Une politique pour le XXIème siècle

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Pendant que certains s'enferment dans un romantisme révolutionnaire qui se donne en spectacle et rejoue indéfiniment la même scène, d'autres renoncent à l'essentiel pour se résoudre à renforcer le système. Etre un révolutionnaire sérieux en essayant de changer le monde vraiment est une autre paire de manche. Bien peu s'y essaient. On aura beau les trouver décevants au regard des révoltés métaphysiques, le GRIT fut bien un repère de tels révolutionnaires, si différents soient-ils, d'Henri Laborit à Edgar Morin, Jacques Robin, André Gorz, Félix Guattari, Cornélius Castoriadis, etc.

Il ne s'agit au fond que de comprendre son temps et de s'engager dans son actualité, les possibilités du moment et les perspectives d'avenir, ne pas abandonner la lutte après tant d'échecs mais d'en tenir compte au contraire, tout comme des bouleversements que nous avons subis, pour continuer l'émancipation humaine avec toutes ses difficultés et ses contradictions.

- Etat des lieux

Nous sommes dans un temps de grande désorientation politique avec une gauche devenue inaudible, des organisations archaïques et des idéologies dépassées. L'époque semble condamnée aux actions désespérées, à l'éclatement dans de petites chapelles voire au terrorisme le plus dénué de pensée. Il n'y a rien là de mystérieux étant donnée la mutation anthropologique que nous vivons, c'est le contraire qui serait étonnant. L'ère de l'information et des réseaux planétaire a tout changé, transformant profondément le travail, l'économie et nos représentations de l'avenir, ouvrant à une conscience écologique qu'on peut qualifier de post-moderne au sens que lui donne Ulrich Beck d'une modernité réflexive, d'un progrès qui prend conscience de son négatif, de l'envers de la médaille, et d'une rationalité qui reconnaît ses propres limites. C'est un nouveau stade cognitif auquel on accède à grand peine. Il est aussi difficile qu'important d'arriver à faire un diagnostic juste sur notre situation présente et surtout sur notre avenir à plus ou moins long terme.

- L'autonomie individuelle comme finalité collective

Pour penser notre avenir, nous avons besoin de tenir compte de la révolution informationnelle, de la globalisation des réseaux, de l'interopérabilité et de la gratuité numérique mais aussi de la régulation des écosystèmes. Pour cela, on ne peut se passer de la théorie des systèmes ni de la notion de rétroaction de l'information plus efficace pour atteindre nos objectifs que des stratégies trop volontaristes et centralisées. Ce ne sont pas ces moyens pourtant qui peuvent nous servir de fins. Il n'y a pas d'avenir qui ne se construit sur le passé, il est donc tout-à-fait crucial de s'ancrer dans l'histoire et d'abord dans l'histoire de l'émancipation et la tradition révolutionnaire dont nous héritons nos finalités humaines, même si chaque génération doit s'opposer à la génération précédente et que nous devons en critiquer tous les échecs, les illusions ou les errements. Ces finalités ne sont donc pas nouvelles : ce sont celles du développement humain, compris par Amartya Sen comme le développement de l'autonomie et des capacités individuelles, autonomie qui n'est pas notre état de nature mais une construction sociale, inséparable de la solidarité collective.

Avant de comprendre notre actualité, d'un capitalisme financier menacé de banqueroute et d'un néolibéralisme en perte de vitesse, il faudrait savoir ce qui est possible, ce qui est nécessaire et ce qui serait souhaitable. C'est dans ce contexte qu'il faut s'inscrire, d'une véritable crise de civilisation et d'une vision renouvelée de notre avenir commun. Ensuite on peut tenter d'en détailler les finalités particulières, comme Edgar Morin dans son petit livre-programme "Pour une politique de civilisation" (arléa 2002). On ne peut qu'être globalement assez d'accord, même si on peut discuter le détail et que le terme de "civilisation" est problématique, la civilisation des moeurs étant de l'ordre de la contrainte et facteur de malaise dans la civilisation. Le développement humain comme développement de l'autonomie me semble un bien meilleur point d'attaque pour se débarrasser de l'idéologie libérale sans céder en rien sur nos libertés mais on ne peut nier qu'il y a de nombreux points de recoupement. La question qui se pose alors, c'est surtout de comment ne pas en rester à de simples voeux pieux et des bons sentiments ? Comment réaliser la philosophie ?

- Le moyens d'action

On ne peut avoir des finalités collectives s'il n'y a plus de collectivité. Le préalable, c'est donc bien de refaire société et de retrouver le sens du vivre ensemble, ce que les guerres assuraient régulièrement et les révolutions quelquefois. Cet élan collectif est assez peu prévisible, même s'il semble tenir à l'espèce, et se produit souvent quand on l'attend le moins. Encore faudrait-il savoir qu'en faire.

L'antilibéralisme constitue l'indispensable résistance aux effets du libéralisme économique et non l'opposition à la liberté comme certains feignent de le croire. Il n'empêche qu'il y a toujours eu une division de la gauche sur les moyens de transformer la société. Il y a ceux qui pensent que l'Etat peut décider de tout et que la volonté politique suffit. Il y a ceux qui pensent que les choses se feront toutes seules ou seulement dans les marges. Le débat me semble mal posé car il faut jouer l'Etat contre le marché et le marché contre l'Etat, ni l'un ni l'autre n'étant sans dangers. La question n'est pas celle du libéralisme ou de l'étatisme mais de l'alternative.

Une des questions qui sont loin de faire l'unanimité, c'est celle de la nécessité d'une relocalisation pour équilibrer la globalisation, ce qui définit strictement l'altermondialisme mais modifie la façon de concevoir le changement qui doit avoir une dimension locale (bottom-up) et n'est donc réductible ni à l'Etat autoritaire, ni au laisser-faire du marché. C'est plutôt le retour de la fédération, avec un risque indéniable de reféodalisation qu'il faudra tenter d'éviter. Prendre au sérieux cette question a de grandes conséquences. C'est, en tout cas, un des piliers de ma réflexion avec le travail autonome, qui est une exigence de l'économie immatérielle, tout comme le revenu garanti qui est à la base du développement humain.

La façon dont on comprend l'autonomie et l'auto-organisation est ici essentielle puisqu'une tendance pousse vers le "laisser-faire" libéral et une autre vers l'autogestion ou l'organisation par le bas, ce qui n'est pas du tout la même chose. On ne peut dire non plus que le global émerge du local, comme dans une foule, alors qu'il y a un rapport réflexif du local au global et que nous sommes tributaires d'un mouvement général, d'institutions, de discours, d'idéologies qui structurent notre expérience et assurent notre marge d'autonomie.

Il y a une autre division, tout aussi traditionnelle, entre révolutionnaires et réformistes, entre ceux qui veulent changer le système et ceux qui veulent seulement l'améliorer, en corriger les dysfonctionnements les plus visibles. Là encore, on peut défendre une autre option, celle de la construction d'un système alternatif basé sur le local mais dans une économie plurielle, c'est-à-dire sans prétendre supprimer l'ancien système avant que le nouveau ne puisse le remplacer. Ce n'est pas du réformisme, c'est une véritable alternative bien qu'elle soit dépourvue de toute mythologie purificatrice et n'ait rien de l'idéal, simple adaptation aux évolutions déjà effectives, si l'on veut, sauf que toutes les règles en sont bousculées.

- L'alternative

C'est bien un autre système qu'il faudrait construire, pas seulement un ensemble de mesures nécessaires et c'est peut-être ce qui n'apparaît pas assez dans les propositions d'Edgar Morin bien qu'il parle de la nécessité de "systémiser" (p38) les résistances actuelles qu'il ne suffit pas de rassembler pour que la sauce prenne. Pour cela, il n'y a pas besoin seulement d'indiquer une "voie" mais il faut bien un projet cohérent, des objectifs partagés, une alternative à proposer (un système structuré par ses finalités).

Pour ma part, je m'attache surtout aux dispositifs concrets et aux structures nécessaires pour passer d'un système à l'autre, question de la transition qui est notre actualité des 30 prochaines années qui pourraient être assez troublées. En fait, je suis assez strictement marxiste sur le primat de l'économie "en dernière instance" et des forces matérielles, sur le caractère systémique de la production-circulation-distribution (même si ce n'est pas vraiment un "procès sans sujet"), et donc sur la nécessité d'adapter les rapports de productions aux nouvelles forces productives immatérielles, de même que je suis un écologiste tout ce qu'il y a de plus matérialiste dans l'attention aux écosystèmes. Je crois qu'on ne peut comprendre la société sans un point de vue systémique même s'il ne suffit pas car il faut faire la part du symbolique et de l'histoire avec ses retournements dialectiques. Par contre, comment croire encore à la propriété collective des moyens de production ou bien à la fin de l'aliénation ? Mieux vaut défendre le travail autonome (ou travail choisi) ainsi que le développement humain, ce qui est tout autre chose.

Reprenant les propositions d'André Gorz, Jacques Robin et Murray Bookchin, ces alternatives locales à la globalisation marchande pourraient s'articuler autour de coopératives municipales (production), de monnaies locales (circulation) et du revenu garanti (distribution), constituant effectivement un nouveau système de production. Je trouve préférable des "coopératives municipales" aux "maisons de solidarité" très proches proposées par Edgar Morin mais inutile de dire que, pour l'instant, ni l'une ni l'autre de ces propositions n'ont une chance de se réaliser, n'étant soutenues par aucune force sociale notable. En quoi on voit que la question est bien cognitive et organisationnelle. Le mouvement social ne peut gagner aucune bataille tant qu'il ne propose aucune alternative crédible, adaptée à notre époque. On se cogne à notre rationalité limitée face à la complexité du monde mais surtout au toujours difficile changement de paradigme et d'idéologie. Le risque est que cela nourrisse tous les obscurantismes, les convictions intimes, la simple intuition même ou le sentimentalisme alors que nous avons besoin d'une rationalité supérieure (plus prudente), de la construction d'une intelligence collective et d'une véritable démocratie cognitive, que nous devrions commencer à construire entre nous au moins...

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