Retour à l’origine de la pensée de Heidegger

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OntologieLa parution des premiers cours de Heidegger est un événement important pour comprendre les origines de sa pensée, lui qui prônait justement de toujours revenir à l'origine pour se délester de tous les discours qui la recouvrent. Cela permet aussi de se réconcilier avec les problématiques qu'il a mises au jour, et qui alimenteront toute la période existentialiste, avant leur contamination par la période nazie (et même s'il fréquentait déjà les cercles réactionnaires et pangermanistes). De quoi mieux comprendre à quel point son parcours s'enracine dans la théologie (notamment Luther et Kierkegaard bien qu'il soit lui-même catholique "à l'origine" O22), ce qui expliquerait la religiosité de ses partisans, ainsi que ce qui l'oppose radicalement à la phénoménologie dans laquelle il s'est pourtant formé comme assistant de Husserl. Celui-ci est en effet accusé de scientisme, à viser une certitude impersonnelle, alors qu'il s'attache lui-même à la temporalité de l'existence et son historicisme vécu (nébulosité éloignée d'idées claires et distinctes), assumant sa finitude et son point de vue dont nul ne saurait s'abstraire. Ce qui est mis ainsi en valeur, c'est le rapport direct et personnel de chacun à l'histoire, historicité de l'être-là humain comme ouverture aux possibilités du moment (être dans un monde).

Cet attachement à l'historicité du vécu cohabite curieusement avec la négation de l'histoire qu'implique ce retour à l'origine dont il se réclamera au nom du "retour aux choses mêmes" à la poursuite d'une authenticité perdue à cause de l'histoire justement alors que l'authenticité serait pourtant toute entière dans la conscience historique ! On ne peut nier une part de vérité à cette tentative de revenir à une virginité première (qu'on peut donc appliquer à Heidegger lui-même en revenant à ses premières formulations) mais il y a aussi une grande part d'illusion dans cette quête proche de celle des sociétés originaires, toujours attentives à revenir à l'ordre ancien par quelques sacrifices (ce dont les Grecs nous ont délivré en inaugurant le temps de l'histoire et d'un savoir cumulatif par la démocratisation de l'écriture). On peut voir un air de rousseauisme dans cette sorte de retour à la nature que la civilisation aurait pervertie mais c'est bien le fond de toute religion de promettre de nous délivrer de la fausseté des apparences pour nous faire pénétrer dans la clarté de l'être et retrouver notre identité profonde. Comme on vit dans l'illusion, rien de plus normal que de rêver d'un être véritable, celui de la chose-en-soi, suprême illusion ! La philosophie aussi part de la non-vérité première de l'opinion mais il y a contradiction entre le concept grec de la vérité comme a-lèthé-ia (dé-voilement), c'est-à-dire comme erreur surmontée, et le fait de placer la vérité au commencement, chez Parménide ou Héraclite l'obscur (qui sont plutôt des sages, sujets supposés savoir s'identifiant à une vérité partielle, et non des philosophes en quête de vérité).

En fait, au début de son parcours, son retour aux Grecs vise d'abord, comme à l'époque de la Renaissance, une sortie de la scolastique mais au moment où il tente de se débarrasser de conceptions religieuses (onto-théologiques), notamment d'une définition figée de l'humanité tel qu'animal rationnel (O48) ou même individu (O25), il produit avec le Dasein qui s'y substitue, une nouvelle fiction de la présence originaire (phono-logo-centrique) qu'on peut dire créationniste, puisque situant la vérité à l'origine [dans l'intentionalité dé-couverte par la phénoménologie et dont l'absence est dénoncée dans la philosophie, pourtant originaire, et son concept de vérité]. On peut y opposer un savoir en progrès aussi bien qu'une évolution créatrice (avec toute une dialectique qu'il refuse) alors qu'il identifie la plupart du temps le Dasein au regard (O79, I121) - même si "nous voyons en passant par le langage" (I47). Le regard comme tel n'apprend jamais rien, toujours le même à chaque fois dans sa confrontation originelle au monde extérieur, en temps réel (même s'il est toujours "historique" O114, s'éveillant à chaque matin du monde). Si Heidegger rejette la dialectique, c'est à cause de son caractère systématique préconçu mais surtout, parce qu'elle abandonne ce qu'il appelle (O144) "l'acquis préalable" (ne voyant pas que la négation est toujours partielle) et qu'elle ne préserverait donc pas une continuité qu'il brise pourtant lui-même.

En fait, on peut trouver dès cette époque l'incarnation de ce parti pris originaire dans sa conception du langage, rapportant le sens de chaque mot à sa genèse (I32), ce qui justifie son utilisation intensive de l'étymologie. De même, tout comme l'être-là peut s'identifier pour lui à un simple regard, il réduit un peu trop la fonction du langage à la désignation (qui est certes primordiale dans la constitution d'un monde commun), la perception, la présence, le maintenant : "la fonction signifiante originaire consiste à montrer" (I42), évacuant aussi bien l'impératif que l'expressivité tout comme la division et la distinction, mais, surtout, la narrativité, la parole étant là tout au contraire pour parler de l'absence plutôt, raconter ce qu'on ne voit pas, sans parler de l'écriture...

Le retour aux origines de sa pensée est absolument indispensable pour sauver ce qui peut l'être malgré son prétendu tournant. L'existence même d'un tournant dans sa pensée contredit cependant toute réduction à l'originaire (bien qu'on puisse interpréter ce tournant comme un retour à l'origine, paradoxe des religions qui se réclament d'une révélation, exigeant une conversion qui casse l'histoire en deux pour retrouver l'origine perdue). Il faut bien dire que la lecture des premiers cours relativise plutôt ce tournant dont la plupart des thèmes étaient déjà là, y compris la mise en cause de l'histoire de la philosophie comme recouvrant l'existence elle-même, ou de la primauté de la conscience par rapport à la signification de situations concrètes. Enfin on peut dire qu'il était déjà un peu nazi avant le nazisme, engagé depuis la guerre au moins dans le national-populisme (völkisch) pangermaniste.

Revenir au Heidegger original n'est pas adopter son point de vue, qui contient les germes de ses errements futurs, mais revenir à la nouveauté de son abord de la question humaine par ce qui nous concerne dans notre être, à ce que cela pouvait avoir de nécessaire, tout comme son insistance sur notre finitude et la dimension historique de l'existence, la projection dans le futur et la nécessité de s'appuyer sur le passé (tout en le contredisant, tout est là, c'est le moteur de la dialectique qu'il met en pratique tout en la déniant). On ne peut laisser dans le vague, en tout cas, la valeur qu'on reconnaît à la philosophie de Heidegger alors même qu'il a été compromis par son nazisme plus que ne l'admettent ses fidèles et pour des raisons liées à sa philosophie, à sa valorisation de la finitude et des particularismes avec sa quête de l'origine et de l'enracinement. Cette valeur "existentielle" pourrait bien venir, beaucoup plus qu'on ne pouvait l'imaginer avant, de son origine religieuse (pas du tout de Nietzsche) et même de ce qui oppose religion et science comme liberté et déterminisme. Philosophie qui ne serait ainsi qu'une dé-mythologisation de la religion pour en retrouver l'expérience vécue, bien qu'insensible à nos prières et dépourvue de toute providence. Il y a certainement une part de l'expérience religieuse à sauver, celle qui confère une dignité absolue à notre existence et donne sens à notre mort singulière, mais se défaire de la religion n'est pas une mince affaire tant ses représentations structurent notre imaginaire et nos façons de poser des questions, très au-delà de ce qu'on pourrait croire (ce que Heidegger montre bien), la déconstruction ne fait que commencer...

"On prend un recouvrement de la chose pour la chose elle-même. Le fait d'accueillir purement et simplement ce qui se montre n'apporte donc en lui-même aucune garantie. En allant au-delà de cette position initiale, il s'agit d'arriver à saisir la chose elle-même en la libérant de ce qui la recouvre. Il est nécessaire pour cela de mettre à découvert l'histoire de son recouvrement. Il faut parcourir à rebours la tradition du questionnement philosophique jusqu'à atteindre ce qui en est réellement la source. Il faut déconstruire la tradition. Ce n'est que de cette façon qu'une position réellement originaire pourra être atteinte". O106

"La déconstruction prend son point de départ dans la situation d'aujourd'hui qu'elle se rend présente [...] Déconstruire, cela signifie dans le cas présent : faire retour à la philosophie grecque, à Aristote, pour voir comment quelque chose d'originaire y a été mis au rebut pour être ensuite recouvert, et pour voir que nous avons nous-mêmes notre site dans ce rebut". O107

Tout commence en 1920 par la Phénoménologie de la vie religieuse (2011) dont Husserl le charge et qui constituera le fondement de la suite, du côté de l'expérience individuelle du mystique plus que de la communion avec la foule des fidèles (inquiétude, souci, vécu historique, "à chaque fois", sécurisation qui recouvre l'originaire). C'est avec le cours de 1922 sur l'interprétation phénoménologique d'Aristote (Phénoménologie de la vie philosophique) et surtout le suivant de 1923 intitulé déjà "Ontologie" (2012) qu'il va développer une "herméneutique de la facticité" transposant l'expérience religieuse au monde profane. Les références religieuses sont encore dominantes au début pour s'effacer dès le troisième chapitre. Dans la foulée, le cours suivant de 1923-1924 ("L'introduction à la recherche phénoménologique", qui est plutôt une exécution) finit de mettre les choses au point par rapport à son engagement auprès de Husserl dont il a fini par prendre le contre-pied sous ce nom d'herméneutique, censée rendre compte du vécu concret, de la compréhension immédiate des situations existentielles, du sens de l'être au-delà du phénomène et donc ontologie, explicitation d'une expérience du monde pleine de doutes et non d'une conscience transcendantale ou d'une certitude cartésienne. Il garde malgré tout de la phénoménologie l'unité de l'intentionalité constituant son objet, remontant simplement à ce qui la fonde, la motivation préalable (I128) qui met en relation sujet et objet, que ce soit le souci, l'ambiance ou l'émotion (joie, peur, tristesse, angoisse I310). C'est la situation concrète qui devient unité de signification, ne se réduisant pas à une multiplicité de causes (O127) ni à une simple intériorité mais qui renvoie à l'engagement pratique (comme dit Spinoza - jamais cité - l'affect est puissance d'agir). Il y a donc toujours une compréhension préalable de la situation et une décision, un acte originel (existentiel), dont la fonction cependant est de recouvrir le réel en l'orientant vers son objectif. Le fait que le Dasein interprète la situation est justement ce qui fait obstacle à sa propre interprétation (de même que l'énonciation s'oublie derrière l'énoncé, le percipiens s'efface derrière le perceptum). Ce qui fascinait déjà à l'époque ses étudiants avec cet enseignement hors-norme de la philosophie (analysant le souci de certitude de Descartes plus que sa philosophie), c'est une promesse de dévoilement sans cesse ajournée et dont il faut bien dire, qu'à la fin, cela n'a pas mené beaucoup plus loin malgré toutes ces années. Il y a même au début une plus grande insistance sur l'historicité de l'existence, plus affirmée encore dans sa polémique avec Husserl, sinon cette trilogie inaugurale (religion, ontologie, phénoménologie) me semble bien faire comprendre les racines de sa pensée, annonçant une bonne part de ce qui viendra par la suite - de quoi éviter toutes sortes de contre-sens. Le cours sur Le Sophiste qui vient après (1924-25), contemporain du début de la rédaction d'Être et Temps (1927), est déjà nettement plus brillant et maîtrisé (ainsi que moins critique envers Husserl). Il est cependant significatif de l'influence de la guerre de 1914 et de son exaltation par Jünger comme expérience intérieure, source principale du fascisme et de l'existentialisme sans doute, qu'il fasse référence dans les premières pages du Sophiste au mouvement de la jeunesse allemande qui s'était engagée en 1913 "à configurer son existence à partir de sa sincérité intérieure et du sens de ses propres responsabilités" (p14) - bien qu'il se soit fait très vite réformer (pour ses problèmes cardiaques) au moment de la première guerre mondiale...

On peut contester que sa phénoménologie de la vie religieuse soit universelle, trop marquée par le christianisme et se limitant à une religion personnelle quoique poursuivant un état assez proche de l'éveil bouddhique. Il évacue ainsi la dimension de fusion avec les autres, pourtant essentielle dans ce qui est d'abord un phénomène social avant d'être individuel (le mystique met en scène ce qu'on lui a fait croire en donnant présence à l'absent). En tout cas, il se focalise, à partir de Paul et d'Augustin, sur la part de crainte de l'avenir constituant la caractéristique principale de notre vie dans un monde incertain, et qui serait donc transmuée par la religion en crainte de Dieu. En ces temps là, effectivement, la vie authentique du chrétien était dans l'attente de la fin du monde comme aujourd'hui dans le catastrophisme ambiant (vivre comme si on allait mourir demain). La crainte témoigne en fait de l'altérité, de la transcendance du monde comme de Dieu, rien de tel que la peur pour se sentir exister et se projeter dans le futur. Dès lors, pour Heidegger (comme pour Pascal) tout ce qui nous détourne de ce tragique de l'existence, toujours sous la menace, serait oubli de l'être essentiel, divertissement de notre présence singulière au monde, toute affairée dans la préoccupation de l'étant, l'impersonnalité des on-dit du sens commun, jusqu'à considérer les êtres vivants et soi-même comme des choses, de façon toute extérieure (ce que Lukàcs appelait réification en 1923), "s’oublier lui-même en tant qu’existence, pour finalement se comprendre lui-même à la manière d’un étant intramondain". Cette exigence d'authenticité et d'intensité de la vie est sans aucun doute le fond de l'existentialisme, cette expérience personnelle de l'être-au-monde donnant une valeur infinie à l'individu et à sa liberté (sinon, comme dit Kierkegaard, "il n'y a que des spécimens et non des individus" O145). Il faut ajouter à cette inquiétude et l'angoisse de la vie (du chrétien pour Augustin), la conscience de sa faiblesse (sa culpabilité, sa finitude chez Paul), enfin le caractère doloriste de la passion opposé par Luther aux prétentions d'une vie bienheureuse dans la plénitude divine. Sans doute sur de tout autres modes, la question de l'authenticité hante aussi l'art moderne confronté au semblant, jusqu'à la critique de la société du spectacle dont on peut ironiquement souligner les fondements religieux dans la dénonciation du Veau d'or déjà. Impossible de se débarrasser d'une authenticité revendiquée par le mensonge lui-même mais qu'il vaut mieux savoir aussi inatteignable que la chose-en-soi, prise dans une dialectique contradictoire loin de pouvoir être un état continu (pas plus que la jouissance), sinon la mise en scène de l'authenticité pourrait se transformer en aliénation la plus complète où le vrai n'est plus qu'un moment du faux.

"La quotidienneté caractérise la temporalité du Dasein. Un certain être-dans-la-moyenne du Dasein fait partie de la quotidienneté ; cet être dans la moyenne, c'est le "On" où la singularité propre du Dasein et son possible être-propre sont maintenus à couvert." O115

"Ce à quoi on a affaire, ce auprès de quoi on s'attarde, ce monde, on l' "est" soi-même. Ce qu'on est soi-même, ce qu'on est dans le monde avec les autres, se détermine à partir de la manière dont on vient au paraître avec les autres tout en se différenciant d'eux". O127

"L'apparaître des autres qui vivent factivement est déterminé plus précisément par le caractère de "monde commun" [...] ce sont ceux avec lesquels on "a quelque chose à faire" en commun, avec lesquels on travaille, projette quelque chose". O132

"L'ambiance ne se détermine en aucune manière par la simple juxtaposition des uns avec les autres mais cette ambiance est celle du commerce mondain préoccupé [...] L'ambiance, c'est l'être-dans-la-moyenne, la publicité de la vie." O135-136

Le monde de la préoccupation quotidienne "semble être tout bonnement là" (O137), dans une certaine insouciance dans laquelle la menace peut toujours surgir, justement à cause de l'illusion de sécurité qu'elle procure. La différence d'être oppose la familiarité de l'attente à un arrêt de bus où nous nous fondons dans le décor avec le fait de se trouver soudain dans une ville inconnue d'un pays étranger. Vouloir préserver l'étrangeté du monde et l'inquiétude de la vie peut paraître bien contradictoire puisque, comme dit wikipédia : "la vie comme ce qui se déroule dans le temps est inquiétante et tous ses efforts visent très normalement à essayer de la sécuriser et donc à lui faire perdre son caractère d'être originaire". C'est pourtant bien contre toute sécurisation que va le souci de Heidegger alors même que le besoin de sécurisation est notre seul souci ! Paradoxalement, le fait de se consacrer à une action pratique pourra être décrit comme une fuite de la réalité. Il s'élèvera pareillement contre les sciences et la philosophie (plus tardivement contre la technique et la raison), voulant privilégier un vécu primitif qui sera bientôt l'angoisse de la mort comme révélateur de l'être ; mais ce qui prendra chez lui la place du cogito cartésien fait dès lors passer l'historicité au second plan (et il est vrai que de frôler la mort nous fait nous sentir exister, mais l'amour aussi, d'une toute autre façon). Voilà comment le rédacteur de wikipédia résume ces stratégies sécuritaires qui nous soulagent de l'existence :

"La première sécurisation consiste à attribuer un sens à l'Histoire en général et un destin à l'homme en particulier ; si je reconnais un sens au temporel celui-ci perd pour moi son caractère inquiétant. La deuxième possibilité est de noyer les destins individuels y compris le mien dans de grands courants collectifs à la manière de Oswald Spengler avec Le Déclin de l'Occident dans lesquels l'individu doit s'insérer. Chez Spengler cet apparent pessimisme a un effet libérateur. La troisième est intermédiaire, l'homme de la quotidienneté se repose occasionnellement de l'étrangeté du monde dans l'admiration des œuvres culturelles".

La même attitude vaut dans le domaine théorique, cette fois par la critique de la phénoménologie "comme science rigoureuse", opposant ce qu'il appelle une "connaissance connue" (publique, validée, scientifique) à la confrontation aux choses elles-mêmes dans une attitude de curiosité (O92, curiosité qu'il récuse ensuite à cause de sa fascination pour la nouveauté, I144), d'exploration, d'extériorité, d'ignorance - "à chaque fois" ! Husserl aussi critiquera les sciences à la fin pour leur éloignement du monde vécu alors que, presque à l'opposé, Heidegger veut préserver l'expérience de l'altérité qui est constitutive de la perception comme de la communication (à un autre) (I45), transcendance du monde auquel nous sommes confrontés et qui est la cause d'une disjonction entre vérité et savoir que le souci de certitude scientifique recouvre en tant qu'il serait fait pour nous rassurer (il faudrait noter cependant que l'expérience de la science est le contraire du "bien connu" pour des chercheurs qui vont plutôt de surprise en surprise avec ce qui n'est pas dogme figé mais savoir en progrès, dans une dialectique justement entre vérité et savoir, expérience et théorie). Il décrit ainsi les conséquences du souci de certitude, son "être-ouvrant" configurant son monde mais produisant par là même "une mé-prise qui se prend à son propre piège", le Dasein "qui fuit devant soi-même", s'évitant ainsi lui-même dans son être-temporel par ce qu'il appelle déguisement, dissimulation ou distorsion par unidimensionnalité (sans que la technique intervienne encore à ce stade, notons le) :

l'être-ouvrant a été compris comme motif primordial du souci de certitude ; 2° la rétention de ce qui a été ouvert ; 3° la configuration de ce qui a été retenu ; 4° l'assujettissement à ce qui a été configuré ; 5° la perte dans ce à quoi le souci s'est assigné. I302

L'être du Dasein n'a pas le caractère d'un "quelque chose qui se rapporte à autre chose", d'un "je me rapporte à un objet". Il signifie au contraire que l'étant visé par le terme de "conscience" est un étant qui se préoccupe de son propre Dasein tout en étant fixé sur le monde. Il n'est nullement nécessaire qu'une réflexion portant explicitement sur le Je intervienne. Tout en ayant affaire à quelque chose, on est préoccupé de son propre Dasein [qui ne peut être déterminé comme un être que l'on a, mais comme cet être que l'on est]. I309

On voit que le souci qui est tendu vers quelque chose dont il se préoccupe, tout en étant préoccupé par ce quelque chose, se préoccupe également de son propre Dasein, et à vrai dire ici où le Dasein fuit devant lui-même, le souci se préoccupe également d'ensevelir le Dasein lui-même, de faire que sa rencontre soit impossible [...] Cela signifie que dès l'abord le Dasein ne peut absolument pas être appréhendé primordialement par le phénomène de l'intentionnalité. Le phénomène de l'intentionnalité se dirige d'avance sur le fait de voir quelque chose en se dirigeant vers lui. I306

Ce que le souci fuit, c'est le Dasein dans la possibilité d'être lui-même connu et interprété. Être au sens d'être-dans-un-monde veut dire être-à-découvert, se tenir dans un monde en toute visibilité. Ce devant quoi le souci fuit, c'est l'être-à-découvert du Dasein [...] Le phénomène de l'être-à-découvert permettra en même temps de déterminer de manière encore plus tranchée en quoi l'historialité est une dimension fondamentale du Dasein lui-même. I307

Le Dasein est dans le caractère de l'être-à-découvert, c'est un être dans un monde. Ce phénomène a le caractère d'être de l'étant qui est sur le mode de l'être-dans-un-monde en tant qu'être dans le là [...] Cette visibilité conjointe est exprimée par le . Le Dasein est ici et maintenant dans l'à chaque fois, c'est quelque chose de factuel [...] Le Dasein se défend contre lui-même. Se défendre ainsi contre soi-même n'est pas une détermination contingente du Dasein mais est constitutive de son être. Ce contre quoi il se défend, la menace, réside dans le Dasein lui-même. La menace contre laquelle le Dasein se défend est le fait qu'il est. Le fait qu'il soit est la menace du Dasein lui-même. I310-311

Pour la connaissance, il s'agit avant tout de se familiariser avec l'étant, d'être chez soi au milieu de l'étant lui-même afin que le Dasein y soit assuré. Mais dans la mesure où ce vers quoi s'enfuit la fuite est un monde familier, cela ne peut signifier que ceci : ce devant quoi fuit le Dasein, sous le mode du souci de certitude, c'est l'étrangeté. L'étrangeté est la menace proprement dite qui pèse sur le Dasein. L'étrangeté est la menace qui dans le Dasein fait corps avec le Dasein lui-même. I311

Il y a donc bien un dualisme fondamental dans ce regard apeuré sur le monde, où la conscience se distingue radicalement de son objet (même si Heidegger récuse la centralité de la conscience). Et pourtant, ce dualisme va se résorber dans la totalité de l'Être où se réfugie la nostalgie de l'unité perdue [dans le cours de 1931-32 sur l'Essence de la vérité, il va même jusqu'à mettre la perte de familiarité du monde sur le compte de notre déracinement, p237 - en quoi il semble que ce soit la position politique qui structure la pensée plus que le contraire]. On peut voir la même contradiction entre une mystique de l'existence dont les autres sont plutôt exclus (qui sont ce dont on devrait se défaire comme de l'anonymat du On) et puis tous ses délires sur l'être allemand (particularisme opposé à l'universalisme et l'humanisme romain dans la suite de Fichte), ne se limitant absolument pas à sa période nazie. Il tombe ainsi bêtement, au nom même de sa finitude, dans la fusion nationaliste et un traditionalisme pointilleux, y compris vestimentaire, alors même qu'il est supposé remettre en cause par ailleurs toute la tradition et l'histoire de la métaphysique ! Partager la même origine finit par noyer l'existence singulière dans un ensemble civilisationnel qu'il identifie à des différences de "style" (O77-78), sensibles en premier lieu dans l'expression artistique mais qui ne sont pas très loin de races originaires, d'un ethnos au sens grec (prendre en charge ce passé particulier, en préserver l'origine commune, c'est en préserver la différence, "exterminer l'asiatique" comme il dira plus tard). L'erreur, sans doute, est de considérer la naissance de la science en Grèce comme d'une civilisation parmi les autres ("l'Occident") quand c'est l'ouverture à l'universel et la sortie des traditions particulières. Au moment d'une nouvelle tentation identitaire au milieu d'une mondialisation effrénée, nous devrions avoir appris qu'il n'y a pas seulement une dictature constructiviste, volontariste, mais qu'il peut y avoir tout autant une dictature de l'origine ou de l'identité.

Il n'est pas question de réfuter à la va vite toute l'oeuvre de Heidegger à cause de conséquences si funestes, seulement de donner matière à réflexion. Réfuter les grands philosophes, tous les étudiants le font - on ne peut lire un philosophe que d'un oeil critique, qu'en éprouvant ses limites, il ne s'agit pas d'en faire sa religion - cela ne les empêche pas de garder leur pertinence à rester obligé d'en passer par eux, par les voies qu'ils ont ouvertes. Il y a toute une façon de questionner le questionnant mis en cause dans son être qui ne peut être effacée, l'attention à l'existence elle-même, son exigence de vérité, pas seulement dans les savoirs, ce qui relie la conscience de notre existence au temps, conscience d'une continuité de l'être entre passé et avenir. Il y a pas mal à s'en inspirer mais on ne devrait plus pouvoir s'y convertir et rester tourné vers l'origine quand c'est notre futur qu'il nous faut préserver et nous tourner vers une philosophie de l'avenir pour la jeunesse mondiale connectée, dans un historicisme assumé (qui ne perd pas ses bases historiques). Impossible de croire encore que c'était le dernier mot de l'histoire (après Derrida pour l'écriture ou Lacan pour l'énonciation) alors qu'on peut inscrire l'existentialisme comme moment dialectique d'une certaine négation de l'hégélianisme qui en reprend l'essentiel pourtant (comme l'a montré Kojève en trouvant sa compréhension de Hegel dans Être et Temps ramené à une anthropologie), de même qu'on voit bien comme Heidegger se construit en opposition à la phénoménologie d'Husserl. Nous sommes dans un tout autre moment, mais avec le structuralisme entre-temps, raison pour laquelle la négation du structuralisme nous en rapprocherait (négation de la négation) ?

L'existentialisme en général, pas seulement Heidegger, comporte une dimension normative, exigence de vivre en poète ou en maître, de refuser la médiocrité de l'existence comme le divertissement qui nous détourne de son tragique, vouloir être présent aux choses, attentif à la signification des situations, ne pas perdre son temps, ne pas se perdre dans l'insignifiance, etc., rejoignant les différentes théories de l'aliénation qui datent de la même époque et qui ont montré comme elles pouvaient devenir elles-mêmes aliénantes et illusoires dans leurs promesses publicitaires (la vraie vie). Toute négation étant partielle cela ne veut pas dire qu'il faudrait renier leur part de vérité, mais se situer du moins après-coup - ce qui n'enlève pas la pertinence de l'existentialisme ou des critiques de l'aliénation comme philosophies de la liberté mais leur ôte leur naïveté et complique un peu les choses avec leur supposée hiérarchie des êtres entre pauvres aliénés, véritables zombies, et une humanité supérieure, seule authentiquement humaine.

Un mot sur la traduction, catastrophique, qui donne un charabia infâme réservé à un tout petit nombre. Le cours sur l'ontologie a droit à l'invention en plus du terme de factivité qui se rajoute aux autres stupides conventions de traduction (guise, encontre, entente, etc.) et rendent la lecture si pénible (sans parler du grec omniprésent par nécessité). Il y a vraiment des phrases imbitables à citer pour rire dans les diners. Une version en français serait sympa ! Par contre la traduction de Destruktion par déconstruction est heureuse, plus juste que destruction, mais cela ne va pas aider les étudiants à voir la différence avec Derrida (qui effectivement a inventé le terme de déconstruction pour traduire Destruktion).

PS : On peut signaler l'article de Giorgo Agamben de 1987 sur ce cours : "La passion de la facticité" (repris dans "La puissance de la pensée", Rivages, p331) dont le point de vue est à l'inverse du mien d'interpréter la facticité à la lumière du reste de l'oeuvre de Heidegger (en particulier Être et Temps) au lieu de revenir à son inspiration originelle, jusqu'à en extrapoler des conclusions plus personnelles mais qui ne manquent pas d'intérêt (sur la conscience de son inauthenticité, de sa finitude, et de son impuissance plutôt que sur une impossible authenticité). Il signale aussi, p340-342, que l'attention à la facticité, qui date des leçons précédentes de 1921-1922 sur l'interprétation phénoménologique d'Aristote, s'inspire du concept de kinésis chez Aristote.

L'é-motion (de la vie factice) est telle que, comme mouvement, elle se donne à elle-même en elle-même ; c'est l'é-motion de la vie factice qui constitue celle-ci, de telle sorte que la vie factice, en tant qu'elle vit au monde, ne produit pas elle-même proprement son mouvement mais vit le monde comme le en-quoi, le de-quoi et le pour-quoi de la vie.

Dans une "Lettre à Richardson" (page 179 de Questions IV), Heidegger fait remonter son intérêt pour l'Etre à la lecture du texte de Brentano "Des significations multiples de l'être chez Aristote" mais il n'est guère possible de comprendre Heidegger sans l'existentialisme du psychiatre Jaspers avec qui il a fait équipe au début et qui a inventé la plupart des concepts de l'existentialisme, bien que Heidegger ait ensuite pris clairement ses distances. Pour les autres origines religieuses de sa pensée, dès avant sa thèse sur Duns Scot (premier métaphysicien) où déjà l'objet n'a de sens que pour un sujet, on peut renvoyer au début du livre d'Otto Pöggeler "La pensée de Heidegger" qui insiste aussi beaucoup sur l'influence de Dilthey (dont Heidegger se réclame à la fin de Être et Temps) dans sa conception de l'historicité et la remise en cause de la permanence des choses, ainsi que sur l'opposition au psychologisme (qu'il reprend de Husserl) faisant disparaître la dimension logique. Il y a surtout Kant dont la distinction de la représentation et de l'être en soi a été reprise comme celle de l'étant et de l'être (voir "Kant et le problème de la métaphysique" qui est l'un de ses meilleurs livres). Luc Ferry y ajoute avec raison Max Weber qui dominait l'université à l'époque mais aussi, plus étonnamment, Schopenhauer dont Heidegger ne parle pratiquement jamais et toujours en mal (mais son étonnement philosophique opposé à l'étonnement scientifique présage bien la différence entre la question de l'existence et la connaissance de l'étant). Il cite aussi Nietzsche qui apparemment ne l'intéressera que bien plus tard pourtant (et de façon critique dans le deuxième tome du Nietzsche), son inspiration étant plutôt religieuse au début comme on l'a vu. Un des meilleurs livres sur Heidegger et son évolution est celui de Gadamer. On ne peut ignorer non plus l'ambiance pangermaniste qui conduira à son engagement dans le nazisme et trouve son origine chez Herder et Fichte. Enfin, pour la suite, je conseille ces extraits de "Martin Heidegger et l'ontologie" (E. Lévinas, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin) sur l'existence comme ouverture aux possibles, compréhension de la situation dans laquelle nous sommes engagés (ce qui est étrange, c'est cette valorisation de l'être, du vécu indépendamment de son contenu, et de vouloir que son apparition soit plus importante que le phénomène lui-même).

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22 réflexions au sujet de “Retour à l’origine de la pensée de Heidegger”

  1. "Il y a quand même cette nouvelle insistance sur l'historicité de l'existence, plus affirmée encore dans sa polémique avec Husserl"
    J'y vois deux sous-sujets. L'un relié au "je" qui refuse de se laisser dissoudre dans la science et l'autre relié à l'histoire qui ne repasse jamais les plats de la même façon, que chaque instant est unique.

    • En fait, ce qui est unique dans l'histoire, c'est de ne pas en savoir la suite. Je trouve pour ma part plus intéressant le fait d'ancrer l'existence dans l'incertitude de l'avenir et l'inquiétude du vivant plutôt que dans l'angoisse de la mort. Ce qui nous constitue et relie les deux thèmes, c'est notre ignorance constitutive et singulière à chaque fois.

  2. Les deux « sous-sujets » que vous proposez sont trop complexes pour que j’ose m’y risquer. Simplement je proposerais de les réduire à un seul : Science, et histoire ne rendent compte qu’après coup de l’instant du « bond qualitatif ». L’instance d’un évènement ne se peut dire unique que si, au lieu d’apparaître comme nouveau modèle possible d’explication, à partir de normes critiques acquises, il nous met en présence d’un motif (source de mouvement, déplacement). L’ensemble de notre outillage ( intérieur) perceptif –cognitif se trouve alors démenti par un inattendu, déclencheur d’une sur- prise du monde ( l’origine vient de l' extérieur). L'instant du monde qui se donne au présent apparait comme positivement "unique" seulement s'il éveille le désir d'ouverture à ce monde-ci, un plaisir d'être-là, de participation pleine. Sinon c'est le temps comptable de la routine, ou bien un déclencheur négatif de vertige, d’inquiétude sinon d'angoisse, avec fermeture à l’esthésie d’un bond qualitatif perturbant l’histoire que nous nous faisions jusqu’à présent de ce monde, ou bien notre monde « sans histoire ».

  3. Le concept d'après-coup est effectivement crucial et manque à Heidegger. Il est exact que la plupart des événements importants l'ont été après-coup. Sur le moment, dans la présence de l'évènement, on ne sait pas très bien ce qui se passe, on va aux nouvelles, on tente de comprendre. Souvent (pas tout le temps) les oeuvres de rupture comme les découvertes scientifiques les plus fondamentales sont ignorées ou rejetées. Cela montre bien que l'évolution des idées ne dépend pas de nous mais de son déroulement dans le temps. Ce que l'histoire nous réserve de surprises est de démentir nos anciennes croyances (à l'opposé de l'originaire), expérience étonnante de l'inadéquation de nos représentations (comme d'un soleil qui nous tournerait autour) mais dont on peut avoir une expérience quotidienne dans l'écriture où la substitution d'un mot à un autre dégage soudain tout un champ inaperçu de conséquences, expérience de l'altérité qui donne un certain plaisir intellectuel mais ne laisse pas indemne notre narcissisme (l'être, l'énonciation).

    La question que pose Heidegger me semble celle d'une certaine normativité, vivre en poète ou en Maître, refuser la médiocrité de l'existence, prendre des risques (risquophiles et risquophobes sont déjà là), vouloir être présent aux choses, attentif à la signification des situations, ne pas perdre son temps, ne pas se perdre dans l'insignifiance, etc. Cela va un peu plus loin que l'hédonisme traditionnel ou le service des biens. Un peu plus loin donc que la "recherche du bonheur" et complique la question de quelle vie on voudrait vivre ? Si la question de l'origine me laisse froid (bien que je garde comme tout le monde un certain ancrage dans mon parcours depuis l'enfance, ce qu'on peut appeler la dépendance du chemin parcouru), la question de l'aliénation reste posée, comme celle de l'authenticité même à reconnaître leurs paradoxes et leurs limites (exposées dans le Misanthrope déjà). Le grand absent, c'est le désir et le rapport à l'autre mais on est quand même sur un terrain plus intéressant que les magazines de psychologie ou les politiques utilitaristes à sortir un peu de notre condition animale, simplement à mettre notre être en question.

  4. "Le siècle post-révolutionnaire cultive intensément la recherche des origines (du langage, des nations, du christianisme, des espèces) qui doit éclairer — sur leur nature, leurs droits et leurs devoirs — des sociétés désormais vouées à la liberté."

    Le mythe de la nation française (sur "Les Origines de la France. Quand les historiens racontaient la nation" de Sylvain Venayre)

    Cela m'a fait découvrir le livre du fils d'Emmanuel Todd, David Todd sur La préférence française pour le protectionnisme qui traite aussi d'une supposée "identité de la France" héritée de l'histoire, cette fois économique, pourtant assez changeante (sous la pression des intérêts changeants).

  5. Vous avez écrit (13-07-13) « la question de l’origine me laisse froid (bien que je garde comme tout le monde un certain ancrage dans mon parcours depuis l’enfance, ce qu’on peut appeler la dépendance du chemin parcouru) ». Vous écriviez aussi que « l’évolution des idées ne dépend pas de nous mais de son déroulement dans le temps ». Et l’histoire des idées se construit sur la longue durée, à une échelle qui n’est pas celle de l’existence individuelle. L’expression philosophique, comme l’expression artistique, relèvent de démarches individuelles pour « refuser la médiocrité de l’existence, vouloir être présent aux choses, attentif à la signification des situations » mais à partir de la fenêtre étroite de son époque. Comment à partir de cette conscience particulière participer, à l’intérêt commun, à une conscience collective, à un esprit (au sens de Hegel) de l’Humain en général ?

    Henri Maldiney apporte une réponse dans « Art et Existence » en écrivant (page 135 de l’édition Klinchsiek de 1985) : « Nous sommes en quelque sorte confrontés d’une part à un destin pré- contraint, l’Ananké des Grecs, de l’autre à une liberté sans destin, une liberté n’aboutissant qu’à particulariser un individu, le moi dans son individualité n’étant plus que la trace de l’esprit disparu. »…

    C’est parler ici de cette « normalité » individualiste que vous reprochez chez Heidegger (« vivre en poète ou en Maître ») et dont sont passibles bien d’autres poètes ou philosophes ?

    « L’histoire est plus que le destin », écrit Maldiney. « Elle commence au moment critique et décisif où le moi, jusqu’alors voué à un destin pré- contraint, dispose de ce destin en se destinant lui-même »… « Si la première dimension du moi est dans sa capacité de transcendance {auto- dépassement de soi] la seconde dimension est l’être-à- l’autre, la participation, l’être-à- l’altérité à l’opacité à jamais insurmontable, qui jamais ne peut être surmontée en transparence, parce que, si elle l’était, il n’y aurait plus de réel. Seule la résistance de l’altérité opaque, incontournable, que nous tentons d’articuler, garantit notre propre réalité… Avec l’autre : transparent, comment l’aimer ou le haïr ?

    A ce point de ma relecture de Maldiney j’ai eu à prendre connaissance de l’avènement d’un nouveau timbre postal, pas si mineur qu’il ne parait, du fait d’un différent entre la très catholique Christine Boutin et les créateurs, qui prétendent avoir pris pour modèle une star du mouvement Femen ! Comme il me semblait que les graphistes avaient plutôt modifié le visage féminin des déesses de l’Antiquité et de la Vierge Marie chez Boticelli ou Lippi à l’époque de la Renaissance, j’ai compris que quelque chose a évolué sur cinq siècles, concernant l’image de la femme, en passant par l’effigie de la Liberté émergeant de la violence des barricades peinte par Delacroix.

    La nouvelle image de « Marianne » sur le timbre de la Poste (14 juillet 2013)


    Nouveau timbre femen

    Le visage de la femme du timbre poste actuel n’est plus présenté comme une entité idéale muette (objet à admirer, ou un pur signe symbolique) transparente dans sa beauté toute et seulement intérieure, et ne nous regardant jamais en propre : On donne à voir qu’ elle parle, que sa main est animée, que son regard est en capacité de percevoir un monde, qu’elle est libre enfin de se destiner elle-même en tant que femme ! Le jeune personne du timbre n’est plus soumise aux destins précontraints d’une mystique religieuse ou d’une idéologie, fût-elle laïque, elle est présentée comme capable d’exprimer l’opacité de sa libre condition.

    1.Botticelli Madone (détail)

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    2.Botticelli. Vénus (détail)

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    1. Delacroix

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    « La liberté guidant le peuple » (détail)

    4.Beaujard Marianne classique

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    • La femen en question était destinée par sa beauté à épouser un homme riche et c'est bien contre ce destin qu'elle a engagé son corps.

      Je trouve très juste la remarque que l'opacité de l'autre est inséparable de son altérité et qu'on ne peut aimer un être transparent.

      Ceci dit, ce que je mets en cause, ce n'est pas tant l'individualisation de l'existence qu'une sur-normalité surjouée et une hiérarchie des êtres que tous les poètes n'ont pas revendiquée (pas Pessoa par exemple) au contraire de pas mal de romantiques.

  6. "De quoi mieux comprendre à quel point son parcours s'enracine dans la théologie (notamment Luther et Kierkegaard bien qu'il soit lui-même catholique "à l'origine" O22), ce qui expliquerait la religiosité de ses partisans, ainsi que ce qui l'oppose radicalement à la phénoménologie dans laquelle il s'est pourtant formé comme assistant de Husserl"
    Et la phénoménologie du fait religieux qui traiterait de la réalité des représentations?
    Du moins dans sa dimension d'aspiration humaine au parti-pris, à l'aptitude singulière au parti-pris, si ce n'est même au besoin de parti-pris. Il s'agirait ici de" revenir aux origines ou à notre essence sociale, notre capacité à faire corps qui a pu apporter un avantage du point de vue de la sélection des espèces.

    • Il ne faut sans doute pas réduire la religion à la solidarité de groupe qui joue bien sûr mais pas seulement, il y a aussi le besoin de certitude et le pouvoir de la narration qui charrie des symboles forts et incarne des vérités fondamentales, dans un entrelacement entre pouvoir politique et normalisation subjective (il est certain qu'il y a des Musulmans parce qu'ils ont gagné leurs guerres de conquête, tout comme il y a des Chrétiens parce que Constantin en a fait une religion d'Etat mais on est loin de la sélection de l'espèce biologique seulement culturelle).

      Ce que montre Heidegger, c'est l'inconscience totale de la dimension sociale de la religion interprétée comme une expérience singulière. Ce qui me frappe dans la religion, moi qui ai été très religieux dans mon enfance, c'est non seulement d'arriver à faire exister de pures fictions mais surtout la très haute idée qu'elle donne de l'homme au point de rendre impensable de nous réduire à l'animalité et au déterminisme. Il est bien difficile de revenir de ce narcissisme primaire pour admettre les déterminismes sociaux et nos limitations cognitives (car le fond du problème, c'est bien qu'on n'a pas accès à la vérité et qu'il y a nombre de croyances qui peuvent sembler indécidables).

      Parmi les définitions de l'homme que Heidegger rejette, ce serait "celui qui cherche Dieu", définition qui n'est pas si fausse, Dieu étant ce qui nous manque nous qui rêvons d'utopies nous délivrant des affres de l'existence. Comme dit Lennon, "God is a concept by which we measure our pain". Ce qui caractérise cependant les religions, c'est leur caractère très élaboré avec une façon de se servir de vérités aveuglantes pour faire passer des énormités et de donner un sens littéral à des récits mythiques imagés.

      Quand il n'est pas familial, le parti-pris en religion est de l'ordre de la logique, de la conviction interne d'une vérité, ce qui n'est pas très éloigné de bon nombre de folies trop logiques, fascinées par une vérité à laquelle les fous tiennent plus que la vie, leur empêchant de voir la vérité contraire et le monde réel. En politique, l'intérêt s'y mêle beaucoup plus mais on a aussi ces pétitions de principe aveugles aux réalités. Croire dans une Nation (républicaine) comme dans un peuple originaire (une civilisation, une race) est aussi irrationnel que de vouloir donner existence à un concept comme celui de Dieu en les dotant d'une puissance complètement imaginaire.

      • La structure du rituel qui accompagne le bouc-émissaire est vraiment très intéressante, sans vouloir tout y ramener comme le fait René Girard. Je vais essayer de la décrire.
        Tout groupe génère ou est le siège de problèmes non-résolus. La tendance à vouloir trouver une solution immédiate est présente. Certains individus, pour des raisons diverses, par exemple parce qu'ils ne sont pas bien assurés de leur place au sein du groupe, vont s'emparer des évènements qui peuvent polariser le groupe vers la résolution immédiate de ses problèmes. Le bouc-émissaire est la figure typique qui va permettre au groupe de mettre en oeuvre une action qui lui donnera l'impression de résoudre ses problèmes et de conforter la place des participants.
        La religion peut aussi bien servir de référence pour identifier les profils de bouc-émissaires (l'inquisition) que de prévention du phénomène en le théatralisant et en éduquant ainsi les personnes aux phénomènes de folies partisanes des groupes.

        Pour ce qui est de nos réticences à l'animalité et au déterminisme qui sont bien métabolisées par la religion, c'est en effet quelque chose que je ressens profondément. Il y a une vingtaine d'années, j'avais épousé l'idée de n'être qu'une machine biologique, une sorte de posture philosophique. Cette posture ne m'a rien apporté de bon, je ressentais qu'elle me détruisait. Je me suis retrouvé dans une posture agnostique, qui est une forme d'acceptation de mon ignorance, dans laquelle je me sens parfaitement à l'aise.

        • Nous ne sommes pas du tout des machines biologiques dès lors que nous sommes des êtres sociaux et des être parlants dont la causalité est extérieure aux corps pour autant que la santé soit le silence des organes. Nous ne réagissons pas à des signaux chimiques mais à des symboles, des mots. Il y a des déterminations sociologiques, économiques, psychologiques, linguistiques, logiques. La religion a raison là-dessus contre le scientisme et l'existentialisme essaie de penser cet être humain si différent de celui de l'animal (que nous sommes toujours tout en ne l'étant plus).

          Je suis d'accord sur l'importance du bouc émissaire, on ne se pose qu'en s'opposant, il n'y a d'unité que contre un ennemi, ce qui rend pathétique les souverainistes de gauche qui s'imaginent une nation sans nationalisme ! Ce n'est pas une raison pour limiter la religion à cela malgré le sacrifice rituel. Il y a plusieurs dimensions dont la fonction est sans doute d'avoir réponse à tout, mais le diable est bien la vérité de la religion, le mal qu'on rejette à l'extérieur, la mauvaise foi, et à la fin on massacre ces êtres diaboliques nous empêchant de réaliser le royaume de Dieu ! C'est pour le Bien que les pires horreurs sont commises et comme on ne veut pas remettre en cause ce Bien supposé, on cherche des coupables mais la façon dont ce Bien s'élabore dans chaque religion participe à l'histoire de l'esprit, à notre conscience de soi collective.

          • J'avais trouvé fascinant la capacité de communication des accacias pour se défendre des brouteurs de feuilles. C'est une découverte qui permet de percevoir notre continuité avec le monde vivant et j'ai aussi bien apprécié votre "sens de la vie" qui lie de façon indissociable information, vie et finalité.

          • Oui, mais si "le sens de la vie" remonte à la bactérie pour la continuité d'une reproduction guidée par l'information, j'insiste tout autant sur la rupture apportée par le langage narratif (il faudrait ajouter la rupture de l'écriture nous faisant prendre conscience de la grammaire, etc.), aboutissement du passage de l'adaptation à l'adaptabilité, du détachement du milieu puis du passage du génétique au culturel et à l'évolution technique. Le cerveau est l'organe de l'extériorité, notre détermination est donc de plus en plus extérieure (perception, émotion, désir, discours, groupe, rivalité, savoirs, etc.) et non plus chimique, génétique ou biologique sauf pathologie. Il faut penser ensemble une continuité originaire et une rupture radicale. C'est toute la difficulté et de ne pas confondre les registres.

            Je travaille justement sur un nouveau texte confrontant le résultat auquel était parvenu ce livre sur la vie avec l'exigence de l'existentialisme d'une existence digne de ce nom (ce n'est pas pour tout de suite).

  7. La dimension normative de toute pensée comporte deux volets. Un volet aliénant, moraliste et un volet politique, c'est à dire de support, qui se veut éclairant, aux choix collectifs. Les deux sont souvent liés, le moralisme tenant lieu de justification des choix collectifs, mais ce n'est toutefois pas la même chose. Le moralisme est une intériorisation des codes et a à voir avec les mécanismes de parti-pris, de peur de se faire éjecter du groupe d'un côté et de désir de faire partie du groupe de l'autre. Le moralisme cloue le bec aux objecteurs, alors que les choix collectifs sont ouverts aux objections et au débat.

    • Il y a trop de simplifications, trop de généralisations, trop de choses qui mériteraient de longs développements mais, en politique, l'intervention de la morale ne fait que masquer les processus réels. Si la politique part des problèmes effectifs, des mauvais résultats, des dysfonctionnements, des injustices, des inégalités, etc., attribuer une cause morale c'est comme personnifier une abstraction et ne pas s'attaquer aux causes concrètes. Cela n'empêche pas de faire honte aux riches et de leur faire la morale mais ce n'est pas de la politique, c'est une dénonciation de fausses valeurs, un renversement de valeur à usage des pauvres, la morale comme rapport à l'autre, mais ce n'est pas cela qui fera changer les choses. La seule véritable cause des institutions politiques n'est pas morale mais que ça marche, que le bilan en soit positif.

      Le signifiant est normatif comme la décision qui en découle est discrète, nécessité de l'action mais on croit un peu trop au pouvoir des mots, leur pouvoir étant surtout de nous ensorceler. Ce pourquoi, au lieu de protester de ses bons sentiments, il faudrait s'informer. Le refus du déterminisme n'est pas seulement refus du biologique, c'est de croire que c'est la morale, la liberté individuelle, qui détermine la totalité alors qu'il y a de nombreux déterminismes y compris immatériels, dans la pensée, l'idéologie, l'organisation politique, etc. Tout au contraire, c'est la morale qui est socialement déterminée. La représentation du citoyen révolutionnaire est inadéquate aux réalités sociologiques, c'est le noeud du problème démocratique. Il y a les phénomènes de groupe, d'imitation, d'appartenance, de rejet, de normalisation mais il y a toutes sortes de groupes, on appartient toujours à,plusieurs et ce qui me frappe, c'est à quel point on peut confondre famille et Nation par exemple mais surtout son petit groupe politique ultra-minoritaire avec le peuple tout entier ! Ce sont des représentations qui ne tiennent pas une minute une fois qu'on les rend conscientes et qui pourtant prennent toute la place dans les discours publics et bouchent la vue.

      Le caractère normatif de l'existentialisme et l'exigence morale d'une existence digne de ce nom sont d'un autre ordre bien que l'engagement nazi de Heidegger semble prouver le contraire.

      • Il y a quand même un lien global qui unifie le sens de tout ça , une articulation logique qui montre que les choses se tiennent ; en effet la recherche de la richesse n'est pas quelque chose de mal en soi parce que "la morale " le dit ; la recherche de l'enrichissement est en fait un mode spécifique de relation au monde et aux autres qui impact les choix politiques. On ne peut pas cloisonner les dimensions morales et politiques. Cela encore plus aujourd'hui que sont entrés dans la danse les périls écologiques ; l'absence de morale , c'est à dire de respect des autres et du monde est fondatrice de certaines politiques et du libéralisme au sens de laisser aller les choses librement . Hors la morale pose des limites; en ce sens qu'elle dit que tout n'est pas possible et que le monde ainsi que l'espèce humaine sont déterminées par des "lois naturelles" qui font qu'on ne peut pas tout faire ou tout dire ; on aurait donc cet exercice paradoxal à mener d'obéir librement à des règles qui nous prédéterminent mais qu'on peut , pour un temps et d'une manière illusoire , ne pas respecter.
        Quand vous dites :" Si la politique part des problèmes effectifs, des mauvais résultats, des dysfonctionnements, des injustices, des inégalités, etc., attribuer une cause morale c'est comme personnifier une abstraction et ne pas s'attaquer aux causes concrètes." c'est vrai et faux : les dysfonctionnements , les injustices ne viennent pas par hasard et il est judicieux de remonter aux causes premières qui sont toujours reliées aux buts poursuivis conscients ou inconscients; Et ces buts sont rigoureusement correspondant à la vision du monde d'une société;

        • Ce qui est fou, c'est de croire que le riches seraient immoraux, eux qui se croient les plus moraux des hommes et même les élus de Dieu. Les dirigeants des grandes banques ne sont pas des hommes sans foi ni loi mais de bons chrétiens qui participent de façon ostentatoire aux oeuvres de charité et qui ont fait preuve de leur intégrité pour accéder à ces postes (qu'on peut d'un autre point de vue considérer comme entièrement pervers). [Les nazis aussi avaient une morale inflexible tout comme les Khmers rouges, le contraire de sauvages égoïstes et immoraux]

          Il faut avoir changé de statut social pour se rendre compte comme les jugements moraux changent du tout au tout selon la position. Il y a certainement des méchants et des gentils mais croire que c'est cela qui structure la société est une bêtise, la relativité de la vérité est bien plus importante qu'on ne s'imagine spontanément en universalisant sa situation particulière. Vraiment, la moralité est produite plus que déterminante, permettant à chacun d'avoir une très bonne opinion de soi alors que c'est toujours très discutable.

          • En ce qui concerne la morale et la norme, la question "est-ce que je porte atteinte au groupe ou est-ce que j'y contribue positivement?" n'est jamais loin. Or, en général, c'est très difficile d'assumer de porter atteinte au groupe. On s'arrange donc avec la vérité, sans doute inconsciemment la plupart du temps, pour apparaître comme contributeur. Une façon de montrer qu'on n'a pas volé sa place, qu'on est légitime à la place qu'on occupe.

  8. Pour comprendre l'histoire allemande, je recommande "Les enfants de Faust, les allemands entre ciel et enfer" de Bernard Nuss, ou comment un peuple indiscipliné devint "discipliné", parfois à l'excès, par réaction à ses penchants initiaux fantasques.

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