L’histoire avant l’histoire

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Alain Testart, Avant l'histoire
L'époque semble, dans les sciences sociales, aux mises au point méthodologiques, comme si la situation actuelle rendait plus urgent de sortir de l'idéologie (y compris du marxisme et du politiquement correct) pour pouvoir se rapprocher des faits afin de rendre compte de ce qui se passe. Après le Monde pluriel de Bernard Lahire, que j'ai trouvé un brin décevant malgré une bonne orientation de départ, voilà un autre livre réflexif sur sa discipline dont la grandeur est de nous confronter à notre ignorance sans renoncer à construire un savoir (voie de la philosophie ni dogmatisme, ni scepticisme).

Il faut dire que notre préhistoire est le meilleur témoignage de notre propension à reconstruire toute une histoire avec quelques traces matérielles. La paléoanthropologie ressemble à un Sherlock Holmes qui devrait réviser sans arrêt ses conclusions avec la découverte de nouveaux indices. Dans ma revue des sciences je m'amuse à chaque fois de la réécriture de nos origines à partir d'une simple dent parfois, comme un jeu de piste fait pour nous égarer mais on ne peut dire pour autant que ce n'est pas un savoir en progrès, en ceci que sont réfutées de plus en plus des mythes que nous formons, les récits qu'on en fait inévitablement. Ce n'est donc pas pour rien qu'Alain Testart commence son livre-programme par une histoire de la préhistoire et de la notion d'évolution ou de progrès pour se situer lui-même dans ce temps historique (avec une critique du progressisme déjà datée), temps de la science où l'on sait qu'on changera d'avis si de nouvelles découvertes l'exigent. Le plus intéressant, pour nous, c'est de penser l'évolution de la technique et son accélération à partir du Néolithique. Les questions des inégalités et de la richesse sont aussi importantes pour réfuter les visions idylliques qu'on se fait du "bon sauvage" mais on sera plus circonspect sur l'explication de la démocratie européenne par la supposée rémanence d'une culture "démocratique" datant du néolithique et dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas toujours été évidente.

Sur de nombreux points on peut vouloir nuancer son assurance mais on ne peut qu'approuver la démonstration qu'il ne peut y avoir aucune explication unicausale que ce soit la technique, le climat, la démographie ou la religion, qu'il faut que tout cela se combine. C'est bien le cas pour l'agriculture où le changement climatique est sûrement décisif, un climat plus aride et la pression démographique, mais il pose légitimement la question de pourquoi les réchauffements précédents n'ont pas eu la même conséquence ? On pourrait rétorquer que cela dépend du niveau déjà atteint, surtout que l'agriculture n'est que l'aboutissement d'une accélération technique, mais la thèse principale qu'il croit devoir défendre, c'est que "le développement technique ne se fait pas tout seul, il est fonction de l'intérêt des hommes" (p274). Jacques Cauvin (critiqué un peu rapidement) et Jean Guilaine mettaient déjà en avant une causalité religieuse ou culturelle qui intervient indubitablement mais il est difficile de leur donner une place aussi prépondérante surtout quand les phénomènes de convergence montrent une orientation indéniable vers le progrès technique de par toute la Terre, témoignant d'une sorte de maturation cognitive et technique avec, simplement, des écarts de quelques milliers d'années pas tellement significatifs jusqu'à l'emballement que nous connaissons désormais. Il est d'ailleurs amusant de constater qu'il ne respecte pas lui-même ses convictions culturalistes puisqu'il finit par donner de la sédentarité précédant l'agriculture une cause on ne peut plus matérielle : le nombre grandissant d'ustensiles, d'outils techniques dont il fallait s'encombrer désormais (poteries, filets, etc.).

Il y a un souci affiché de se démarquer du matérialisme marxiste et de la détermination en dernière instance par les forces productives jusqu'à prétendre (p121) que dans le Capital ce seraient les rapports sociaux qui seraient déterminants, comme si le fonctionnement du système de production et les rapports de production n'étaient pas surdéterminés par ces forces productives industrielles, s'imposant par leur productivité (leur productivisme)[*]. On peut donc considérer que c'est un contresens sur la thèse du Capital mais par contre, c'est effectivement ce que peut suggérer le fait de prôner une propriété collective des moyens de production, ce qui est bien une modification des rapports de production sans changement des techniques ni des forces productives. C'est même ce que Gorz dénoncera dans ce capitalisme d'Etat des régimes communistes qui ne changeait pas fondamentalement le mode de production. On peut dire que l'expérience historique a prouvé la préséance des forces productives, ce qui revêt une importance toute particulière quand les forces productives ont changé, exigeant justement de nouveaux rapports de production. Cependant, ce qui fait qu'il n'y avait pas malgré tout chez Marx de contradiction, c'est qu'il était persuadé que la collectivisation était plus efficace pour une production socialisée, ce qui a été démenti dans les faits mais, pour lui, il ne s'agissait bien que du développement des forces productives. La Révolution Culturelle qui prétendait changer les techniques elles-mêmes, n'a fait que confirmer une détermination technique qui supplante la détermination sociale, au moins à long terme. C'est même ce qui fait tout l'intérêt de poser ces questions dans le cadre de la préhistoire. Il est certain que, à court terme, il faut que l'idéologie permette des rapports de production adaptées aux nouvelles techniques mais la première société qui y parvient contamine ensuite les autres plus ou moins rapidement (les Chinois ont dû changer leur idéologie pour participer à l'évolution technique). Il y a bien détermination "en dernière instance", c'est-à-dire après coup et sur la durée, par des processus matériels dont les rapports sociaux font partie, simplement ils peuvent changer plus facilement, ne serait-ce que par l'immigration de populations plus évoluées. On ne saurait dénier le matérialisme de Marx qui explique bien le système de production capitaliste par la plus-value et la détermination de la production par la circulation mais, si l'investissement capitaliste s'impose, c'est on ne peut plus matériellement par sa productivité, "le bon marché des marchandises qui abat toutes les murailles de Chine", par une sorte de sélection naturelle donc, et non, comme Weber, par l'idéologie protestante qui est un facteur favorable à l'accumulation primitive mais plus contingent et pour tout dire inessentiel.

C'est d'ailleurs cette sélection "naturelle" qu'il examine ensuite, insistant, avec raison, sur les différences entre le darwinisme et l'évolution des sociétés car les innovations techniques et sociales ne se font pas du tout à l'aveugle comme les mutations génétiques mais sont supposées être volontaires, ce qui implique des causalités idéologiques (se combinant aux causalités techniques, environnementales, démographiques et sociales ; l'aléatoire ici, ce serait la rencontre de ces différentes causalités mais il sous-estime ici beaucoup trop ce que les anglais appellent la sérendipité dans l'innovation, on ne trouve pas ce qu'on cherche, ce qu'il admet plus loin, p345, le caractère involontaire de l'invention technique). L'idéologie n'est cependant pas détachée pour lui des intérêts matériels, jusqu'à remettre en cause son importance comme simple habillage. L'illustration qu'il en donne, en effet, c'est la nuit du 4 août et l'abolition des privilèges qui n'a pas été l'événement improbable qu'en a fait l'histoire républicaine alors que cela ouvrait aux nobles le commerce et l'industrie qui se développaient. S'il y a eu indéniablement une rupture idéologique, le point de vue du préhistorien privilégie par principe la continuité de l'évolution, la Révolution Française n'étant pas sortie de nulle part, précédée par les révolutions anglaises et américaines (p145). On est d'autant plus étonné qu'il exagère la part de calcul et d'intentionnalité par rapport aux malentendus et à l'enchaînement des événements mais cela n'exclurait en rien la sélection par le résultat, notamment militaire. La sélection "naturelle" est une sélection matérielle même si les idées de la Révolution se sont répandues dans le monde entier car correspondant aussi à une évolution cognitive et à l'essor du capitalisme. Il ne reste pas grand chose de la causalité idéologique même si elle intervient inévitablement. Il faut s'en persuader, il n'y a pas le choix. Ainsi, l'agriculture et le stockage favorisant le pillage et la prédation, seuls survivent ceux qui savent se défendre, ce qui est un facteur trop négligé ici du progrès technique, de sa détermination matérielle comme course aux armements autant que développement démographique. Le rôle de l'idéologie dans les sociétés originaires comme dans les nôtres semble surtout de résister à l'innovation pour préserver son mode de vie. Il parle, pour les Aborigènes d'Australie du refus de l'emprunt aux peuples voisins de l'arc notamment au profit de leur bon vieux propulseur, leur subsistance sur la durée ne dépendant alors que de leur isolement. Ce n'est peut-être pas du darwinisme stricto sensu, mais ça y ressemble bougrement.

En fait, rien ne met en évidence autant que la préhistoire à quel point nous sommes sujets de la technique plus que ses créateurs même si elle s'appuie sur nos désirs et nos intérêts. C'est pourtant ce que l'auteur voudrait relativiser par quelques contre-exemples de résistance à l'évolution voire de régression mais cela reste quand même marginal à un niveau statistique qui est le seul possible pour la préhistoire. Ce ne sont pas les Amish de l'époque qui ont fait l'histoire (ne ralentissant même pas l'évolution). Il prend aussi l'exemple bien connu d'une invention comme la céramique (26000) qui n'a servi que de jouet ou de gadget religieux avant de trouver toute son utilité un peu avant le Néolithique avec la poterie. De même, le polissage était connu depuis toujours, la nouveauté de la pierre polie étant de l'appliquer au tranchant de la hache pour la renforcer (p306), ce qui n'était pas si évident. Il faut indéniablement que l'invention rencontre un besoin, trouve une application, prouve son efficacité, justifie l'effort et l'encombrement. Après, c'est foutu. Il faut y passer. On le voit avec chaque nouvel appareil numérique qui a besoin d'une killer application pour devenir indispensable, le micro-ordinateur par exemple ne servant à rien ou presque avant le tableur VisiCalc. N'est-ce pas, au fond, comme les plumes des dinosaures ne servant d'abord qu'à la séduction bien avant de permettre l'envol des oiseaux ? Il y a interactions réciproques entre les moyens et les fins, entre les potentialités matérielles, l'environnement social et la subjectivité. Pour paraphraser Canguilhem, on pourrait dire que toute technique remonte à un corps en peine ! Cependant l'exemple de l'ordinateur montre que la technique précède son utilité, surgissement d'une nouvelle potentialité avant d'expérimenter tout ce qu'on peut faire avec, son emploi (ou non) la renforçant ensuite. Il est primordial de ne pas tomber dans une causalité mécanique et trop unilatérale, cela n'empêche pas qu'il y a un progrès des techniques objectif. Cela fait qu'on est entièrement dépendant des techniques de l'époque sur la longue durée, ce qui fait aussi qu'on ne peut se projeter au-delà de son temps car on ne peut savoir ce qui n'a pas encore été inventé (et n'est pas juste l'amélioration de l'existant, ce qui fait que la science-fiction est toujours à côté de la plaque). C'est ça qui est extraordinaire (qu'est-ce qu'il ne vont pas encore inventer) ! Aucun moyen de l'arrêter, nous restons dans la nature et la vie n'est rien d'autre que l'évolution.

Alors qu'il démontre seulement que des techniques connues n'ont pas trouvé d'emploi pour des raisons liées soit au mode de survie, soit à l'idéologie, on retrouve la même contradiction entre sa thèse que "les structures d'une société font, dans cette société, les motivations des hommes ; les motivations font le développement technique" (p307) et sa très juste remarque qu'il n'y a pas invention de l'agriculture, pas plus que d'invention de la société industrielle (p330). Il ne s'agit pas en effet de planter une graine, ce qui s'est toujours fait, mais de la mise en place progressive d'une économie agraire, processus matériel qui est le contraire d'un choix personnel. D'ailleurs son explication de l'agriculture par la sédentarité ne manque pas de sel puisque, comme on l'a dit, il prétend que ce serait à cause de leur progrès technique multipliant les outils encombrants qu'ils auraient renoncé à la mobilité. Il semblerait en effet que sédentarité et poterie aient précédé l'agriculture. A l'inverse de la causalité culturelle qu'il défend, on peut dire que dès cette époque lointaine, la technique prenait le dessus et dictait les modes de vie. Ensuite, ce sont plutôt les problèmes rencontrés qui susciteront une multiplication des innovations techniques jusqu'à une certaine stabilisation d'un système qui marche. La situation était un peu différente en Amérique où la poterie n'a pas précédé une horticulture qui n'était pas de subsistance au début mais produisait surtout des récipients avec des courges ou bien des piments, du tabac et autres "produits de luxe" un peu comme les épices au XVIIIè, ce qui témoigne bien de notre futilité mais ne remet pas en cause la détermination en dernière instance par la technique (de ceux qui vont les envahir).

On apprend beaucoup de choses étonnantes. Par exemple, le fait qu'on n'a trouvé que 200 tombes en Europe de 40 000 ans au néolithique, alors qu'il y en a des milliers après, est assez troublant, remettant en question la vision qu'on avait d'une pratique systématique de l'enterrement des morts avec le langage. Impossible de savoir si leurs rites funéraires étaient juste différents (incinération, immersion, cannibalisme, etc.), ne laissant pas de trace... Ce que je ne savais pas non plus, bien que ce ne soit pas nouveau, mais qui change pas mal la vision qu'on a du néolithique, c'est l'existence antérieure de chasseurs-cueilleurs (ou plutôt de pécheurs) sédentaires sur les côtes, pratiquant depuis longtemps le stockage de poissons (p200). J'avais déjà remarqué que les habitats troglodytes de la Roque Saint-Christophe témoignaient d'une sédentarisation bien antérieure au néolithique, justement au bord d'une rivière. Le stockage du poisson séché ou fumé est caractéristique d'un approvisionnement saisonnier comme les saumons dans le nord. Or, cela aurait déjà provoqué, bien avant l'agriculture, le développement des premières sociétés à la fois riches et nombreuses, avec des différenciations sociales, des dépenses ostentatoires (potlatch), des esclaves et même ce qu'on peut considérer comme une sorte d'Etat s'arrogeant le monopole de la violence contre la vendetta (les autres sociétés, sans Etat, sont des sociétés de violence privée et de guerres perpétuelles). Tout cela serait donc caractéristique de la sédentarisation et, avant l'agriculture, la pêche aura sans doute eu beaucoup plus d'importance qu'on ne croit, ne laissant guère de vestiges pour les préhistoriens. De plus, les côtes ont été noyées par la montée des eaux lors du dégel nous donnant une vision déformée de ces époques glaciaires et de nos origines qui pourraient être plus marines qu'on ne croit. Tout cela donne l'impression qu'il n'y a rien de complètement nouveau mais qu'à chaque fois, comme avec la Révolution française, on trouve des précédents, des ébauches, de quoi renforcer une sorte de prédestination matérielle, préservant un certain arbitraire du signe dans une grammaire qui reste tout de même assez stricte.

Que la sédentarisation produise des effets semblables dans des situations aussi différentes que des sociétés de pêcheurs ou d'agriculteurs en fait une causalité encore plus contraignante. En effet, les chasseurs-cueilleurs nomades ne connaissent pas, eux, les inégalités de richesse (ce qu'il appelle des sociétés achrématiques). Ce ne sont pas pour autant des sociétés égalitaires car il y a de multiples inégalités de statut (âge, sexe, nombre de femmes, pouvoirs magiques) mais dès qu'il y a de la richesse, c'est elle qui prend le dessus et s'accumule, creusant les inégalités (ne serait-ce que par des logiques d'allégeance). Il est intéressant de savoir que l'origine de la richesse serait en premier lieu sexuelle (prix de la fiancée) ou ostentatoire (potlatch).

Si on peut y voir un "progrès", pour la richesse, ce n'est pas sur le plan de l'organisation sociale qui serait moins primitive. Les règles et cultures des nomades sont déjà très complexes. Il n'y a pas de complexification des sociétés mais seulement des techniques et de la division du travail (ce qui me semble trop simpliste, l'écriture permettant une plus grande complexité au moins dans certains domaines alors qu'il y a aussi simplification, par exemple des structures de parenté). On pourrait dire qu'il n'y a pas de progrès du langage mais seulement des connaissances. En tout cas, la progression des inégalités par un mécanisme de renforcement peut difficilement passer pour un véritable progrès, surtout lorsqu'avec l'esclavage (très répandu), les prêts usuraires et la propriété de la terre (très récente celle-là, peu avant les Grecs - la démocratie athénienne étant une réaction aux inégalités), il y aura création d'une misère absente quand il restait des terres libres (bien que non égalitaire pour autant) ! Avec la propriété foncière remplaçant une propriété "usufondée" (la terre appartenait à celui qui la travaille), la richesse des propriétaires avait désormais pour contrepartie la misère des sans-terre (c'est les enclosures avant l'heure).

L'interprétation de l'art pariétal par le totémisme ne m'a pas convaincu. D'abord, je trouve curieux qu'on puisse penser que des populations si éloignées dans l'espace et dans le temps puissent avoir les mêmes cultures quand il s'agit de la préhistoire alors qu'il devait y avoir des traditions locales et des cycles idéologiques au moins. Certes, on peut admettre qu'il y a une certaine unité dans le style et les représentations mais avec tout de même de grandes différences. Il n'est pas toujours vrai qu'il n'y ait pas de mélange d'animaux comme il le dit (notamment les chevaux qui recouvrent un poisson dans la grotte de Pech Merle, ce qu'on ne voit pas bien sur la photo alors que c'est très visible de visu), ce qui pourrait certes refléter un changement d'animal totem, mais il évacue complètement les mains négatives et les points chamaniques qui plaident plutôt pour l'interprétation de Jean Clottes. Surtout, on ne voit pas bien quel pourrait être l'utilité de ces grottes difficiles d'accès sinon pour des initiations ? J'ai du mal à croire aussi qu'il n'y ait pas d'intention narrative derrière ces représentations. On peut approuver la définition qu'il donne du totémisme comme impliquant que les divisions sociales soient aussi importantes que des divisions entre espèces animales, il me semble plus contestable que les divisions sociales soient plus importantes que la division entre les hommes et les animaux (p267). On peut d'ailleurs regretter, qu'à la différence de Jacques Cauvin, il ne parle pas de l'émergence des divinités au néolithique, ce qui ne me semble pas si arbitraire que le prétend l'auteur, la bonne mère et le taureau se retrouvant dans les mythologies des époques plus tardives (Sumer, Hittite), liées sans doute au déluge post-glaciaire et au travail (agricole) à la place des dieux.

Les questions de datation sont délicates. Il situe nos véritables ancêtres, semblables à nous, vers 40 000 ans, ce qui est, à mon avis, la datation la plus tardive où certes notre présence en Europe est attestée mais je crois plus vraisemblable une datation en Afrique autour de 70 000 ans pour les prémices au moins (et correspondant à un goulot d'étranglement), avant la conquête des autres continents. On assiste bien cependant à une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (p234). Il ne parle pas du fait que la cause en pourrait être des groupes plus importants à cette époque, avec surtout plus de personnes âgées (de plus de 30 ans), ce qui me semble décisif pour la transmission de cultures complexes. Étonnamment, il ne donne pas non plus assez d'importance à la domestication du chien (qui ne servirait à rien qu'à tenir compagnie alors que sa domestication, il y a plus de 30 000 ans, s'est généralisée assez rapidement et fut sans doute de grande importance!). Pour lui, il y a juste 3 innovations majeures durant cette époque : le harpon (23000), les aiguilles à chas (19000) et le propulseur (16000). Qu'il n'y ait pas eu de pièges avant le néolithique est quand même difficile à croire (les Aborigènes d'Australie ne sauraient pas faire de pièges!) mais ensuite tout s'accélère (arc, filets, canots, poterie) un peu avant 10000 avec la fin de la dernière glaciation et la montée des eaux.

L'impression que cela donne n'est pas d'une humanité qui surgirait d'un seul coup et plutôt d'un processus continu, comme d'un visage flou qui se précise petit à petit mais de plus en plus vite. On pourrait croire que le temps passé produit une grande distance avec nos ancêtres génétiques, ce n'est pas ce qu'on peut ressentir pourtant avec les chasseurs-cueilleurs qui restent (on peut tout autant se sentir très éloigné de nos grands parents n'ayant pas connu le numérique alors que la lecture d'Aristote en fait notre contemporain). S'il y a progrès, c'est simplement que l'état suivant, d'une technique plus perfectionnée, est forcément précédé par un état un peu plus primitif ou archaïque. La leçon qu'on peut en tirer, c'est de s'appuyer sur des évolutions de longue durée constituant notre destin et ne pas donner trop d'importance aux péripéties du moment pas plus qu'à l'illusion de ruptures "cassant l'histoire en deux".

Il termine par la distinction des 3 grands types politiques de la préhistoire : la ploutocratie ostentatoire (où la richesse et les dons font le pouvoir), les sociétés lignagières organisées hiérarchiquement en référence à un ancêtre commun et enfin des "démocraties primitives" qui ne sont pas vraiment égalitaires mais fonctionnent par conseils et conseil des conseils (un peu comme des coordinations), système qu'on retrouve des Iroquois aux Germains (l'assemblée du peuple en arme). On voit qu'il n'y a rien de nouveau et pas très différent de la tripartition d'Aristote entre Aristocratie, oligarchie et démocratie... L'époque mégalithique en Europe, laisse penser qu'on a affaire à une société lignagière de marins-pêcheurs très ostentatoires. Cette population a été remplacée à peu près entièrement (violemment) par des agriculteurs venant du Proche-Orient et qui relèveraient des démocraties primitives, ce que pas grand chose n'atteste sinon des constructions plus égalitaires, l'absence de cités-Etat (et de l'écriture qui va avec). Il n'est pas vraiment convaincant sur ce point alors qu'une étude récente semble bien confirmer que lorsqu'un village devenait trop peuplé avec des inégalités trop grandes, un groupe partait refonder un nouveau village (tant qu'il y avait des terres disponibles). Cela n'empêche pas que des inégalités de statut et d'accès aux meilleures terres ont été constatées aussi. Evidemment, l'inconvénient de ce genre d'hypothèse, c'est que cela fait de la démocratie un phénomène local qui ne serait pas universel (au nom des valeurs asiatiques autoritaires), ce que conteste notamment Amartya Sen mais les "démocraties primitives" ne sont effectivement pas réservées à l'Europe même s'il est difficile d'en faire une caractéristique des Indo-Européens. Rapprocher ces spéculations des systèmes familiaux d'Emmanuel Todd (famille nucléaire, famille souche, famille communautaire) complexifierait une question que le peu de matériel préhistorique ne peut que simplifier outrageusement.

C'est en tout cas une plongée extraordinaire dans notre passé, fondée largement sur l'ethnographie mais qui remet pas mal d'évidences en question. Il faut effectivement revenir à ce qu'on peut savoir de notre histoire, pas de façon fantasmatique (comme Engels ou Freud), mais au plus près des traces matérielles, pour nous confronter à notre ignorance et réfuter toutes les histoires qu'on se raconte pour donner sens à notre existence (car ce n'est pas tant la vérité de l'hypothèse qui compte mais le fait de pouvoir contredire ce qu'on croyait jusqu'ici sans y penser). Il faut avouer que côtoyer nos ancêtres le long de ces 500 pages, ne me les a guère rendus très sympathiques. Ce n'est certainement pas la vie que je voudrais mener. Même s'il n'y a pas de positif sans négatif, le progrès me semble considérable par rapport à ces temps barbares, au moins de ne plus accepter l'esclavage notamment (ou l'oppression de la femme) mais, sans parler de la violence des vendettas sans fin, il y a aussi une rigidité idéologique pesante et des croyances ineptes - sauf qu'il n'est pas sûr que nos religions actuelles soient moins idiotes et répressives...

Voir aussi le plus ancien "L'émergence de l'humanité".


"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale." Marx, 1859, p. 272-73

On peut considérer que les "critiques de la valeur" font la même erreur qu'Alain Testart à faire des rapports de production (le fétichisme de la valeur et le travail abstrait) la cause du système de production capitaliste et non la conséquence du degré de développement des forces productives.

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