L’abeille et l’économiste

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L'abeille et l'économiste, Yann Moulier-Boutang, carnetsnord, 2010
C'est un livre important et très étonnant, surtout dans le contexte actuel, en ce qu'il commence par célébrer le triomphe de la finance, contre l'évidence du présent désastre, mais l'insistance sur sa fabuleuse puissance de création de richesses dans une économie cognitive lui permet de conclure, dans les dernières pages, que c'est donc la finance qu'il faut taxer. La taxation de toutes les transactions bancaires est ici le coeur de la sortie de crise pour le capitalisme cognitif, couplé avec un revenu d'existence, revenu minimum qui peut se cumuler avec un travail. A cela, il faudrait joindre une comptabilité écologique des externalités et une relative extinction de l'Etat qui laisse la plus grande part aux marchés et aux ONG...

La partie prospective n'occupe que les 40 dernières pages, et on peut dire que le livre nous tient en haleine pendant les 200 pages précédentes à nous persuader que la finance a une telle puissance qu'on ne peut rien contre elle, puis que le travail immatériel vivant (cognitif, créatif, social, "caritatif") n'est pas mesurable mais résulte d'une pollinisation de la société non prise en compte, pas plus que les destructions écologiques... C'est au moment où aucun espoir ne pouvait plus subsister que les solutions apparaissent enfin !

Si la crise a eu pour effet de renforcer l'hypothèse d'une sortie du capitalisme, on ne peut dire que sa présentation, aux contours mal assurés, en soit très convaincante. Les mesures préconisées apparaissent bien insuffisantes mais il est indéniable qu'elles semblent s'imposer malgré tout. Il faut sans aucun doute les compléter, ne pas abandonner notamment l'impôt progressif, mais on devrait les ajouter désormais à notre panoplie. C'est ce qui fait la valeur de ce livre qui tient aussi à sa capacité à nous éclairer sur le présent en nous mettant en porte-à-faux par rapport à la vulgate de la crise et une condamnation sans appel de la finance.

C'est devenu un lieu commun que de vilipender la finance qui nous éloignerait infiniment du "réel". p115

On ne parvient à comprendre la finance que comme symptôme de transformations qui la dépassent. Examinons donc ces nouvelles transformations. Nous allons les décliner sur le plan de la financiarisation, mais auparavant, il nous faut exposer la plus importante de ces transformations. Celle du passage d'une économie de l'échange et de production à une économie de pollinisation et de contribution. p117

L'ouvrage s'ouvre par une nouvelle fable des abeilles qui peut faire croire qu'on va parler surtout de pollinisation, alors que c'est la finance et la crise qui en sont les principaux sujets. Par rapport au livre précédent sur "le capitalisme cognitif", dont le chapitre 3 reprend les principales thèses, en particulier celle de la pollinisation héritée de ses travaux précédents sur les externalités positives, la véritable nouveauté, c'est bien l'importance donnée à la finance. D'emblée l'argent est identifié au crédit (au virtuel comme "mode de présence du futur dans le présent", p95), sa valeur étant toute dans sa mobilité. On peut douter de la démonstration que Napoléon aurait été vaincu par une finance déjà toute-puissante mais il ne fait aucun doute aujourd'hui que les Etats sur-endettés en sont complétement dépendants (Marx et Schumpeter l'avaient constaté avant). Ce serait une erreur pourtant de croire que la finance serait parasitaire alors qu'elle se révèle effectivement productive (il n'y a pas une infrastructure réelle et une superstructure supplémentaire, s'y ajoutant inutilement). On pourrait ainsi illustrer l'histoire de la finance esquissée dans le premier chapitre avec le dicton "ce qui ne peut se régler avec de l'argent, peut se régler avec beaucoup d'argent" ! Le fait que la finance ne serait pas condamnée à l'instabilité et aux crises cycliques est par contre bien peu étayé, de l'ordre de la pétition de principe, mais, étant donnée sa productivité ce n'est effectivement pas une raison pour croire qu'on en aurait fini avec le capitalisme financiarisé qui succède au capitalisme industriel. Aucune pause n'est à espérer dans la mondialisation. C'est un système renforcé qui devrait sortir de la crise. Leçon à méditer.

Rien de réjouissant apparemment. C'est l'enfer qu'on semble nous annoncer. "Toi qui entre ici abandonne toute espérance". Et pourtant, la fin nous ramène à une sorte de mondialisation heureuse, le plaidoyer pour la finance aboutissant à la défense du revenu d'existence au nom de la pollinisation, des externalités, de l'écologie. Ce n'est pas aussi paradoxal qu'il y paraît mais la critique qu'on peut faire, dans un cas (la finance) comme dans l'autre (le revenu d'existence), c'est de ne pas se préoccuper assez de la production. Le financier ignore la mécanique : il suffit d'y mettre le prix et l'intendance suivra ! De même, il suffirait d'un revenu d'existence pour que la production se réalise au mieux, comme l'abeille pollinisant nos champs ! C'est ce que je ne crois pas, le revenu d'existence étant nécessaire mais pas suffisant. On reste trop dans l'abstrait, le général, le macro-économique. Dans le même esprit, sous prétexte que l'immatériel a pris le pas sur le matériel et qu'on ne reviendra pas aux vieilles industries, l'auteur se laisse aller à vouloir nous faire croire qu'il n'y a pas de retour au réel possible dans ce monde virtuel dépourvu de tout sol, alors que les krachs démontrent le contraire (même si le réel ne se détermine qu'après-coup). C'est le monde de la mobilité perpétuelle, comme si la précondition de la mobilité marchande n'était pas la sédentarisation des populations !

La focalisation sur la puissance financière rejoint l'analyse de Braudel de la dynamique du capitalisme qu'il fait remonter à Venise et à Gênes. C'est incontestablement l'époque de l'émergence d'une économie-monde, puis de l'économie-politique (mercantiliste) à partir de l'afflux de l'or d'Amérique et de l'inflation qui s'ensuit. C'est ce sens purement financier que Yann Moulier-Boutang donne au capitalisme, ce qui ne manque pas de pertinence au regard de sa récente financiarisation mais il faut savoir que ce n'est pas du tout le même sens que Marx donnait au capitalisme comme système de production basé sur le salariat et la plus-value. Le capitalisme en tant qu'il structure toute la société comme système de production commence seulement avec l'industrie et le salariat. On ne peut faire l'histoire en ne prenant en compte qu'un seul facteur de production, rejetant comme externalités les facteurs naturels, techniques, humains qui d'ailleurs réapparaissent dans la caractérisation du "capitalisme cognitif" et des nouvelles contraintes écologiques. On peut donc tout aussi bien appeler "capitalisme financiarisé" le nouveau système de production ou bien expliquer la financiarisation par la fin du capitalisme industriel et l'émergence d'un système de production qui n'est plus capitaliste ni productiviste. Ce n'est pas qu'une querelle de mots.

Il ne s'agit pas de nier qu'il y a une puissance de l'argent. C'est même le point où le livre est le plus convaincant et dérangeant. J'avais déjà comparé l'argent à l'énergie dans le monde de l'information mais je n'avais pas pris toute la mesure de la puissance donnée, du fait de son caractère abstrait d'équivalent universel, par la mobilisation de ressources financières, puissance qu'on peut redouter mais qu'on ne peut ignorer une fois qu'on la connait, que les entreprises ne peuvent ignorer et dont tous les Etats développés sont dépendants. On peut cependant douter de la validité d'une explication purement financière de l'histoire et des crises ramenées à la question des faillites bancaires sans liaison avec des questions plus matérielles. Seule compterait le crédit et la mobilité que symbolise la pieuvre tentaculaire des réseaux de la banque Rothschild qui passe au-dessus des Etats mais permet de financer leurs guerres, entre autres. Il n'est donc pas question ici de baisse du taux de profit, ni d'épuisement de l'innovation, ni de surproduction, ni d'instabilité politique encore moins de phénomènes générationnels et de cycles longs (réfutés par un sophisme héraclitéen voulant nous faire croire qu'il n'y a le choix qu'entre la pure répétition ou la pure nouveauté). On ne parle pas vraiment de système de production, ni même de marché mais seulement d'une force productive financière, un peu dans le même esprit que l'hydraulique de Keynes, dont on peut considérer qu'il fait simplement une mise à jour plus adaptée à l'économie immatérielle. Les Etats sont d'ailleurs intégrés au système financier comme stabilisateurs, par leurs capacités contra-cycliques (qui restent à prouver) et leur keynésianisme supposé permettre d'assurer le plein-emploi...

Soudain sur cette scène interviennent les OS qui refuseraient leur aliénation ! Fidélité à l'opéraïsme qui semble bien déplacée dans ce cadre. C'est plutôt que le rapport de force était devenu trop favorable aux salariés (à cause du plein emploi justement) autour de 1968 (et de l'arrivée de la génération du baby boom), ce qui faisait monter l'inflation et provoqua en retour la crise pétrolière (pas seulement la dévaluation du dollar). C'est un cycle dans ce qu'il peut avoir de plus typique mais il y a différentes temporalités qu'il ne faut pas confondre. On ne peut trouver satisfaisant la simple constatation : "C'est aussi le temps de la fin du plein-emploi. Le chômage chronique apparaît. Les formes d'emploi changent avec le développement de la précarité" (p59), comme si c'était un changement de météo. Cette époque dépressive de vieillissement de la génération dominante et de lutte contre l'inflation est celle du NAIRU (Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment) servant d'indicateur aux politiques néolibérales. L'individualisation a son origine dans la production, avec l'élévation des qualifications et l'individualisation des salaires, plus que dans la poussée des désirs individuels (on est plutôt dans l'autonomie subie). La précarité est liée au travail immatériel et à l'ère de l'information. Ce n'est pas à cause des OS qu'on passera au toyotisme (flux tendus), au contrôle qualité ou à la robotisation, c'est grâce à l'informatisation... Quoiqu'on dise, il y a bien un déterminisme technologique, au moins sur le long terme, c'est même la base de tout matérialisme historique.

On peut trouver très intéressante l'analyse des délocalisations comme conséquence de l'arrêt mis à l'immigration, ce qui aurait fait chercher la main d'oeuvre non qualifiée dans les pays pauvres, mais si on peut l'appliquer à l'Europe, en effet, cela n'explique pas la délocalisation de la production des Etats-Unis en Chine. C'est donc que la raison est ailleurs, liée à notre moment historique et technologique.

Il y aurait bien d'autres choses à discuter mais si j'adopte toujours un point de vue critique et que j'insiste sur nos différences, cela n'empêche pas un large accord pour le reste ni surtout qu'il apporte une dimension nouvelle, macroéconomique, que je considère comme pouvant être complémentaire de la mienne, plus microéconomique et soucieuse de procurer tous les moyens concrets de la relocalisation ainsi que de la valorisation des compétences et de l'autonomie. Nos analyses sont très proches sur les implications du numérique et du travail immatériel (cognitif, affectif, relationnel, créatif ou non...) qui valorise d'autant plus le travail vivant dans ce qu'il peut avoir de plus spécifiquement humain, à mesure que ce qui peut l'être est automatisé. Ce qui ne veut pas dire que les travailleurs soient bien traités pour autant. On peut d'ailleurs penser qu'il reste trop du côté d'un travail hyperqualifié et créatif, porte-parole de la upper middle class ou de la nouvelle classe sociale aspirant à remplacer l'ancienne classe dominante. Ce n'est pas le cas pourtant des services à la personne, de ce qu'on appelle le care en anglais et qu'on devrait appeler le caritatif si cela n'avait un sens trop religieux ou les soignants si cela n'avait un sens trop médical, ou l'assistance, si ce n'était trop dépréciatif ! On se retrouve en tout cas dans la nécessité d'un développement humain lié autant à l'ère de l'information qu'à l'ère de l'écologie.

Le souci de la population vivante réclame la production de la population. Ce qui à son tour exige la production de la biosphère et de la noosphère conjointement. p227

Il faut noter qu'il fait référence à Gorz, en particulier en reprenant sa perspective d'un réformisme radical ("économie solidaire, microcrédit, zones libérées de la monnaie centrale - les systèmes d'économie locale" p175) plutôt qu'une révolution mythique mais aussi dans son diagnostic d'une sortie du capitalisme qui aurait déjà commencé, admettant cette fois qu'il y a bien incompatibilité entre le capitalisme et l'économie immatérielle qui remet en cause toutes ses bases (valeur, travail, propriété). Sauf qu'il nous promet plutôt un renforcement du système d'abord et un achèvement de la mondialisation. Il faut dire que la mesure de taxation de toutes les transactions bancaires (y compris le retrait de billets au distributeur), aussi pertinente soit-elle, n'est certes pas pour demain, encore plus impossible dans un seul pays que le socialisme. Le revenu d'existence aussi parait encore complétement utopique et irréalisable à court terme. Ce sont donc des réflexions pour l'avenir plus que pour notre présent qu'il éclaire pourtant en nous enjoignant d'affronter le déplacement du profit vers les placements financiers plutôt que de le dénier vainement. On comprend aussi qu'on est loin de ce qui peut se faire à court terme, qu'on ne dispose donc pas des solutions et que la crise devrait durer encore jusqu'à ce que, sous la pression des événements, on abandonne une à une les anciennes idéologies devenues obsolètes et qu'on revienne au réel enfin...

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