La situation devient plus tendue. Les révolutions arabes montrent à la fois le pouvoir du peuple assemblé et ses limites au-delà du renversement du tyran, sans autres perspectives que de rejoindre nos vieilles démocraties marchandes essoufflées. Ici, la crise commence à faire sentir ses conséquences dévastatrices en même temps que les limites d'un pouvoir politique inévitablement soumis aux marchés et dont la collusion avec les riches affiche sans ambiguïté son caractère ploutocratique tout comme la dérive oligarchique de presque tous les partis (conformément à "la loi d'airain de l'oligarchie"). Loin des belles envolées métaphysiques dont on la célèbre à l'envie dans les discours, la démocratie a bien perdu tout son sens, réduite au choix d'un Président Directeur Général chargé de gérer au mieux l'économie du pays ou simplement d'éviter le pire.
Face au scandale des compromissions de toute la classe politique et de la transformation de nos élus en élites gouvernantes coupées des populations, le rejet est plus profond que jamais, exprimé par le souhait bien compréhensible qu'ils dégagent tous, souhait repris par les populistes de droite comme de gauche. Car il y a bien convergence sur de nombreux points de populismes qui s'affrontent pourtant Front contre Front. L'opposition au libéralisme et à l'Europe avait déjà rapproché les deux côtés lors du référendum sur la constitution européenne. La crise ajoute le thème du protectionnisme et la nécessité de mesures radicales, sauf que ce ne sont pas les mêmes, bien sûr. Du moins, on peut dire que cette gauche anoblit l'appel à un pouvoir fort, au retour du politique, elle lui donne une crédibilité qui profitera toujours plus au nationalisme et à l'extrême-droite qui manient la haine de l'étranger et de boucs émissaires faciles. Il ne s'agit pas de nier les différences, patentes, mais de voir en quoi une certaine gauche renforce une extrême-droite qui a le vent en poupe, constat désagréable qui était déjà celui des fascisme et nazisme inspirés des communistes qu'ils combattaient.
Paradoxalement, ce qui rapproche sans doute le plus ces fronts opposés, c'est de prétendre à une unité supposée du peuple alors même que leur réinvestissement du politique y apporte une division irréductible. Chacun croit penser ce que pensent tous bien qu'à l'évidence, on ne pense pas la même chose ! On est là au coeur du mythe révolutionnaire d'une vérité transparente et de l'unité collective, qui ne sont donc pas simplement des erreurs, des naïvetés mais bien des crimes comme nous l'a enseigné l'histoire dont l'enfer est véritablement pavé de bonnes intentions : c'est pour le bien qu'on fait le plus de mal. Les fascistes n'ont pas disparu avec leur défaite militaire, pas plus que les staliniens, ils se sont seulement adoucis avec le temps mais gardent une sorte de négationnisme constitutif, d'abord en niant la division par la prétention de représenter tout le "peuple" (même identifié à une "classe sociale"), ensuite en faisant comme si nationalisme et socialisme n'avaient pas déjà mené au désastre. La négation (certes forcément relative) de l'échec précédent semble effectivement nécessaire à ceux qui veulent reprendre l'expérience de la domination de l'économique par le politique sans avoir à faire vraiment le bilan du passé ni inventer une nouvelle voie. C'est la table rase, tout est permis, tout ce qui a échoué avant réussira maintenant. La dernière illusion partagée par les radicaux des deux bords, c'est, en effet, que finalement le choix serait simple question de volonté, volonté populaire qui n'a pas besoin d'avoir de contenu mais qui s'incarne dans la détermination d'un homme (ou d'une femme) et la force de sa voix qui impose son autorité aux foules comme aux choses. Rien de plus comique que de voir la gauche réduite à quelques vedettes, chose bien plus naturelle pour la droite...
Après la trahison des élites, il faut être conscient que le risque de notre époque historique, proche des années 1930, est bien de tomber dans le volontarisme le plus irréaliste sinon dans l'amour du maître en réaction à la crise comme au bouleversement des hiérarchies mondiales. Tous les signaux sont au rouge. Au lieu de crier à la manipulation des sondages, il vaudrait mieux regarder la vérité en face. A chaque fois que les chiffres nous déplaisent et contredisent nos espoirs, on voudrait vainement casser le thermomètre, faire taire l'importun. C'est bien là que la pseudo-critique s'aveugle et s'en fait gloire même ! Il vaudrait mieux pourtant ne pas se cacher la tentation réelle dans ce contexte d'un pouvoir autoritaire nécessaire pour "tout changer" mais qui ne ferait cependant que prendre la place de l'ancienne classe dominante après s'être confronté à l'échec de son programme (comme la gauche en 1983). Qu'on ne se méprenne pas, c'est bien la droite qui est la mieux placée sur ce plan, la gauche radicale n'étant là que pour la figuration, loin de leurs rêves révolutionnaires (il serait temps de redescendre). Il ne s'agit ni de mettre tout le monde dans le même sac, ni de réduire ces populismes à la pure démagogie de promesses mensongères qui ne visent qu'à prendre le pouvoir. Ils veulent vraiment y croire, c'est bien ce qui est dangereux à leur donner tous les droits !
Bien sûr, des militants plus authentiquement révolutionnaires s'imaginent qu'il suffirait de donner réellement le "pouvoir au peuple" sauf qu'il ne suffit pas de le dire, ni de tout délibérer collectivement. Toute l'histoire des mouvements démocratiques atteste que ça ne marche pas comme ça, et pas seulement les difficultés des révolutions en cours qui démentent que ce soit si simple, naturel, immédiat, par la vertu d'une "démocratie directe" mythifiée et le fait qu'on saurait très bien ce qu'il faut faire. La réalité, c'est que c'est bien plus compliqué et décevant, que "le peuple qui gouverne n'est jamais tout-à-fait le peuple gouverné" (JS Mill). Il faut espérer qu'on fasse un peu mieux que nos prédécesseurs mais pas tant que ça à prendre conscience de la difficulté pour s'engager du moins dans un effort constant de démocratisation. Il ne s'agit pas de renoncer à démocratiser la société et prétendre qu'on ne peut rien faire. Mais nier la difficulté, c'est favoriser l'échec et les mensonges de la propagande, l'usurpation de la démocratie par les plus hypocrites et de nouvelles tyrannies.
Si ce n'est le pouvoir, il suffirait du moins de donner la parole au peuple, comme on disait en Mai68 ? Sauf qu'aujourd'hui on ne peut plus dire que le peuple n'a pas la parole avec tous les instruments d'expression numériques. Ce qu'on constate, c'est d'abord la diversité des points de vue plus ou moins violemment opposés, ensuite leur peu d'originalité, n'étant que la reprise de discours existants quand ce n'est pas pur délire bien sûr. Tirer une volonté générale de tout cela ne peut aller bien loin surtout que toute mesure radicale se traduirait par une baisse du pouvoir d'achat que seuls les décroissants soutiennent. On a vu qu'alors que les militants du Front de Gauche se prennent pour l'expression du peuple, ceux du Front National sont persuadés de leur côté qu'ils expriment ce que tous les Français pensent tout bas. Sauf que le Front de gauche, lui, n'a même pas un programme partagé, tout juste une série de propositions contestables. Reconnaître les oppositions, les diversités irréconciliables, le manque de consensus est indispensable pour réintroduire un peu de dialectique dans ces évidences contraires. La difficulté de révolutions dans un régime déjà démocratique, c'est que le peuple a déjà la parole, qu'on connaît ses divisions et qu'il suffit de refaire des élections pour revenir à l'ordre.
Tout cela n'empêche pas que la période est profondément révolutionnaire et qu'il faudrait apporter des réponses à la crise, changer nos institutions, changer de génération, de classe dirigeante, adapter les rapports sociaux aux nouvelles forces productives. Ce n'est sans doute pas cependant au niveau national ni dans des élections présidentielles qu'on peut espérer des changements radicaux, sauf à lancer une grève générale après l'élection de DSK comme en 1936 avec Blum qui n'aurait rien fait sans cela. On n'a rien à gagner à vouloir, sous prétexte de républicanisme, redonner corps à une Nation qui n'est plus de saison même s'il faut garder un Etat protecteur. Le Front National est bien mieux placé pour cela avec l'avantage de proposer des solutions simplissimes dont on nous fait croire qu'elles n'auraient jamais été encore essayées comme une guerre aux immigrés qui n'a pourtant rien de nouveau, hélas ! L'histoire semble toujours exiger qu'on aille au pire pour se persuader que c'était bien une erreur, c'est ce qu'on appelle procéder par essais-erreurs mais qui exigerait un peu plus de mémoire pour sortir de la répétition. On a déjà donné !
Il y aurait une autre façon de faire mais qui exigerait d'abandonner une tradition révolutionnaire française mythifiée, pour retrouver la véritable tradition fédéraliste, en revenant non pas à la nation mais au local. Le localisme a beaucoup d'avantages dans notre situation à la fois politique, économique, écologique même s'il peut retomber dans un certain féodalisme ou clientélisme, il ne peut du moins pas faire trop de mal. Surtout, il permet de revenir sur terre à devoir compter avec ses voisins, ses concitoyens (son prochain) et non quelque homme nouveau fantasmé, aussi anonyme qu'universel. Le communalisme permet de sortir du communautarisme et de ramener le communisme au partage de la vie commune. C'est à ce niveau qu'il peut y avoir prise de parole et pouvoir du peuple, pouvoir d'organiser le vivre ensemble. C'est à ce niveau qu'il devrait y avoir organisation de la gauche, dans des assemblées locales pas dans des partis centralisés et personnalisés. Mieux vaudrait que la "fête nationale" revienne à son nom de "fête de la fédération", ce qui nous éloignerait des fantasmes nationalistes et permettrait de s'intégrer plus naturellement à une Europe fédérative en gardant notre autonomie. La "préférence locale" vaut beaucoup mieux que la "préférence nationale", ne faisant pas de discrimination parmi les résidents du lieu. Il y a d'ailleurs un malentendu chez les militants du Front National de mon coin de campagne car les parisiens sont autant étrangers pour eux que des immigrés, ce n'est pas la nation qu'ils revendiquent mais d'être "maîtres chez eux" même si c'est sur un mode très différent de ceux du Front de Gauche...
On peut dire que je parle pour rien car il n'y a aucune chance que le nationalisme de droite comme de gauche retombe d'ici l'élection et qu'on prenne au sérieux un localisme décidément trop ringard. Même s'il reste très improbable à ce jour que l'extrême-droite passe le deuxième tour, c'est en tout cas beaucoup plus probable que la victoire du Front de Gauche qui étonnerait tout le monde beaucoup plus ! Rien ne changera d'ici là dans les prétentions des uns et des autres, mais on est mal barrés. Cette situation, il faut le marteler, est le résultat du manque d'alternative réduit au volontarisme d'un homme ou d'une femme providentiels. Coincés entre deux impasses notre marge de manoeuvre est très réduite, on ne peut dire cependant qu'elle soit nulle. La question est bien celle de savoir s'il y a une alternative possible, à quelles conditions matérielles, sans attendre un miracle d'une dynamique révolutionnaire qui permettrait de se passer de tout réalisme et même des lois de la logique ! Raisonner camp contre camp, c'est s'éviter d'avoir à penser, se suffisant de la propagande et de la division entre amis et ennemis. Cette situation favorise l'extrémisme comme stratégie et la personnalisation du pouvoir. La surenchère dans l'extrémisme permet, en effet, de ne pas avoir plus extrémiste que soi à sa gauche, c'est comme cela que Staline a forgé sa domination par la dénonciation des tièdes, mais c'est l'assurance du contraire d'un pouvoir du peuple, devenu pouvoir d'une petit castes, d'un parti, de bureaucrates voire de prêtres quand ce n'est pas le pouvoir des armes...
Plutôt que de rester hypnotisé par les questions de personnes et l'élection présidentielle comme si cela pouvait inaugurer une ère nouvelle, c'est la question de l'alternative qui devrait être discutée plus sérieusement au lieu de s'en tenir aux slogans ou même à la nostalgie des temps anciens. Pour avoir une chance de réussir, il nous faudrait un projet adapté à notre époque, qui ne pourra être qu'écologique avec notamment un revenu garanti refusé par une trop grande part de la gauche comme elle se méfiait de l'écologie avant que la droite ne reprenne à son compte ce qui s'impose du réel. L'état lamentable des réflexions et propositions de la gauche montre que la force du populisme vient de notre faiblesse. La question est bien cognitive et ne sera pas résolue magiquement par le peuple assemblé. On a bien vu comme les derniers mouvements sociaux ne débouchaient sur rien malgré leur "victoire". Les révolutions se nourrissent inévitablement de réflexions préalables pour construire du nouveau. Il y a peu de chance que la "parole du peuple" soit autre chose que l'idéologie du moment. Il vaudrait mieux que l'alternative ait été largement discutée avant, pour avoir une chance de changer les choses vraiment. C'est en tout cas dans ces moments que la philosophie ne vient pas après-coup mais participe à l'action, même si c'est le plus souvent pour troubler les esprits, hélas, trois fois hélas !
La difficulté, c'est de devoir être à la fois radical et prudent, admettre les limites du "pouvoir du peuple" sans renoncer à des transformations ambitieuses. On ne peut changer les hommes, ni arrêter l'évolution des techniques, ni faire fi de toutes les contraintes matérielles et forces sociales. Pour avoir une chance de réussir, il faut s'inscrire dans son époque et s'adapter au monde tel qu'il est même si on peut à juste titre rêver d'un monde meilleur (on ne s'en est jamais privé). Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. En faire le partage est sans doute le travail de l'intellectuel en politique, ce partage étant très disputé, avec pas d'autre voie le plus souvent que celle de l'expérience pour en décider. Tout pouvoir effectif dépend d'un savoir effectif, d'une bonne information. La démocratie ne permet pas de décider de ce qui est vrai ni de ce qui marche ou pas, seulement d'arbitrer entre des choix et des intérêts, les faits se chargeant de nous faire revenir à la raison ! La véritable démocratie sera toujours locale, démocratie de face à face entre voisins. Il n'y a pas d'autre pouvoir du peuple, dès qu'on quitte le niveau local on est dans la représentation, le spectacle. La nécessaire relocalisation de l'économie pour équilibrer la globalisation ne peut être, elle aussi, que locale. C'est à ce niveau qu'il peut y avoir un agir local (sans attendre un très hypothétique président révolutionnaire!) et qu'il dépend de nous de s'engager dans l'alternative où la parole du peuple est au moins aussi précieuse du côté du contre-pouvoir, de l'expression du négatif, que de l'élaboration des solutions concrètes. La reconstruction doit commencer par le bas. On est loin des enjeux médiatiques de la présidentielle, dans un autre monde, mais c'est là qu'on voit que si on ne fait pas de politique, la politique s'occupe de nous...
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