Conditions d’une alternative antilibérale démocratique

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FSE La désorientation actuelle est totale, au moins dans la mouvance antilibérale tiraillée entre différents archaïsmes plus ou moins inquiétants et sans véritable projet, prête à se vouer à tous les saints... C'est pourtant un besoin impérieux, en politique, d'avoir une vue claire de ses buts, mais il faut bien dire que la conjoncture est déroutante. En effet, ce n'est pas sur un seul front qu'on doit se battre (la globalisation néolibérale) alors que la mutation historique que nous vivons est à la fois politique, économique, écologique et cognitive ! C'est donc sur ces 4 fronts qu'il faudrait avancer pour redonner sens à la démocratie et à la politique en luttant contre un libéralisme destructeur sans retomber pour autant dans un totalitarisme criminel. Voie étroite et difficile, pleine de contradictions mais qui est de notre responsabilité collective. Nous n'avons pas le droit d'échouer si on veut garder une petite chance d'éviter le pire et de sauvegarder notre avenir commun. Il faut se persuader que les causes de l'échec ne sont pas la méchanceté et l'égoïsme de nos adversaires mais bien notre propre bêtise et l'insuffisance de nos propositions.

Il faut bien dire que les obstacles semblent insurmontables et l'objectif impossible à atteindre puisqu'il faudrait à la fois : 1) refonder la démocratie et nos solidarités sociales par la mobilisation populaire sans tomber dans un volontarisme autoritaire et intolérant, 2) plutôt que d'en faire un moyen pour des systèmes sociaux, faire au contraire de l'individu la finalité de tous en s'organisant pour assurer son autonomie concrète et sa participation politique ("mettre l'homme au centre"), 3) on ne peut éviter sans dommages de tenir compte de notre entrée dans l'ère de l'information et de l'écologie ce qui implique de réorienter l'économie vers le développement humain, l'immatériel et la relocalisation, rupture considérable s'il en est ! 4) enfin, il faudrait réussir à construire l'intelligence collective qui nous manque si cruellement, entre démagogie et technocratie, instituer peut-être une improbable mais si nécessaire "démocratie cognitive".

4 défis de ce niveau à relever, cela semble bien hors de portée d'une population largement dépolitisée et déstructurée, même si la demande de politique se fait à nouveau de plus en plus pressante (de la campagne contre la constitution d'une Europe des marchés aux mobilisations contre le CPE). C'est toute une idéologie qui est à reconstituer. "Un autre monde est possible" qui soit un peu plus nôtre, mais les difficultés sont immenses dans ces moments de transformations accélérées. Le plus difficile peut-être, c'est de devoir se tourner résolument vers l'avenir, plutôt que d'en rester vainement aux discours du passé quand tout a déjà changé autour de nous. Cela, sans se laisser imposer pour autant un futur dont nous ne voulons pas, mais en participant au contraire à la construction consciente de notre avenir ! L'enjeu est historique, c'est celui de la vérité de ce que nous sommes et de notre humanité mais aussi du devenir de la planète. Pour l'instant on peut dire que c'est loin d'être gagné et qu'on peut encore craindre le pire de notre rationalité décidément trop limitée !

  1. Refaire société (mobilisations sociales)
  2. Organisation de l'autonomie (développement humain)
  3. De l'économie à l'écologie et de l'énergie à l'information (relocalisation, immatériel)
  4. Construction d'une démocratie cognitive (sciences, expression du négatif)

 

1. Refaire société (mobilisations sociales)

On peut aussi bien dire, comme Antonio Négri, que la société préexiste à l'individu ou, comme Margaret Thatcher et Bruno Latour, que la société n'existe pas, mais ce qui est certain c'est que la société ne contient pas ses finalités ni ses limites en elle-même et ne peut résulter de la simple agrégation des individus, elle doit être construite et instituée.

La finalité de l'organisme est intérieure à l'organisme et, par conséquent, cet idéal qu'il faut restaurer, c'est l'organisme lui-même. Quant à la finalité de la société, c'est précisément l'un des problèmes capitaux de l'existence humaine et l'un des problèmes fondamentaux que se pose la raison. Depuis que l'homme vit en société, sur l'idéal de la société, précisément, tout le monde discute (...) Donc, n'étant ni un individu ni une espèce, la société, être d'un genre ambigu, est machine autant que vie, et, n'étant pas un organisme, la société suppose et même appelle des régulations ; il n'y a pas de société sans régulation, il n'y a pas de société sans règle, mais il n'y a pas dans la société d'autorégulation. La régulation y est toujours, si je puis dire, surajoutée, et toujours précaire. (Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine)

A quelles conditions y-a-t'il société ? Pour l'espèce humaine s'entend. Aujourd'hui il faut le préciser, puisque la culture post-hitlérienne ne se borne pas à prêcher l'expérimentation généralisée mais sème la confusion en prônant un biologisme qui ne distingue plus la parole de la réponse aux signaux du conditionnement (...) Non seulement la société doit tenir debout, mais elle doit avoir l'air de tenir debout ! (Pierre Legendre, La société comme texte)

Contrairement à ce que colporte le libéralisme, une société doit s'affirmer explicitement comme telle et ne peut se réduire au marché (à la prétendue concurrence libre et non faussée). Mais contrairement à ce qu'imaginent toutes sortes de traditionalismes ou de mystiques plus ou moins nationales, l'unité n'est pas donnée non plus d'avance, la solidarité doit se réaffirmer périodiquement dans des mobilisations sociales ou des rites d'appartenance au moins. Les guerres ont toujours eu cette fonction de mobilisation générale, de partage des émotions et de refondation des solidarités nationales. Dans nos démocraties pacifiques, il nous reste la coupe du monde de football, mais ce n'est pas assez pour ébranler nos intérêts privés !

La lutte anti-libérale est une lutte pour refaire société. C'est le rétablissement de la souveraineté populaire, une réaffirmation de nos solidarités collectives et de notre volonté de partage et de vivre ensemble. Les luttes sociales pour une réappropriation collective du commun, sont inévitablement dirigées contre les possédants, les pouvoirs et les élites, affirmation d'un pouvoir populaire plus légitime que le pouvoir formel, d'un intérêt public au-dessus des intérêts individuels.

Il faut souligner, comme Roger Sue, "le paradoxe qui fait que le renouveau démocratique engendre dans un premier temps le fascisme". On le voit dans les revendications identitaires même si on peut penser que depuis l'expérience des totalitarismes passés, la société a sécrété assez d'anti-corps pour qu'on n'aille plus jusque là. Rien n'est moins sûr ! En tout cas on le sait depuis la Terreur, un pouvoir autonome que rien ne limite tombe dans l'arbitraire le plus criminel. Ce qui est difficile à admettre pour le nouveau pouvoir drapé dans sa toute nouvelle légitimité, c'est que, si nous devons affirmer notre volonté générale comme volonté de vivre ensemble et de partage, son contenu n'est pas libre, il n'est pas arbitraire et livré aux caprices des électeurs ou à l'ivresse du pouvoir. C'est d'ailleurs un des rôles des constitutions démocratique d'empêcher les lois liberticides.

Ce sont les deux faces qu'il faut tenir à la fois : une affirmation de notre solidarité qui ne soit pas une volonté d'imposer sa volonté à tous, qui ne soit pas la dictature d'une majorité de circonstance sur les minoritaires, mais la volonté de décider ensemble. C'est l'enjeu d'une démocratie ancrée dans la participation populaire et qui ne traite pas ses citoyens en simples administrés : entre libéralisme et totalitarisme, trouver la bonne distance (entre individualisme et communautarisme, entre auto-organisation et trop d'étatisme, entre utopie et passivité). Il s'agit dans un premier temps de se constituer en sujet politique, capable d'agir collectivement (cause efficiente), pas de vouloir que tout le monde marche au pas. Pour avoir une chance de se réorganiser sur de nouvelles valeurs, changer les rapports de production, conquérir de nouveaux droits sociaux, il faut s'appuyer sur un lien social fort, lien qui se délite actuellement en générant toutes sortes de peurs. La première condition d'un renouveau, c'est de refaire société. Il nous faut nous resocialiser, réintégrer les individus isolés, désagrégés ou désaffiliés mais sans réduire pour autant leur autonomie, refaire plutôt une véritable "société des individus". Mais comment ? En prenant l'individu pour finalité.

2. Organisation de l'autonomie (développement humain)

Il n'y a pas d'association sans but, pas de système sans finalité qui l'organise. On n'a jamais affaire à une simple volonté d'association. Le commun n'est pas l'objectif, il n'est pas l'effet, il est cause effective préalable. Il faut donc bien donner une finalité au projet collectif, finalité qui ne peut être arbitraire ni la société elle-même : dans une démocratie le but c'est l'individu, ce sont les droits de l'homme. Plus concrètement, il faut dire que la cause finale de la société, la fonction du système social, c'est l'organisation de l'autonomie (liberté, égalité, fraternité). Si on fait cause commune, c'est pour que chacun en profite, pas pour nourrir un monstre froid.

C'est un point très important pour éviter les dérives autoritaires tout autant qu'un libéralisme trop cruel. Faire de l'individu concret la finalité de la démocratie ne veut pas dire ignorer qu'il vit dans une société et dans un environnement dont il dépend entièrement au contraire. Les thèmes de la "qualité de la vie" ou du "droit au bonheur" individuel, impliquent de préserver l'avenir et de pouvoir faire passer les enjeux à long terme avant les impatiences du moment. Néanmoins c'est l'individu et sa liberté qui doivent être au coeur de toute politique démocratique dont la finalité doit être la production de l'autonomie et son organisation collective.

Le développement de l'autonomie de l'individu, c'est la définition de ce qu'on appelle le "développement humain" (Amartya Sen). Le développement humain c'est donc la réalisation de la démocratie, ce qui va bien au-delà d'une simple sécurité sociale et suppose toute une batterie de supports sociaux de l'individu, prise en charge collective se substituant aux familles. Une démocratie qui tolère la misère n'est pas une démocratie. Ainsi un revenu garanti doit être assuré, au minimum, mais tout autant l'accès à la valorisation de ses compétences et toutes sortes de services organisant la solidarité locale. C'est aussi ce qu'exige l'évolution économique à l'ère de l'information.

Le travail devenant plus intermittent, la protection sociale ne devrait pas rester liée aux entreprises mais doit être centrée plutôt sur la personne, et redevenir une exigence démocratique. Ce qu'il faut souligner, c'est que les droits sociaux ne sont plus séparables des droits politiques ni renvoyés au domaine économique. Cela ne veut pas dire qu'on pourrait ne pas tenir compte de l'économie, alors que l'évolution économique est au contraire déterminante dans cette orientation vers le développement humain, mais la politique s'en mêle et reprend ses droits en universalisant les protections sociales.

3. De l'économie à l'écologie et de l'énergie à l'information (relocalisation, immatériel)

On a déjà l'acteur collectif et le but social. On est supposé savoir avec qui on se bat et pourquoi mais comment y arriver, c'est encore une autre histoire ! Chacun a sa petite idée là-dessus, les "faut qu'on", les "y a qu'à" sont légions et se perdent dans leurs bonnes intentions. Le contenu du projet politique reste inévitablement ouvert au débat public contradictoire car les analyses sont divergentes, mais pour autant il ne peut être arbitraire non plus, il est contraint de tout côté par des causes matérielles, par les forces productives et l'état de la planète. La condition d'une véritable alternative est de prendre en compte les transformations de la production et notre réalité la plus contemporaine au-delà des rapports de force actuels et des conservatismes sociaux. On ne peut en rester à la même chose, en se contentant de réduire l'allure, de réduire le temps de travail par exemple, il faut changer nos façons de faire, il faut des alternatives locales à la globalisation marchande. On n'a pas vraiment le choix sinon de s'adapter à notre mutation anthropologique, à notre entrée dans l'ère de l'information et de l'écologie, qui ne se réduit pas à la globalisation libérale qu'on voudrait nous imposer mais comporte au contraire des exigences contraires à l'extension des marchés et de la concurrence, au profit de la gratuité et de la coopération (logiciels libres). C'est en grande partie notre situation matérielle qui nous oblige à passer de l'avoir à l'être, de l'accumulation à la préservation et de la compétition à la communication.

Refuser de prendre en compte cette rupture, ce changement de paradigme si difficile à penser, c'est en subir les ravages avec l'extension de la précarité et la dégradation de nos conditions de vie. Prendre en compte les contraintes matérielles et techniques permet au contraire de tirer parti des formidables potentialités de l'époque, de toute la "richesse des possibles", de toutes les bonnes nouvelles qu'on voudrait transformer en mauvaises (la fin de la rareté et du travail forcé, la valorisation des compétences et de l'autonomie, les capacités de reproduction numérique et le partage des savoirs, etc.).

L'économie de l'avenir, relocalisée et réorientée vers l'immatériel et le développement humain, faisant une large place à la gratuité, se trouve à l'opposé d'une économie de marché prédatrice dont le périmètre doit être réduit (ni le travail, ni la monnaie, ni la Terre selon Polanyi), ce qui ne veut pas dire supprimé mais qui devra être mieux régulée pour en réduire le coût écologique. La propriété immatérielle, brevets logiciels et droits d'auteur, s'avère complètement contre-productive dans cette nouvelle économie numérique dont le marché n'arrive décidément pas à s'accommoder multipliant les barrières artificielles et les procès en vain.

Il y a par contre une cohérence remarquable, et toutes sortes d'interdépendances, entre l'ère de l'information, de l'écologie-politique et du développement humain. C'est dans un contexte où le travail de force disparaît au profit des travailleurs du savoir ou des manipulateurs de symboles (informatiques), que la formation et le développement des capacités individuelles deviennent prioritaires, reliant l'ère de l'information au développement humain. Après l'écologie énergétique, l'écologie-politique s'inscrit dans l'ère de l'information sans laquelle elle ne pourrait avoir sa fonction d'alerte ni aucune capacité de régulation. D'autre part, l'écologie-politique ne peut avoir d'autre visée que celle du développement humain, ne serait-ce que pour avoir des individus éduqués à l'écologie. De plus, l'écologie doit tirer profit du "devenir immatériel de l'économie" pour sortir du salariat productiviste et construire une production alternative relocalisée. Enfin, elle se marie très bien avec l'ère de l'information et des réseaux permettant d'intégrer la complexité et la diversité des écosystèmes.

Il ressort de cette intrication entre l'ère de l'information, l'écologie et le développement humain, le modèle d'une structure en réseau, mais organisée en différents niveaux (comportant des centres spécialisés, des filtres, des voies de diffusion, avec des rétroactions positives ou négatives). On est aussi loin des systèmes pyramidaux que des phénomènes de masse, mouvements de foule ou de marché. Une sorte de fédération plutôt qu'un pouvoir centralisateur et homogénéisant. La centralisation garde une part non négligeable malgré tout, dans une dialectique entre local et global, à l'image du système nerveux central. Les métaphores biologiques ne sont pas l'essentiel, utilisées pour décrire une réalité technique qui structure effectivement nos échanges, celle des réseaux de communication. La question politique posée par ces nouvelles possibilités, c'est celle de l'équilibre entre auto-organisation et centralisation afin d'assurer de meilleures décisions démocratiques. L'information, l'expertise et le débat public deviennent dès lors des enjeux essentiels pour une démocratie éclairée.

4. Construction d'une démocratie cognitive (des sciences à l'expression du négatif)

Après nous être constitués en sujet collectif dans une volonté de mise en commun et de partage (cause motrice) nous avons pris pour but l'individu (cause finale) plutôt que la société elle-même, affirmation de notre objectif de démocratisation et d'organisation de l'autonomie. Pour cela, nous savons que nous devrons tenir compte des contraintes écologiques et de l'essor des techniques numériques (cause matérielle). Reste à donner un peu plus de réalité à une démocratie souvent trop formelle qui ne saurait se réduire au droit tout théorique pour chacun de dire n'importe quoi sur n'importe quel sujet, un "cause toujours" sans conséquences, plus assourdissant encore qu'un "ferme ta gueule" autoritaire.

Notre tâche de réalisation de la démocratie exige de lui donner une forme moins illusoire où chacun doit pouvoir se faire entendre dans les décisions qui le concernent et faire ce qu'il fait en sachant ce qu'il fait, plutôt que de subir les faits sans pouvoir rien y faire ! Plus généralement, nous aurons à construire une intelligence collective qui brille tellement par son absence.

On connaît depuis l'origine les défauts de la démocratie entre démagogie et technocratie. Il est toujours aussi difficile pourtant de prendre toute la mesure de l'impossibilité d'éviter le simplisme en s'adressant au grand nombre, encore plus d'intégrer le caractère contradictoire des choses et le négatif de tout positif ! Cet obstacle cognitif est ce que nous aurons à surmonter pour pouvoir assumer nos responsabilités collectives. La tâche est immense mais on en a les moyens techniques au moins, c'est déjà ça ! La limite est plutôt du côté subjectif, la difficulté d'avouer son ignorance et plus encore la difficulté de l'autocritique et de l'expression du négatif, tout ce qui relève du narcissisme, de l'intérêt et la compétition.

La démocratie à venir devra tenter d'être une "démocratie cognitive" en réseaux, démocratie des minorités, décentralisée et organisée en fédérations sans doute. Les principes en sont très différents d'une "volonté du peuple" mythique et originelle. Les sciences (et l'information) sont appelées à y prendre de plus en plus de place à cause de leur place dans la cité et surtout de leurs conséquences sur nos vies. Ce qui ne peut vouloir dire que quiconque pourrait s'exprimer sur un sujet qu'il ne connaît pas du tout, ni laisser les scientifiques décider tout seuls de ce qui concerne toute la société. Des structures comme des forums de citoyens ("forums hybrides") seront sans doute nécessaires pour préparer des votes démocratiques informés. Les procédures à mettre en place entre les divers spécialistes et l'ignorance commune sont un des enjeux majeurs de la démocratisation de nos sociétés. Au-delà de la formation, la vulgarisation et la médiatisation seront sans doute au coeur de cette société du savoir où chacun n'en sait qu'un petit bout et où se forgent toutes sortes de fausses représentations. Au point qu'on peut penser, avec Hegel, qu'il serait bien utile d'avoir une sorte de religion en médiation entre sciences et politique...

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