Georg Lukács, La destruction de la raison (Schelling, Schopenhaeur, Kierkegaard)
Il y a des moments où la raison ne peut plus se faire entendre dans le déchaînement de foules prises de haine, de panique ou d'enthousiasme. Il y a des moments où plus rien ne compte de ce que nous avait appris l'histoire (ou les sciences sociales) dans l'illusion de tout pouvoir recommencer à zéro. L'étonnant, c'est que cette fuite dans l'irrationnel puisse être le fait de "philosophes" et pas seulement de foules fanatisées. On retrouve encore une fois les égarements de la raison elle-même, sous la forme cette fois de la bêtise savante.
Ici Lukács essaie de remonter aux sources philosophiques de l'irrationalité nazi qu'il identifie largement à l'existentialisme d'Heidegger (qu'Emmanuel Faye accusera effectivement de L'introduction du nazisme dans la philosophie). Un volume entier est consacré à Nietzsche, inspirateur indéniable du nazisme, alors que ce volume-ci s'attache à ses prédécesseurs moins connus (Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard) et leurs différentes stratégies de fuite dans l'irrationnel (idéalisme, volontarisme, subjectivisme) témoignant de l'affolement de la pensée après la Révolution Française et l'essor de l'industrie, mais qui reviennent en force de nos jours.
Réaction et déraison
La déraison est presque toujours un refus de l'histoire, ce qui en a fait indubitablement un attribut des idéologies réactionnaires après la Révolution Française. On ne peut identifier pour autant, comme veut le faire Lukács, l'idéalisme avec la réaction. D'une part, les régimes fascistes se voulaient révolutionnaires plutôt que de revenir à un ordre ancien. Fichte, dont il est trop peu question, figure incontestablement dans les inspirateurs du pangermanisme avec ses "Discours à la nation allemande" qui s'opposent à l'universel napoléonien au nom de la spécificité de la langue allemande mais il a participé activement à la Révolution Française, ce qui rend difficile d'en faire un pur réactionnaire. D'autre part, les marxistes révolutionnaires étaient loin d'être dépourvus de tout idéalisme, la négation de l'histoire se manifestant pour eux notamment par le refus d'appliquer la dialectique au projet révolutionnaire lui-même, présenté comme la fin de l'histoire et hors de toute critique. Il y a bien deux façons de fuir la raison dans l'histoire : vouloir revenir en arrière pour ne pas avoir à s'adapter aux transformations du monde ou prétendre transformer le monde sans égard à son évolution effective ni à son passé. Dans les deux cas, le recours à l'irrationnel d'un côté ou bien à l'utopie sociale de l'autre n'est pas autre chose que la théorisation de l'impuissance de la raison qui "présente cette impuissance à appréhender le monde par la pensée discursive comme une connaissance supérieure" (p28), valorisant l'idéal, la volonté, la subjectivité à mesure de l'impuissance de l'action.
On retrouve cet irrationnel de nos jours, de façon caricaturale, dans les populismes de droite comme le Tea party mais aussi chez des écologistes qui se veulent radicaux, à partir du rejet des sciences et des techniques rendues responsables de la dévastation du monde. Cette écologie réactionnaire se bat contre des chimères au nom d'un passé mythifié alors que l'écologie-politique est incontestablement notre avenir, c'est-à-dire une écologie à l'ère de l'information réorientant les techniques vers la soutenabilité, et non en revenant à des techniques dépassées (sauf exception). Il faut souligner que, paradoxalement, l'irrationalisme moderne n'est souvent qu'une réaction aux questions que posent les sciences. En effet, les sciences ne peuvent prétendre au statut de vérité mais seulement de savoirs en progrès, la recherche se focalisant sur les trous du savoirs et les contradictions de l'expérience, ce qui semble rendre possible pour certains de dire n'importe quoi puisqu'une révolution scientifique est toujours possible qui bouleverserait nos représentations (mais sans annuler pour autant les résultats précédents) ! Cette attitude qui se présente comme anti-scientiste est favorisée par des dérives scientistes indéniables mais plus encore par l'abstraction de plus en plus grande de sciences qui dépassent notre entendement (p27), nous en détournant au profit du "monde vécu" ou de l'intuition sensible.
On voit déjà que l'irrationalisme ne peut être attribué à des causes politiques unilatérales et ne suffit donc pas à expliquer la folie nazi bien qu'il soit indubitablement la cause de sa démesure. Il n'est pas juste de ne faire intervenir que les réactionnaires dans la généalogie des fascismes car, de la même façon que l'idéalisme allemand s'est construit sur la Révolution Française, les progrès de l'athéisme, le développement des sciences et des techniques, de même le fascisme (Gentile, Mussolini) et le national-socialisme se sont bien construits en continuité tout autant qu'en réaction au marxisme et ses prétentions scientistes. C'est, de façon avouée, une récupération nationaliste des aspirations socialistes. On devrait donc faire intervenir aussi la part d'irrationalisme du marxisme (d'ailleurs la première fois que j'ai entendu parler de "La destruction de la raison", je croyait que Lukàcs parlait du stalinisme...). Toute révolution se fait au nom d'un retour à un passé mythique, on progresse en regardant en arrière, la ruse de l'histoire se moquant bien de nos raisons, la raison s'imposant finalement à travers toutes nos croyances irrationnelles. Si l'on n'accepte pas "le caractère par principe réactionnaire de tout irrationalisme" p108, on n'acceptera pas la simple identification des différents fascismes à l'irrationalité, pas plus que l'identification du marxisme à la science, ramenés l'un et l'autre à des moments historiques sans doute nécessaires, car la vérité n'est pas donnée d'avance et l'expérience historique devait sans doute être faite, hélas (le nazi Heidegger parle ainsi de "la vérité interne et la grandeur de ce mouvement"). Il serait aussi dangereux de refuser toute vérité au fascisme comme au libéralisme, simplement refoulés de nos mémoires, que de faire du marxisme une révélation définitive.
Toutes ces idéologies partageaient d'ailleurs cette forme "d'athéisme religieux" qui était la contradiction de l'époque. Il s'agirait au fond, avec l'écologie-politique, de revenir à un statut plus scientifique et moins scientiste que le marxisme, remettant en cause la théorie par l'expérience au lieu d'en maintenir le dogmatisme originel. Ainsi, la part d'irrationnel ne serait pas forcément le signe de la réaction mais plutôt du refus du mouvement de l'histoire et de la dialectique qui renverse les rôles. C'est en ce sens qu'on peut dire que l'idéalisme et l'activisme sont toujours d'une certaine façon, et par leurs convictions définitives, contre l'athéisme (l'incroyance), la science, l'histoire. Il est quand même paradoxal que, malgré la promotion tonitruante de la dialectique par Lukács, il n'y en a plus aucune trace dans l'opposition simpliste de l'irrationalisme au rationalisme ramenant aux lumières pré-hégéliennes et à un matérialisme mécaniste.
On ne peut se laisser enfermer dans une dichotomie entre communisme et fascisme réduite à l'opposition entre science (dialectique) et mythe (originaire) mais il est intéressant de constater que la question était renvoyée par Kojève à l'opposition des catholiques et des protestants (l'opposition raison/foi, universel/singulier), ou, par Reich, à une structure psychologique, sans parler de Deleuze (Schizophréne/Paranoïaque). Ces réfutations du fascisme sont elles-mêmes très idéalistes alors qu'on a plutôt l'impression à lire Mein Kampf d'un délire scientiste, d'un rationalisme biologisant extrémiste (lutte pour la vie, espace vital, racisme, techniques de propagande, etc.). On ne peut nier les aspects volontaristes, irrationnels, mythiques qui ont fait des idéologies totalitaires des sortes de religions athées mais, comme aujourd'hui, les raisons de la montée de l'extrême-droite sont plus matérielles, plus simples pourrait-on dire, alors que la résurgence de l'irrationnel viendrait tout autant de la gauche cette fois (Deleuze, Badiou, Morin, etc.).
Les raisons qu'en donne Lukács dans sa préface paraissent d'ailleurs plus convaincantes et justifient d'autant plus qu'on s'intéresse aux ressorts de l'idéalisme allemand. C'est que notre situation n'est pas si différente de celle qu'il décrit comme facteur déterminant d'un impérialisme irréaliste et destructeur, la Prusse ayant constitué, tout comme l'Europe actuelle, l'union douanière avant l'union politique. Ce serait ainsi l'impuissance politique qui en résulte qui favoriserait les utopies les plus folles...
Le Bourgeois gentilhomme
Il faut bien dire qu'auparavant, je n'aurais sans doute même pas ouvert un tel livre, l'explication sociologique de la philosophie m'ayant toujours paru bien trop simpliste, négation de la dialectique cognitive comme si la vérité était connue d'avance et que ces idéologies trompeuses ne nous apprenaient rien. La critique de Lukács s'appuie ouvertement sur une certitude inquestionnée : celle de la révolution prolétarienne achevant l'histoire et d'un matérialisme dialectique ramené un peu bêtement au simple reflet de la réalité. Cette critique reste malgré tout éclairante tout comme les Pensées de Pascal dans le versant "misère de l'homme sans Dieu" touchent on ne peut plus juste malgré les insupportables bondieuseries de son apologie de la religion chrétienne.
On admettra donc qu'"il n'y a pas de vision du monde innocente", p241 et que le mode de vie explique en grande partie les positions politiques. Le fait pour Schopenhauer, Nietzsche, Kierkegaard de vivre de leurs rentes a sans conteste une influence directe sur leur philosophie et leur détournement de l'action politique, qui est en fait un conservatisme conforme à leurs intérêts. C'est quand même un peu toujours la même antienne qui est répétée depuis les romantiques incarnant l'aspiration de la bourgeoisie à une noblesse qui n'est plus de saison, le désir aristocratique de se distinguer du commun qui ne serait que l'habillage de l'opposition au socialisme. Ce snobisme d'intellectuels déclassés se veut clairement réactionnaire et retour au passé alors même qu'il est typiquement le fruit de la modernité et de la consommation de masse. Il se fait volontiers révolutionnaire pour autant que cela lui donne l'occasion de se voir en héros et de sortir de l'anonymat de la foule. Il entre malgré tout en résonance avec tout un monde d'artisans, de petits-bourgeois ou petits agriculteurs éliminés par la modernisation, tous ceux dont le monde disparaît, qui n'ont plus d'avenir et vivent de nostalgie d'un passé révolu. Ce sont eux qui ont fait le succès et constitué la base sociologique de cet individualisme élitiste, anti-démocratique, anti-moderne et obscurantiste.
"L'idéologie de la Restauration aspire à un retour à l'Ancien Régime antérieur à la Révolution. Un certain nombre de ses porte-parole ont même à l'esprit un retour au Moyen Âge (Novalis)". p97
Schelling
Schelling est sans doute celui qui rentre le moins dans ce schéma sociologique sauf à rapporter l'évolution de sa pensée à l'évolution de sa position sociale puisqu'il commencera par des positions révolutionnaires au moment de sa jeunesse et de la Révolution Française, jusqu'à des positions on ne peut plus réactionnaires au service du pouvoir, parcours classique dont la génération de 1968 regorge ! Je dois dire que je n'avais jamais réussi à pénétrer Schelling qui me semblait plein de contradictions et d'obscurités mais son trajet reconstitué par Lukács donne des repères fort utiles pour comprendre ses revirements. Ainsi, dans sa période révolutionnaire, sa première philosophie ne manquait pas d'intérêt avec sa conception dialectique de l'unité sujet-objet, d'une vie qui se construit contre ce qui la renie (tout comme le moi se construit contre le non-moi chez Fichte et se pose en s'opposant).
"La vie naît de la contradiction dans la nature, mais elle s'éteindrait d'elle-même si la nature ne demeurait pas en lutte avec elle", p71
Bien que sa pensée évolue, Schelling ne pense pas l'évolution de sa pensée dans le temps, allant même jusqu'à réfuter l'évolution à la fin alors qu'il en était parti à ses débuts. A partir de l'unité sujet-objet, il va d'abord croire pouvoir dépasser les antinomies de la raison kantienne par "l'intuition intellectuelle", fondement de ce qu'on appelle l'idéalisme objectif, différent de l'idéalisme subjectif de Fichte où la chose-en-soi disparaît alors qu'avec l'intuition intellectuelle, c'est elle qui est supposée parler ! En effet, la conscience humaine étant le produit de l'évolution naturelle impliquait "l'aptitude de la conscience humaine à saisir adéquatement les processus naturels dont elle est elle-même une composante et un résultat". p108. C'est bien sûr un sophisme, comme s'il n'y avait aucun mystère et que la connaissance nous était donnée de façon innée alors qu'elle doit être acquise pour faire face à l'imprévu. Non seulement nous ne sommes pas de simples mécaniques mais quand nous sortons de notre environnement originel nous ne pouvons plus compter sur le savoir de nos gènes, ce qui est vrai pour l'humanité plus encore que les autres animaux. Il y a quand même un fond de vérité dans le fait que nous comprenons naturellement les animaux, les émotions et les projets des autres hommes car nous sommes faits de la même pâte, nous avons presque des mêmes corps et partageons les mêmes informations mais la philosophie ne peut faire appel qu'à la raison discursive sans recourir à une expérience intérieure ineffable ni aux données immédiates de la conscience, seulement à leur formulation (Kojève y insiste lourdement mais Socrate se refusait déjà au secret de l'initiation).
L'unité sujet-objet était en partie irrationnelle (nuit où toutes les vaches sont noires comme dit Hegel) mais on ne peut plus démocratique, admettant la vérité des mythes et des savoirs populaires, valorisant l'expression romantique de l'intériorité et donc l'activité esthétique mais sa dernière philosophie opérera une volte-face complète en contestant l'égalité des savoirs et rejetant la possibilité même de toute évolution ou progrès qui impliquerait une "création" décrétée impossible. Ce qui lui manque, à l'évidence, c'est la notion d'émergence mais Thomas d'Aquin n'était pas embarrassé de cette prétendue concurrence au créateur car, pour lui, la création était continuelle, puisque "Dieu est l'acte même d'exister". Pour Schelling, la vérité est désormais toute dans l'origine dès lors qu'elle est création divine, vérité de l'inégalité naturelle et d'un ordre éternel, la philosophie positive n'étant qu'un nouveau dogmatisme cherchant à reconstituer l'ancien. Heidegger se situe bien dans cette lignée avec son histoire de la philosophie comme oubli de l'Être, en complète opposition au progrès des sciences qui se construisent pas à pas, par accumulation de savoirs tout autant que par correction constante de ses erreurs et l'élimination des faux savoirs.
Schopenhauer
On ne va pas s'appesantir sur Schopenhauer et son bouddhisme franchement réactionnaire qu'affectionne particulièrement Houellebecq. Il croit radicaliser Kant non pas en escamotant la chose-en-soi comme Fichte mais en identifiant la chose-en-soi à la volonté qui n'appartient pas au monde de la représentation, le vouloir étant hors du temps, pure force vitale hors d'atteinte de la causalité tout comme de la représentation ! Schopenhauer refuse absolument que l'effet puisse être cause et le concept d'action réciproque qu'il considère absurde (p171) comme toute dialectique, ignorant les boucles de rétroactions alors qu'il y avait déjà des thermostats pourtant, au moins dans les machines à vapeur. On est là dans un idéalisme subjectif proche de celui de Berkeley pour qui "être, c'est être perçu" mais on retrouvera une bonne partie de ses intuitions dans l'intentionalité de la phénoménologie qui met aussi le monde entre parenthèses pour déterminer comment la volonté construit son objet (comment la noèse détermine le noème).
On ne s'étonnera pas que l'engagement dans ce monde illusoire n'ait aucun sens bien que ce soit un monde de larmes mais cela n'a pas empêché Schopenhauer de donner un coup de main aux forces de l'ordre qui tiraient sur les émeutiers. Si le plus extraordinaire chez lui, c'est la négation de la causalité, ce qui lui a valu son succès après l'échec des révolutions de 1848 et le déclin des théories de l'histoire, c'est plutôt sa morale non contraignante, son pessimisme et la revendication d'une religion athée qui allait jusqu'à reconnaître une sorte de péché originel dans notre condition humaine misérable, entre la souffrance et l'ennui (ce qui n'est certes pas le plus contestable de sa philosophie). Cela va l'amener à ce que Lukács appelle "l'éloge indirect du capitalisme" présenté par le pessimisme comme indépassable malgré toutes ses tares alors que ses apologétistes iraient jusqu'à le prétendre désirable. C'est un des points principaux du livre et de sa critique sociologique des positions idéologiques.
"Tandis que l'apologie directe s'ingénie à présenter le capitalisme comme le meilleur de tous les ordres possibles, comme l'insurpassable apogée du développement humain, l'apologie indirecte met sous une lumière crue les mauvais côtés du capitalisme, ses atrocités, mais elle affirme qu'il ne s'agit pas là de caractères propres au capitalisme, mais de la vie de l'homme, de l'existence humaine en général. Il en résulte inévitablement que la lutte contre ces atrocités apparaît d'emblée non seulement vouée à l'échec, mais totalement absurde puisqu'elle reviendrait à une destruction par l'homme de sa propre essence". p138
"L'apologie indirecte repose, de manière tout à fait générale, sur une démarche qui refuse, qui discrédite la réalité dans sa totalité (la société en totalité) d'une manière telle qu'en dernière instance, ce refus mène à l'approbation du capitalisme, ou tout au moins à une tolérance bienveillante à son égard. dans le domaine moral, l'apologie indirecte se soucie avant tout de discréditer toute activité sociale, et en particulier toute action qui viserait à transformer la société. Elle y parvient en isolant l'individu et en lui faisant miroiter des idéaux éthiques sublimes au point qu'en comparaison, les objectifs sociaux, dans leur mesquinerie et leur inanité, ne peuvent que pâlir jusqu'à paraître s'évaporer", p235.
Bien sûr, ces critiques sont en partie faussées par la certitude qu'il y a une alternative désirable au capitalisme avec le communisme soviétique qui a pourtant été désavoué par l'histoire et les peuples concernés. Cet optimisme non dialectisé est aussi nocif que le pessimisme car, la vérité, c'est qu'il faut bien tenir compte de notre réalité, pas si brillante en effet, ce qui ne veut pas dire qu'on ne pourrait rien faire mais qu'il faut apprécier concrètement notre marge de manoeuvre qui n'est jamais si grande, le volontarisme ne menant qu'au désastre à ne pas tenir compte des démentis du réel. Tout projet de société qui exige un homme amélioré ne peut que lamentablement échouer !
Kierkegaard
Kierkegaard est sans doute le plus paradoxal à vouloir séparer le domaine moral du religieux, le premier étant universel alors que l'autre est singulier, domaine de la grâce, de la foi et de l'élection (il n'y a pas d'universel singulier comme chez Sartre). On pourrait dire qu'on a affaire à un rapport à Dieu délivré de tout le religieux dans son extériorité, réduit au désespoir dans le sentiment de son absence et de l'impossible imitation du Christ mais qui se nourrit surtout des critiques de la religion (Feuerbach), de son hypocrisie, de l'inauthenticité du dogme pour se réfugier dans l'incognito de la pure intériorité. C'est bien une religion post-moderne, contemporaine de l'athéisme et de la science dont il tente de sauver la subjectivité (qu'est-ce que la science peut me dire sur ma mort ?). Le saut qualitatif exigé par la subjectivité religieuse est cependant purement irrationnel, excluant aussi bien l'universel des lois morales que toute transformation de la quantité en qualité (p191). On rejoint par là les théories plus contemporaines de l'événement, de l'auto-organisation (de la métamorphose), négation de la dialectique comme approximation (p203) et donc de la science comme vérité, assimilée à une marche vers le néant (détruisant les anciens dogmes) et réduite au relativisme d'un savoir arbitraire au regard de l'absolu.
"Cette position nihiliste vis-à-vis de la connaissance de la réalité objective tient à ce qu'aux yeux de Kierkegaard, il est tout simplement hors de question que notre comportement cognitif soit affecté d'une quelconque manière par la réalité objective existant indépendamment de notre conscience. La subjectivité, chez lui, décide de tout. Il s'agit seulement de savoir si l'on a affaire à une subjectivité authentique, passionnément intéressée, liée intimement à l'existence du penseur, ou si l'on a affaire à une subjectivité superficielle et dépassionnée", p203.
"L'absolu et le relatif, la contemplation et l'action deviennent donc des puissances métaphysiques strictement séparées et antagonistes", p204.
"Ainsi, une éthique qui n'irait pas au-delà de l'universel (...) ne peut selon Kierkegaard qu'être athée (...) Sauver la religion et la foi n'est donc possible selon lui que si l'individu est comme tel au-dessus de l'Universel", p213.
La vérité se réduit au sujet : la subjectivité est la vérité (p223). Or, le subjectif est tout dans la manière, la forme, le style. On a donc affaire à une esthétique de l'authenticité (p222), bien qu'elle soit délivrée de tout contenu et de toute extériorisation, au lieu et place d'une éthique. C'est, du moins, comme Schopenhauer avant lui (ou Heidegger après), une éthique de célibataire, complétement désocialisée (la foi comme intériorité et distinction individuelle). Le désespoir supposé échapper à une esthétisation trop complaisante et narcissique se présente comme fondement de l'irrationnel et de la disqualification du monde objectif mais sert curieusement à justifier malgré tout la "défense de l'ordre établi" (p221) qui est la défense de sa petite vie de rentier !
"Kierkegaard partage avec les romantiques les conditions d'existence de cette intelligentsia réactionnaire et parasitaire, qui, à la naissance du capitalisme, s'oriente vers un art de vivre subjectiviste. Mais puisqu'il vit dans une époque profondément troublée, il lui faut tenter de sauver la religion d'une trop forte parenté avec l'esthétique, et avant tout avec un art de vivre esthétisant et parasitaire. Il est ainsi de ce point de vue le Mercredi des Cendres du carnaval romantique", 218.
S'il y a une part de vérité indéniable dans cette sociologie rudimentaire, on ne peut réduire notre humanité contradictoire ni à l'homo sovieticus ni à l'homo oeconomicus. Une "société d'individus" doit faire place aussi bien à la singularité individuelle qu'aux liens sociaux. On ne peut nier que l'existentialisme deviendra plus progressiste avec Sartre et que, de nos jours, les choses se compliquent singulièrement jusqu'à ôter toute pertinence à ces critiques dès lors que l'intellectuel n'est plus parasitaire mais est devenu productif, au coeur de l'économie immatérielle. On peut espérer que ce soit un facteur de sortie de l'irrationalisme même si, pour l'instant, on voit plutôt le contraire et que les idées fascistes sont de retour alors que la fuite dans l'irrationnel condamne les écologistes comme la gauche radicale à l'impuissance. S'il y a, comme on l'a vu, plus d'une façon de perdre contact avec la réalité sociale, il n'y en a sans doute qu'une seule de s'y adapter à suivre la voie de la raison et de la prudence, ce qui ne veut pas dire s'en tenir à un réformisme mou quand tout a changé autour de nous et que les urgences écologiques se font de plus en plus pressantes...
Citons, pour finir, le volume suivant, celui sur Nietzsche où il développe le même thème s'appliquant assez bien à ce que j'ai appelé l'individualisme pseudo-révolutionnaire et qui devrait se ringardiser avec la prolétarisation des intellectuels :
La "tâche sociale" à laquelle répond la philosophie de Nietzsche consiste à "sauver", à "délivrer", ce type d'intellectuel bourgeois et à lui montrer comment rendre superflues cette rupture et toute cette tension très sérieuse avec la bourgeoisie, comment sauvegarder et sans doute même renforcer la douce sensation morale d'être un rebelle, en opposant de façon séduisante la révolution sociale "superficielle" et "extérieure", à une révolution "plus profonde", "cosmique et biologique". Bien sûr cette "révolution" qui maintient tous les privilèges de la bourgeoisie, défend avant tout avec passion la situation privilégiée des intellectuels bourgeois et parasitaires, (La destruction de la raison, Nietzsche, p64)
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