Dans la conjonction des crises actuelles (économique, écologique, géopolitique, anthropologique) aucune des solutions du passé ne peut plus convenir, toutes ayant échoué d'une façon ou d'une autre, leur échec étant à chaque fois un échec de la liberté. La dialectique de l'histoire nous force donc à innover non seulement pour sauvegarder nos libertés menacées mais en conquérir de nouvelles.
Cette nécessité historique nourrit le retour de toutes sortes d'utopies constituant autant d'obstacles aux luttes concrètes et à la construction d'une véritable alternative. Un idéalisme exacerbé s'imagine qu'il suffirait de faire appel à l'amour et la fraternité plutôt qu'à une solidarité construite, comme si on avait tout oublié de la psychologie des foules. Ce supplément d'âme exprime un volontarisme sans contenu ni projet nous éloignant des enjeux matériels en même temps qu'il accentue paradoxalement la dispersion et le repliement sur soi. La résurgence de ces discours émotionnels, et de l'irrationnel qui va avec, rappelle des années sombres et ne présage rien de bon.
Il apparaît clairement qu'une bonne part de ces égarements qu'on croyait dépassés pourrait être imputée à un certain oubli de la psychanalyse, au refoulement de ce qu'elle a rendu manifeste pourtant aux yeux de tous. Après son éclipse de ces dernières années, il semble bien qu'il y aurait urgence désormais à réintroduire les leçons de la psychanalyse dans la politique comme dans la philosophie.
En effet, les discours réactionnaires nous le font savoir avec insistance, venant dorénavant de l'ancienne extrême-gauche (!), le mouvement d'émancipation ne doit pas faire face seulement à l'échec d'un socialisme libérateur aussi bien que du libéralisme de marché, il y a aussi le relatif échec de la libération sexuelle au regard des espoirs qu'elle avait pu susciter. Cette libération sexuelle qui a été au moins la libération de la femme pourtant n'aurait sans doute pas été possible sans la psychanalyse dont les conséquences politiques n'ont pas été bien mesurées et dont on ne pourra se passer pour éviter tout retour en arrière répressif.
Il ne s'agit pas de vouloir convaincre quiconque de ce que la psychanalyse pourrait nous assigner comme un pouvoir désirable, il ne s'agit pas d'un enseignement positif et prescriptif qui serait de l'ordre d'un souhait sans aucune effectivité, mais seulement de ce que la psychanalyse rend impossible, de son enseignement négatif et de sa dénonciation de l'hypnose collective, avec l'indispensable analyse du transfert. J'ai toujours trouvé de peu d'intérêt ce qui s'écrivait sur "psychanalyse et politique", qui était pourtant le nom d'un groupe de féministes dont le rôle a été décisif. J'avais tenté d'aller un peu plus loin avec le concept d'analyse révolutionnaire comme expression du négatif, mais, depuis tout ce temps, j'évitais le plus souvent de mêler des considérations psychanalytiques aux textes politiques s'adressant à tous. C'est sans doute ce qui n'est plus tenable quand il faut réfuter les appels aux bonnes volontés comme aux valeurs traditionnelles et revenir à la politique au lieu de s'égarer dans la morale, la religion ou l'utopie.
Il n'est certes pas facile de revendiquer une psychanalyse qui s'est largement déconsidérée pour de multiples raisons que ce soit par rapport à des pratiques concurrentes (antidépresseurs, neurologie, cognitivisme) ou bien à cause de la pratique des analystes eux-mêmes qui est souvent la meilleure réfutation de leurs prétentions. Il faut dire que son savoir est contradictoire et résiste à la transmission, le psychanalyste incarnant cette résistance même dans la jouissance du transfert et son organisation en réseaux transférentiels. L'inconscient a cette propriété de se refermer, plus lourdement encore, une fois ses manigances dévoilées. Il est certain que la psychanalyse en a rabattu de sa superbe et qu'elle n'est plus (heureusement) aussi dominante qu'elle a pu l'être, faisant l'objet plutôt d'un sourd mépris de nos jours, comme d'un amour déçu. Que ce mépris ne soit pas sans justifications n'empêche pas qu'il a tous les caractères d'un refoulement dès lors qu'il ne peut faire que ce que la psychanalyse a mis au jour ne soit devenu manifeste aux yeux de tous et continue à produire ses effets.
Même si les causes matérielles sont déterminantes, liées au salariat des femmes notamment, il est difficile d'imaginer sans la psychanalyse une libération sexuelle que l'extension du marché ne suffit pas à expliquer. La libération de la femme d'un patriarcat archaïque lui doit beaucoup. Cela n'a pas empêché une vieille méfiance envers une psychanalyse accusée de normalisation, notamment parce que des psychanalystes avaient pris des positions normalisatrices (contre "l'univers contestationnaire" ou l'homosexualité) en s'appuyant sur l'Oedipe, positions reprises par la droite à l'époque (notamment Pompidou). C'est dire que la psychanalyse touche l'ensemble de la société ! En tout cas, dans l'après-Mai68, pas mal de révolutionnaires se sont retrouvés sur le divan pour se guérir de leurs illusions, la psychanalyse exposant effectivement le projet révolutionnaire à sa critique impitoyable...
Il s'agit de revenir à une sorte de freudo-marxisme bien que sous une forme inversée à la version initiale où les deux termes renforçaient le caractère utopique d'une libération du désir de toute contrainte alors que les deux termes devraient plutôt se limiter l'un l'autre dans leurs prétentions pour avoir une chance de se vérifier dans la pratique. Il est sûr que si l'on croit, comme il est raisonnable au premier abord, que tout le malheur vient du fait que la domination de quelques malfaisants nous contraint insupportablement et empêche de s'épanouir nos instincts naturels, les choses sont fort simples : il suffit de se débarrasser des oppresseurs et l'avenir radieux ouvre immédiatement ses portes sur une fin de l'histoire immuable et parfaite. C'est un peu plus compliqué si on doit constater que le pouvoir ne fait que changer de mains et qu'il est relayé par toute une chaîne de micro-pouvoirs assurant le fonctionnement du système, sa productivité et sa reproduction. C'est un peu plus compliqué encore s'il ne s'agit pas d'instinct mais d'un désir de désir bien plus fuyant et d'un surmoi jamais rassasié, si on ne peut plus se fier enfin aux bonnes intentions ni aux déclarations d'amour...
Du point de vue de Wilhelm Reich (ou même de Marcuse) tout était simple, la répression de l'énergie sexuelle étant au principe de l'agressivité et de la guerre comme de l'exploitation et de la production de valeur, on se libérait à la fois du capitalisme et de toute domination en revenant à une sexualité débridée. Cela paraissait assez convaincant à l'époque pour avoir constitué l'arrière-fond idéologique de toute une génération mais l'expérience des communautés est loin d'avoir été concluante sur la durée et si cette vision se réclamait du freudisme, c'était de sa toute première version, vite dépassée par Freud lui-même quand il a dû admettre que le traumatisme était le plus souvent entièrement construit et pur fantasme. Ce qu'il faudra reconnaître ensuite, avec l'Oedipe et la seconde topique, c'est à quel point le désir est exacerbé par l'interdit plus qu'il ne le réprime, et que la sexualité se manifeste essentiellement par ses ratés. On est donc dans une toute autre configuration, très loin du biologisme des instincts sexuels comme de la neurologie, dans ce qui noue le désir à la vérité pour l'être parlant.
Si j'ai parlé d'ennui, voire de morosité, à propos de l'abord "divin" de l'amour, comment méconnaître que ces deux affects se dénoncent - de propos, voire d'actes - chez les jeunes qui se vouent à des rapports sans répression -, le plus fort étant que les analystes dont ainsi ils se motivent leur opposent bouche pincée.
Même si les souvenirs de la répression familiale n'étaient pas vrais, il faudrait les inventer, et on n'y manque pas. Le mythe c'est ça, la tentative de donner forme épique à ce qui s'opère de la structure.
L'impasse sexuelle sécrète les fictions qui rationalisent l'impossible dont elle provient. (Lacan, Télévision, p50-51)
La vérité romanesque s'oppose bien au mensonge romantique mais, contrairement à René Girard, le désir de désir va déjà bien au-delà de la pure jalousie chez Hegel où il est désir de reconnaissance. Chez Lacan la dimension du langage y ajoute un enjeu de vérité incompatible avec tous les moralismes et promesses d'amour impossibles à tenir. Si le désir nait de la demande adressée à l'Autre qui nous rend dépendants de son désir, aucun moyen d'en apaiser l'angoisse ni d'assurer l'harmonie des désirs, même en l'absence de rival, encore moins si le désir se renforce de l'interdit comme de l'impossible, en tant que désir de l'Autre. Bien sûr le tiers est essentiel dans l'Oedipe mais c'est le langage qui lui donne sa dimension propre. Avec Lacan, la psychanalyse quitte le biologisme instinctuel pour analyser l'énonciation elle-même, dans ce qu'elle dit sans le savoir. La sexualité n'y est plus satisfaction biologique mais expérience du ratage et de la jouissance qu'il ne faudrait pas... Plus rien à voir avec le stade génital ni la fusion des corps dans l'absence d'un véritable rapport à l'autre où la maladresse de chacun n'a rapport qu'à son propre fantasme même si cela n'empêche pas d'être attentif à l'autre ni de jouer son rôle à la perfection. C'est la moindre des politesses, mais pour l'authenticité, pas la peine d'en rajouter, la lucidité promise par l'analyse étant plus proche du détachement, ou même de l'état dépressif, que de l'exaltation du moi et de la jouissance enfin trouvée.
Rappeler quelques uns de ses apports les plus incontournables, n'est pas dire qu'on ne puisse reprocher toutes sortes de choses à Lacan, encore plus à ses épigones, en premier lieu de ne pas faire assez de place au corps en croyant comme Dolto que "tout est langage", ce qui est effectivement un acte de foi légèrement exagéré même s'il n'y a pas de doute que tout peut faire sens, un peu comme la sorcellerie interprétant le monde en terme d'intentions plus ou moins mauvaises. Il faut redonner toute leur place aux effets biologiques comme aux causes matérielles, ce qui n'est pas amoindrir les effets purement symboliques ni le poids de la dette ou le désir qui nous ronge. Ce totalitarisme du signifiant n'est pas le seul délire des lacaniens qui n'en ont pas été avares à l'époque du structuralisme triomphant mais tout cela n'enlève rien à la pertinence de l'interprétation du désir à partir du sujet de l'énonciation, de celui qui parle, comme sujet divisé, et du discours où il prend place, ce qui permet de ne pas prendre son contenu manifeste pour argent comptant en interrogeant d'où l'on parle et à qui on s'adresse. On peut en déduire au moins qu'il ne peut y avoir de sujet entièrement réconcilié, ni de transparence à soi car il y a du refoulement, toujours. Le plus embêtant, politiquement, c'est que les revendications légitimes sont contaminées par l'idée d'une béatitude qui nous exile du monde réel à vouloir l'impossible. Or, non seulement il ne peut y avoir d'être parlant sans désir, sinon à se taire peut-être, mais si le manque vient à manquer c'est encore pire ! De quoi changer radicalement nos perspectives par rapport à un humanisme trop naïf au service des besoins. De quoi, pouvoir rendre compte enfin de l'aliénation redoublées d'une autonomie subie.
L'inconscient et la folie sont bien des questions politiques posées à la démocratie dès lors que le citoyen est devenu détenteur de la raison et de la volonté générale. On doit se rendre à l'évidence que non seulement notre rationalité est limitée par notre savoir, notre expérience, notre âge, nos appartenances, nos préjugés, notre dogmatisme mais qu'elle est aussi perturbée par nos désirs, nos fantasmes, nos folies et toutes sortes de symptômes de notre inadéquation à l'universel, comme disait Hegel. Revenir à Hegel et sa dialectique n'aurait bien sûr aucun sens si ce n'était pour le dépasser, notamment grâce à Lacan et Marx, entre autres, pour intégrer les leçons de l'histoire. S'il faut revenir à Hegel, c'est aussi pour retrouver Lacan et toute une dimension de l'existence qu'on voudrait refouler comme la droite a voulu réfuter la sociologie au nom de la supposée liberté de l'individu. C'est un peu plus difficile avec la psychanalyse qui imprègne toute la littérature mais le principal obstacle à une prise en compte effective de la psychanalyse dans la politique est sans doute constitué par les psychanalystes eux-mêmes (ce qu'ils ont prouvé dans leurs récentes offensives politiques tournées vers leurs petits intérêts, tout comme dans leur vie de groupes). On ne pourra plus se passer pourtant de la psychanalyse et de la part d'ombre qu'elle révèle sans retomber dans des utopies délirantes ou des moralismes autoritaires.
Il faut distinguer la prise en compte de la psychanalyse de sa pratique, de même qu'on n'a pas besoin d'être astronome pour tenir compte de la révolution copernicienne. Le témoignage des analysants suffit à nous en dire beaucoup sur l'âme humaine, qui n'est certes pas ce dont on rêverait d'une simplicité des coeurs, la révolution freudienne achevant notre décentrement après Copernic et Darwin, au grand dam de notre narcissisme. On peut dire que la psychanalyse redouble la philosophie à rendre toute sagesse impossible, ce n'est donc pas la fin de la philo-sophie qu'elle prononce mais de la prétention du philosophe à jouer au sage et nous délivrer du désir, limite donnée à la conscience de soi comme à l'autodétermination d'un désir surdéterminé et transgressif.
Il est bien évident pourtant que la division ne se trouve pas entre psychanalystes et non-psychanalystes mais dans la psychanalyse elle-même, où la plupart restent attachés à la guérison, l'accès au "stage génital" et finalement au refoulement de l'inconscient comme fait de structure et de langage, ramené au réalisme du trauma. Chacune des psychothérapies qui s'inventent tour à tour semblent partir d'une mauvaise interprétation de la psychanalyse dont il est si difficile de maintenir le tranchant sans retomber dans la normalisation. La division se retrouve tout autant à l'intérieur de la philosophie bien sûr. Si la philosophie doit désormais tenir compte de la psychanalyse, ce n'est certainement pas dans ses tendance éducatives et normatives mais dans sa portée révolutionnaire et subversive de tous les discours avec leurs bonnes intentions affichées.
Ce sont les faits qui nous y ramènent, leurs ratés. On peut dire que Lacan vient à point nommé pour rendre compte du relatif échec de la libération sexuelle, de ce qu'elle a manifesté des difficultés de désirs désaccordés. Il ne faut pas y voir seulement "l'extension du domaine de la lutte" qu'on pourrait imputer au libéralisme triomphant, la question est plus grave puisqu'elle met en cause la liberté elle-même dans ce qu'elle a de contradictoire et "malaise dans la civilisation", la "pulsion de mort" nous assurant que les choses ne se passeront jamais très bien... Cela commence avec l'association libre qui mène immanquablement au transfert et au fantasme des origines ; ça peut aller jusqu'à la théorie de l'engagement où la liberté est utilisée explicitement pour asservir. Ce sont ces échecs de la liberté, que ce soit avec le marché, les démocraties ou la sexualité, que toutes les utopies veulent ignorer avec leur nostalgie d'un temps idéalisé qui n'a jamais existé. Il faut certes rectifier immédiatement que, pour être bien réel, cet échec n'en reste pas moins très relatif. C'est une limite mise à nos libertés mais pas du tout l'annulation de tous leurs bienfaits, notamment de la libération sexuelle, pas plus que la libération de l'esclavage ne pouvait être remise en cause par le triste sort souvent des esclaves libérés car c'était quand même pire avant. Ce n'est donc pas pour en tirer la conclusion qu'il faudrait réduire nos libertés comme s'y précipitent les néo-cons, si bien nommés (!), mais pour y introduire des régulations, des médiations, des formes de réflexivité. Il y a une interprétation de droite qui renie la liberté comme trompeuse et une interprétation de gauche qui tire parti des échecs pour faire progresser nos libertés effectives et reprendre le flambeau de l'émancipation.
L'objet de réflexion de la post-modernité ne peut se limiter au caractère contradictoire du progrès et de l'artificialisation du monde, quand on doit faire face plus généralement à l'échec de la liberté à nous sortir de l'égarement et pouvoir assurer notre simple reproduction. Il est important de souligner malgré tout qu'il ne saurait être question pour autant de confondre les niveaux individuels et collectifs, psychanalyse et politique devant garder leurs sphères et logiques propres. Pour ne pas perdre nos libertés chèrement acquises, la première chose à faire est certainement de bien séparer les dimensions politiques et individuelles des luttes de libération, car si la liberté ni le bonheur ne peuvent constituer des objectifs pour l'individu puisque l'une les précède et l'autre les suit, la liberté et le bonheur du peuple n'en restent pas moins des objectifs politiques prioritaires. Il est essentiel de bien saisir l'opposition entre ces différents niveaux pour ne pas mener dans des impasses et ne pas promettre plus qu'on ne pourrait tenir.
Pour l'instant, on tirera de ce premier repérage, le constat qu'une révolution peut être nécessaire mais qui ne porte nul espoir métaphysique ni d'une meilleure jouissance, seulement de meilleures institutions ! La psychanalyse elle-même, tellement pillée par la publicité, devra avouer que ce n'est pas là du tout un objectif assez sexy pour les foules sentimentales. Seulement, l'existence même de la psychanalyse, si ce n'est l'expérience du spectateur, rendra de plus en plus difficile les stratégies de séduction qu'elle dévoile. A l'évidence, ça marche encore un peu mais il est plus que probable qu'on ne pourra plus éternellement faire appel à l'amour du maître pas plus qu'au chantage affectif de Big Mother. Sauf à courir à l'échec, il faudra bien tenir compte de la psychanalyse à l'avenir, en tout cas pour une émancipation qui ne soit pas du semblant...
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