La confusion des esprits

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Ce qui caractérise vraiment notre présent et qu'il faudrait retenir de ces moments de crise, c'est la confusion des esprits, à quel point des discours contradictoires s'affrontent sans qu'on puisse être certain de quel côté va pencher la balance. Pour les uns, la crise est déjà finie et c'est reparti pour un tour, pour d'autres c'est la fin de tout. Les économistes, qui n'en finissent pas de retourner leur veste, avouent y perdre leur latin quand ils ne font pas que répéter machinalement leurs certitudes dogmatiques comme pour s'en persuader eux-mêmes.

On est bien loin de la pensée unique et du consensus habituel qui veut nous faire croire à la sagesse des experts dont les limites sont devenues patentes, cette sagesse se limitant la plupart du temps à répéter ce que les autres disent. Il est vrai que dans le train train ordinaire des affaires, c'est-à-dire quand il ne se passe rien, les choses sont assez facilement prévisibles. C'est une autre paire de manche quand il faut intégrer des contraintes qui pour être bien réelles, ne sont pas toutes économiques. Il y a tellement de niveaux d'analyses pertinents, bien que sur des temporalités différentes, entre rétablissement financier, retour de la croissance, tensions sur les matières premières, mouvements sociaux, phénomènes générationnels, évolutions techniques, équilibres géopolitiques, menaces climatiques...

Dans cet égarement général et la confusion des langues, impossible de se comprendre. Dès lors, il paraît non seulement bien présomptueux de prétendre avoir raison au milieu de mille opinions contraires mais c'est devenu tout simplement inaudible dans ce brouhaha, toutes les idées étant démonétisées du fait de leur inflation. C'est justement de cela qu'il faut témoigner, des limites de notre rationalité, de l'absence de garant de la vérité qui permet à n'importe qui de dire n'importe quoi. Mieux, toutes les conneries possibles doivent être soutenues systématiquement, une à une. Tout ce qui peut être dit doit être dit !

Que tout cela serve de leçon au moins à ceux qui surestiment l'esprit humain et notre intelligence collective alors que nous sommes des animaux dogmatiques et qu'on ne connaît le réel qu'à se cogner dessus. Ce ne sont pas seulement les économistes au service de l'ordre établi qui sont confrontés à leur ignorance mais tout autant les pensées alternatives qui voudraient le renverser. Le préalable serait de faire le constat de notre rationalité limitée et d'une confusion des esprits à laquelle personne n'échappe.

C'est pourtant cette limitation qu'oublient les économistes qui voudraient éviter ce genre de crise en supprimant les bulles spéculatives et en revenant à une lucidité économique qui n'est hélas pas du tout évidente. Sans compter le fait que les institutions privilégient les théories qui les arrangent, la réalité n'est pas transparente et il n'y a pas d'arbitre suprême pouvant dire quand il y a bulle ou non. L'inénarrable Robert Solow qui ne voyait pas les gains de productivité de l'informatique (contrairement à Greenspan), disait qu'il était impossible de dire qu'il y avait une bulle internet, juste avant le krach, sous prétexte qu'il faudrait étudier chaque entreprise une à une par rapport à sa valorisation ! Il y a quand même des indicateurs généraux et on peut calmer "l'exubérance irrationnelle des marchés" mais il ne faut pas croire qu'il est si facile de connaître une valeur "réelle" car, un peu comme en physique quantique, cette valeur n'existe pas tant qu'elle n'est pas réalisée. Il n'y a pas de valeur entièrement objective (ni la valeur travail, ni l'émergie ou quantité en énergie). La seule chose qu'on peut faire, c'est de fixer des normes, des règles et des limites rigides, comme pour la BCE, ce qui est à la fois stupide et intenable à long terme quand toutes les données changent. Sinon, vous aurez toujours l'éternel débat entre trop ou pas assez d'Etat ou de marché, le marché étant coupable pour les uns quand c'est l'interventionnisme étatique pour les autres, impossible de s'accorder sur une chose ou son contraire, comment décider sinon par des rapports de force ? Plus profondément, on ne peut lutter contre les bulles dés lors que ce sont des phénomènes sociaux, de l'ordre de la mode ou des mouvements de foule, phénomènes irrésistibles entraînant tout le monde, éliminant même ceux qui ne participent pas à la folie du moment, aucune barrière ne peut y résister. La vérité, qui reste si problématique, pèse de bien peu de poids contre l'intérêt qu'y trouve la classe dominante, du moins à court terme, car à plus long terme il faut inévitablement revenir au réel !

On peut illustrer le fait que notre période permet de dire absolument n'importe quoi, sans avoir à respecter aucune logique, par cette affirmation comique d'un prétendu expert : "L’activité économique repart et les patrons en profitent pour licencier" (le même qui félicite les américains de n'être pas des bêtes sauvages comme les français qui ne se laissent pas faire !). Ceci dit, quand je prétends que la cause de la crise c'est le retour de l'inflation et que c'est pour cela qu'on entre dans une phase de déflation, cela paraît aussi farfelu, inutile d'insister et de vouloir se faire comprendre. Le fait est qu'on a besoin d'avoir une pensée dialectique dans les moments de crise où les positions se retournent mais cela ne justifie en rien n'importe quelle théorie contradictoire. Il est d'ailleurs tout aussi certain qu'il ne peut s'agir de mettre toute l'économie passée à la poubelle, tout comme on avait pu croire qu'on pourrait se passer de Marx après la chute de l'URSS, ses livres ayant disparu des rayons des libraires. La difficulté, c'est qu'on ne peut rejeter complètement ni Marx, ni Keynes, etc., ni même tout Hayek ou tout Friedman qui n'ont pas dit que des conneries même s'ils se trompaient sur l'essentiel. Il s'agit moins de tout réinventer depuis le commencement du monde que d'y apporter des corrections et de compléter les siècles passés, tenir le pas gagné. Encore faudrait-il savoir comment ?

En effet, se persuader qu'il faut un point de vue critique, ne rend pas toutes les critiques équivalentes et justes. Dire qu'on nous ment est vrai mais cela ne suffit pas à rendre vraie n'importe quelle accusation de mensonge ou théorie farfelue. C'est de croire qu'un notaire était forcément coupable qui a mené la Gauche Prolétarienne à la dissolution. Ici, la négation de la négation ne produit aucun positif selon le principe logique "ex falsus, quod libet" car du faux on peut déduire aussi bien le faux que le vrai. Prendre le contrepied de l'erreur ne mène pas à la vérité comme si l'une était l'envers de l'autre point à point, ce serait trop facile, de même que ce serait trop bien si la réalité était transparente et que seul un pouvoir malveillant nous la dissimulait à notre insu, voile qu'il suffirait de déchirer, sommeil dogmatique dont on n'aurait qu'à s'éveiller !

Ainsi, on ne peut nier qu'on ne peut plus faire confiance à personne et, la société du Spectacle étant celle de la dissimulation, pas étonnant qu'on s'imagine des complots partout. Effectivement, les théories du complot fleurissent actuellement de plus belle, défendues de façon agressive par ceux qui ne veulent plus être pris pour des cons mais ont besoin d'explications simples et de boucs émissaires (et certes les banquiers sont méprisables mais c'est une classe qu'il faut renverser). Ce qu'il y a de bien avec le complot, c'est que cela permet d'unifier complètement le pouvoir, de le personnifier et de le doter de possibilités de manipulations infinies, jusqu'à se rendre invisible : la preuve du complot, c'est qu'il est nié voire moqué. Pour certains le réchauffement climatique aussi est une sorte de complot qui regrouperait tous les gouvernements, les écologistes et les scientifiques. On ne peut imaginer plus vaste complot comparable malgré tout aux pandémies grippales qui compromettraient cette fois les gouvernements de toute la Terre avec l'OMS, les laboratoires pharmaceutiques et les médecins... Le simple fait de prendre en considération quelques risques de catastrophe peut être assimilé à une tentative de nous effrayer et de gouverner par la peur. Evidemment, gouverner par la peur, les gouvernements l'ont toujours fait et ce n'est pas qu'il n'y aurait pas de complots, pas de manipulations, c'est plutôt qu'il y a multitude de complots concurrents ! Il y a surtout des oligarchies qui se réunissent plus ou moins ouvertement et dont il faut dénoncer la domination et l'idéologie qui n'a rien de secrète. L'erreur de ces théories du complot n'est pas seulement de tout unifier sous un pouvoir souterrain, c'est une erreur sur la causalité qui ne tient pas aux hommes mais aux processus matériels, au système de production. C'est surtout l'illusion que le système serait à peu près parfait s'il n'était perverti par quelques méchants ! Erreur du même type que de croire qu'en éliminant les violents des banlieues on éliminerait la violence. Qu'on ne s'avise pas cependant de contredire ces théories du complot : on est aussitôt traité de naïf, de collabo, de traître ![1]

S'il ne suffit pas de couper quelques têtes, il ne suffit pas non plus de dénoncer les autres discours pour avoir raison. On s'envoie donc des épithètes identiques d'un côté comme de l'autre, de rester prisonnier de la propagande officielle et d'idéologies dépassées. Il faut certes une rupture avec le passé, encore faudrait-il savoir laquelle : avec la raison, l'imaginaire, la transformation personnelle, l'individualisme, l'avoir, le quantitatif, le progrès, la technique, l'industrie, le capitalisme, la finance, le néolibéralisme, le libre échange, l'argent, le marché, la marchandise, la consommation, la croissance, le productivisme, le salariat, la division du travail, les inégalités, la propriété, la mondialisation ? J'ai dû en oublier mais ces différentes "ruptures" ne sont pas du tout équivalentes et les positions se distribuent tout au long de ce spectre en groupes éclatés qui se combattent entre eux avec plus ou moins de virulence mais sans aucun espoir de toutes façons d'aboutir à une véritable alternative. On reste dans les belles paroles et la confusion des discours. Il faudrait savoir où mettre le curseur et pouvoir s'accorder sur ce qu'il faut faire mais notre réalité est celle de la dispersion et de la désorientation générale, sans autorité légitime pour trancher entre toutes ces options. C'est ce qui témoigne du fait que cette crise constitue un tournant de civilisation sans doute, mais on ne voit pas comment cela pourrait se régler sinon les armes à la main !

Si j'avais voulu dénoncer les dérives idéalistes dans "La bulle spéculative", ce n'est même plus la question devant la confusion régnante où toutes les positions sont dissoutes. C'est de cela qu'il faut prendre conscience d'abord. Notre première réalité est celle d'un pluralisme exacerbé qui ne laisse aucune chance à l'action collective et qu'on a d'autant moins de chances de pouvoir dépasser que "nous n’avons aucune communication à l’être" (Montaigne). C'est là notre débilité originaire qu'il faudrait prendre en compte et qui suffit à réfuter toutes les belles utopies sorties de cerveaux exaltés, toute belle constitution ou appel aux experts qui se heurtent à cette diversité des opinions sinon à la folie des hommes, au simple fait que la vérité n'est pas donnée d'avance mais laissée à notre libre appréciation malgré l'étendue de notre ignorance. Il y a un dualisme à rétablir entre nos représentations et le réel, l'enjeu actuel étant bien la reconnaissance que malgré toutes nos belles théories, il y a un réel, des contraintes, des limites, de l'imprévisible...

Aucune chance de supprimer ce pluralisme des représentations, il faut partir de là et ne pas entretenir l'illusion que, cette fois, le réel se dévoilerait entièrement à nous dans la réconciliation des coeurs. Pour construire une alternative, il faudrait pouvoir s'entendre pourtant, avoir un projet collectif réaliste (au niveau local notamment), malgré toutes nos différences et dans le respect de ce pluralisme (par des coordinations nationales ou des assemblées locales sans doute). Comment les recompositions vont-elles pouvoir se faire dans ce capharnaüm ? Notre situation n'est pas brillante. Il n'y a aucune issue en vue et cela même est un événement car, inutile de s'effrayer de la puissance de l'ordre établi ou de quelques complots quand nous n'avons rien à y opposer et que leur force est toute dans notre faiblesse. C'est l'absence d'alternative qui leur permet de dormir tranquille, mais pas de faire autant n'importe quoi qu'ils s'imaginent malgré tout. La réalité va nous forcer la main, le réel se rappeler à nous brutalement.

Notes

[1] Même si cela ne remet pas en cause une confusion des esprits bien réelle, il se peut que cette analyse des théories du complot rate l'essentiel qui n'est peut-être pas le fait qu'elles soient fausses. Ce qui m'a fait penser cela, c'est un article sur le livre "La Grande Peur de 1789", de Georges Lefebvre, montrant le rôle de la théorie du complot dans la Révolution. Bien que fausse, elle exprimait une anticipation de l'abolition des privilèges à la fois inéluctable et impossible sans réaction de la noblesse, elle favorisait aussi l'unité par l'opposition entre eux et nous. Ce serait plus qu'un symptôme, un accélérateur de l'histoire, forme de panique qui est la seule façon dont les krachs reviennent à la réalité après des bulles spéculatives basées sur une fausse confiance. Dans la théorie du complot, le mécanisme psychologique de base est la projection sur l'autre (mécanisme qu'on retrouve dans le racisme ou le bouc émissaire, si ce n'est dans la jalousie maladive) : sachant ce que je pense (supprimer la noblesse ou les banquiers) j'en déduis ce que devrait penser l'autre (comploter pour m'anéantir et garder leur pouvoir). Ce qui importe c'est le contenu qui s'élabore dans cette projection, le positif du négatif. (note du 06/09/09)

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