour autant que cela puisse se régler en douceur, tout pourrait rentrer dans l'ordre. Il faut au contraire s'attendre au pire, en tout cas une période de chômage de masse en 2012-2015 selon les prévisions (si tout va bien!).
Sur le plan social, en dehors d'un revenu garanti improbable, il est donc assez douteux qu'on obtienne beaucoup sur le court terme au moins. Il faut essayer mais il faut savoir qu'on a plus de chance d'arriver à conquérir de nouveaux droits attachés aux personnes et non plus aux entreprises plutôt qu'espérer augmenter les salaires (bien que les luttes salariales soient nécessaires, tout comme le rééquilibrage du rapport capital/travail, mais l'inflation annule vite les augmentations générales comme en 1936 et 1968). J'en ai conclu déjà qu'il vaudrait mieux s'engager en toute conscience dans un appauvrissement volontaire que prétendre revenir à une bulle du crédit mais ce n'est pas dire qu'il faudrait baisser la garde et se résigner à son sort. Je prétends qu'une relocalisation est possible grâce à des monnaies locales et des coopératives municipales mais personne ne prend cela très au sérieux pour l'instant. Ce qu'il faudrait du moins, c'est remettre la liberté au premier plan, mais une liberté concrète basée sur des droits sociaux pour une nouvelle génération (revenu minimum, droit au logement, sécurité sociale, éducation gratuite, participation citoyenne, liberté de parole, de manifestation et de moeurs) de quoi annoncer enfin une nouvelle période de libération pour la jeunesse après tant d'années de sclérose.
Si la crise peut être porteuse de dérives xénophobes, elle opère une remise à plat et pousse à la radicalité permettant des réformes ambitieuses sur lesquelles un mouvement comme celui des indignés peut peser mondialement afin d'accentuer la régulation de la finance et l'obtention de droits sociaux universels mais il faut renforcer aussi le côté libertaire de la révolution en cours avec la généralisation de la gratuité numérique et l'extension de la liberté de moeurs ainsi que, cette fois, la légalisation du cannabis au nom duquel on criminalise la jeunesse, sans parler des ravages de la prohibition dans un Mexique au mains des narcos comme Chicago était infesté de gangsters au temps de la prohibition de l'alcool. C'est un point plus décisif qu'il n'y paraît et qu'il faudra régler comme Roosevelt mettant un terme à une prohibition criminogène, véritable guerre contre la population. Au delà de l'unanimisme, ce sont ces questions polémiques qu'il faudra trancher. Il faut reconnaître aussi que l'épisode psychédélique n'était pas sans intérêt ni créativité, partie prenante de l'émancipation des années 1960, même si là encore on ne peut plus en ignorer les risques seulement les réduire. De toutes façons, on ne pourra faire l'impasse, dans la pratique, sur cette question majeure des modes de vie minoritaires, question qui n'est pas posée seulement aux religions mais qui est sûrement celle de cette génération, faisant partie des libertés réelles qui doivent être intégrées aux perspectives de ce mouvement de libération même si cela ne semble pas d'actualité pour l'instant. Il ne s'agit pas seulement de s'assurer d'un minimum de droits sociaux mais bien de gagner de nouvelles libertés, avec toutes leurs contradictions, en reprenant les luttes d'émancipation là où elles en sont restées.
La période apparaît sombre à tous ceux qui voient leurs conditions de vie se dégrader mais il ne semble pas hors de portée de faire de l'époque qui s'ouvre un des moments les plus excitants de notre histoire avec de nouveaux progrès de nos libertés qui semblaient destinées à se réduire inexorablement sous la pression du terrorisme, de la surveillance électronique et des intérêts commerciaux. Nous avons un nouveau monde à construire. Il y faudra indéniablement du temps mais c'est du moins un combat qu'il vaut la peine de mener, justifiant tous les combats précédents, tout aussi improbables, pour un peu plus de justice et de libertés.

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