Les élections présidentielles, sont les élections les plus folles, celles qui donnent lieu régulièrement aux espoirs les plus démesurés. On nous promet de changer le monde tous les 5 ans avec force moyens de communication et foules rassemblées. Crise oblige, cette fois, plus que les autres, une bonne part de l'électorat a même cru que cette élection pourrait déboucher sur une véritable alternative et non sur une simple alternance. Même le président en place s'est cru obligé de jouer la rupture avec soi-même ! Or, ce qui frappe derrière le triomphe des discours qui prétendent se faire l'expression des désirs collectifs, c'est une forme partagée d'hallucination collective qui mène à s'illusionner sur une possible victoire en prenant la petite partie qu'on représente pour le tout d'un peuple fantasmé. Chacun parle au nom du peuple mais pas du même peuple à chaque fois...
Ce n'est pas parce qu'un président est élu avec un peu plus de 50% des voix qu'il n'y a pas presque une moitié de l'électorat qui n'en voulait pas et qui ne va pas disparaître soudain du paysage comme par enchantement. C'est ce qu'on ne veut pas reconnaître, l'existence des autres. Il est un fait qu'il y a des gens de droite et même des fachos comme il y a des staliniens à gauche, la diversité est infinie qu'on voudrait ramener à l'unité d'un peuple qui ne se soude pourtant que dans la guerre (si ce n'est le sport), n'ayant alors de commun que son ennemi (tout comme l'unité d'un parti se limite à son adversaire). Prétendre parler au nom du peuple, du prolétariat, des femmes, des écologistes, etc., est une imposture qui se dénonce d'elle-même la plupart du temps par les scores infinitésimaux de ceux qui y croient pourtant dur comme fer mais ce n'est guère différent quand c'est une majorité qui se prend pour la volonté générale. En soi, la démocratie majoritaire a quelque chose de totalitaire impliquant la domination d'une moitié de la population sur l'autre, ce à quoi on devrait opposer une démocratie des minorités plus juste dans la détermination d'un intérêt général moins partisan.
Il semble bien cependant qu'admettre cette diversité des opinions et des intérêts soit un peu trop difficile. Cela ne nous condamnerait-il pas à l'impuissance, à devoir toujours composer avec l'ennemi ? Impossible de s'y résoudre, ce serait accepter trop d'injustices et nous dépouiller de notre humanité même avec la liberté de choisir notre destin, ce serait la fin de nos rêves et de nos si belles utopies. Plutôt la guerre !
Ce que l'esprit veut, c'est atteindre son propre concept ; mais lui-même se le cache et dans cette aliénation de soi-même, il se sent fier et plein de joie. Hegel, Philosophie de l’histoire.
Rien de nouveau mais l'après-coup d'une élection est un bon moment pour éprouver à quel point nous sommes face à une erreur cognitive résolue et systématique, de l'ordre du refoulement. "C'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit" ! Voilà ce qu'il faudrait étudier de plus près, cette tendance politique de tous bords à nier les faits et vouloir se persuader des choses les plus improbables, prendre ses désirs pour la réalité, ce qui est la chose la plus partagée de l'extrême-droite à l'extrême-gauche en passant par les partis de gouvernement, et même le centriste le plus modéré, qui ne sont pas en reste à croire représenter la nation toute entière quand ils ne servent qu'un clan. On voudrait nous persuader que faute de croire à des chimères on ne ferait jamais rien alors qu'une gauche ne peut avoir l'espoir de véritables transformations sociales sans une bonne dose de réalisme et l'élaboration de stratégies plus solides que de s'imaginer une conversion soudaine de tous les coeurs ou d'appeler à un pouvoir autoritaire ! Il faudrait en finir avec les utopies idiotes dont on se vante et qui ne sont que le symptôme de notre impuissance. Il faudrait entrer dans une politique adulte.
La politique n'est pas dans les grandes messes qu'on organise, d'un peuple qui se donne en spectacle (à la différence d'une manifestation), dimension religieuse exploitée intensivement par les fascismes tout comme par le maoïsme et qui touche incontestablement une fibre profonde, source d'ivresse et d'exaltation par l'identification à l'idéal du moi bien analysée par Freud (et Gustave Le Bon). Ces grandes séances de renforcement mutuel produisent de la philia mais sont inévitablement des machines à illusions, à chauffer les troupes pour la victoire finale jusqu'à l'hallucination collective.
La véritable vie démocratique se situe à un niveau beaucoup plus modeste, le plus souvent local et c'est à ce niveau qu'on pourrait construire des alternatives en dehors de toute utopie ou espérances mystiques. Il ne s'agit pas, en effet, de renoncer à l'alternative et se contenter d'un réformisme mou ne faisant qu'à peine atténuer une extension programmée de la misère. Certes, celui qui a été élu est justement celui qui a fait le moins de promesses mais on ne peut se contenter de limiter les dégâts, il y a urgence. Imaginez cependant qu'on abandonne le fantasme de changer le monde par des élections, qu'on prenne conscience qu'on fait partie de l'Europe et d'un monde désormais interconnecté où les pays les plus peuplés ne vont pas arrêter de se développer, qu'une alternative ne peut venir d'en haut mais seulement se construire patiemment par le bas. Nos sociétés riches ne manquant pas de ressources inexploitées, on verrait peut-être alors toute cette énergie militante se tourner vers une politique de proximité (relocalisation et développement humain), construisant sur les débris de la crise une toute autre façon de vivre et de produire plutôt que la sauvegarde d'un monde qui s'écroule.
La relocalisation et la démocratie locale sont le contraire de l'utopie car, qu'est-ce donc qu'une utopie ? c'est une société qui n'existe pas et surtout qui n'est nulle part, qui n'a aucune contrainte sociale ni histoire, et supposée atteindre une perfection immuable. C'est le contraire de la réalité contraignante et de réalisations humaines imparfaites prises dans toute une dialectique historique. Le réel ne se laisse pas faire ni émouvoir de nos bonnes intentions et c'est avec nos voisins tels qu'ils sont qu'il faudra construire l'alternative et sans prétendre vouloir dicter leur conduite. Nous n'habitons pas nulle part ni tout seul, le monde extérieur existe réellement, indépendant de nous, insensible à notre disparition. Notre marge de liberté individuelle n'a aucun rapport avec les déterminismes matériels et sociaux qui s'imposent globalement.
Les beaux discours n'y feront jamais rien. Le langage est bien trompeur en nous donnant la position d'auteur du monde, à nous qui n'en sommes qu'un minuscule acteur ne pouvant peser qu'à faire masse, ce qui ne veut pas dire qu'il suffirait de faire masse pour plier la réalité à nos quatre volontés. Il faut non seulement en rabattre sur nos propres capacités et prétentions mais tout autant sur la capacité d'une collectivité à ignorer le présent avec ses contraintes tout comme à rompre avec son passé millénaire.
S'il y a une chose qui n'apparaît pas du tout utopique et qui l'est pourtant aussi bien, c'est de revenir à l'état antérieur. La voie des Luddites est une impasse. On ne peut éviter de s'adapter aux nouveaux équilibres géopolitiques comme aux nouvelles technologies. Nous serons obligés d'innover dans les protections sociales d'un travail de moins en moins industriel. Il ne suffira pas de défendre des droits acquis réservés désormais à une élite, et si on veut les universaliser, il faudra bien en passer par des droits universels comme le revenu garanti qui paraît pourtant bien trop utopique encore. A l'évidence, ce n'est pas pour tout de suite...
Il ne s'agit pas de défendre un projet de société personnel, ce qui est une contradiction dans les termes, mais de s'organiser avec les autres pour vivre mieux ensemble et régler les problèmes qui se posent collectivement. Au lieu de partir de l'arbitraire des préférences ou des valeurs, il n'y a pas d'autre solution que de partir des possibilités réelles de l'époque. Ce sont ces potentialités à portée de main qui rendent la situation insoutenable et réclament notre action pour profiter de l'occasion. Cette sorte de socialisme scientifique, ou plutôt d'écologie réaliste dont on aurait tant besoin ne peut bien sûr faire l'impasse sur l'échec de la collectivisation qui portait des espoirs légitimes avant son expérience désastreuse à grande échelle. C'est là qu'il faut en rabattre sur des objectifs révolutionnaires qui se sont révélés dans toute leur démesure.
Cela ne veut pas dire qu'on ne pourrait plus rien espérer ni plus rien faire, tout au plus faire bouger les marges alors qu'on doit d'abord éviter le pire, régler un certain nombre de problèmes et qu'on peut toujours continuer notre émancipation et la sortie de siècles d'obscurantisme. La question ici n'est pas tant celle de l'audace ni de la volonté que de la justesse pouvant nous amener un monde un peu meilleur, arrêter du moins sa régression, reprendre la route du progrès en nous adaptant à la fois à la révolution numérique si profonde comme aux contraintes écologiques de plus en plus pressantes.
Dans ce contexte, et si on ne prend pas la partie pour le tout, ce qu'on peut faire au niveau national ne va pas très loin sans doute, mais aucun niveau ne doit être négligé qui peut tout de même changer le sort du grand nombre comme en Amérique latine (mais toujours menacé par la corruption, les réseaux de pouvoir, la bureaucratie) sans qu'on puisse parler ni d'alternative ni de sortie du capitalisme. Il y a déjà beaucoup à faire pour les services publics, la justice fiscale, la reconversion écologique. Sinon, actuellement, un gouvernement pourrait tout au plus sortir de l'Euro, faire un peu de protectionnisme (sans trop pénaliser nos exportations) mais la marge est étroite et l'addition risque d'être très salée dans tous les cas. L'Etat ne peut pas tout et, je le répète, c'est à la base qu'il faudra reconstruire, avec les autres, dans une société plurielle.
Il y a malgré tout des combats idéologiques à mener, un parti à prendre mais plutôt à un niveau supra-national cette fois, contre l'obscurantisme de droite et la fascisation des esprits. Pour arriver à faire pencher la balance de notre côté, il faut s'appuyer cependant sur des évolutions effectives, notamment sur le thème de l'assistance où le revenu garanti peut servir de contrepied à la culpabilisation des pauvres, mais aussi sur les libertés publiques avec la gratuité numérique et la fin de la prohibition du cannabis qui en sont les principales menaces (avec les lois anti-terrorisme). On voit tout le chemin qu'il reste à parcourir pour une gauche engluée dans son passé glorieux.
Le rapport de force n'y est pas favorable, c'est le moins qu'on puisse dire et il faut en tenir compte, il n'y a pas à s'illusionner sur la question, mais les contraintes objectives y mèneront plus efficacement que notre action. Tout ce qu'on peut faire, c'est accélérer le mouvement, abréger un temps de souffrance (de contradiction entre les forces productives et les rapports de production), non pas s'imaginer créer un monde de toutes pièces sous prétexte que la culture nous délivre de la nature en nous ouvrant à un imaginaire sans borne !
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