Changer de système de vote

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La revue Pour la Science du mois d'avril a fait un dossier assez engagé sur les élections, que ce soit sur l'énergie, la sécurité ou la santé, ce qui est quand même assez étonnant pour cette version française de Scientific American. Le plus intéressant, qui m'a semblé mériter un article à part, c'est la proposition de 2 mathématiciens, Michel Balinski et Rida Laraki, reprise du rapport d’Olivier Ferrand pour Terra Nova "Réformer l’élection présidentielle, moderniser la démocratie", qui consisterait à remplacer le vote par une sorte de note attribuée aux candidats : Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, à Rejeter. Ne votez pas, jugez  ! La proposition est certes critiquable mais elle mérite assurément réflexion.

Cette proposition est présentée surtout comme pouvant éviter un 21 avril 2002, où le résultat des élections n'est à l'évidence pas du tout ce que voulaient une majorité d'électeurs, mais, le plus intéressant, c'est qu'avec ce système les résultats ci-dessous sont très différents du scrutin majoritaire, revalorisant notamment le score des écologistes. Les exemples testés en avril 2011 ne correspondent pas aux candidats actuels mais, à cette date, on constate notamment que Jean-Luc Mélenchon avait un potentiel de 20% avec un rejet total de 41% et Marine Le Pen un potentiel de 27% mais avec un rejet total de 55% qui rend son élection impossible.

Contrairement aux auteurs qui estiment qu'on se suffirait ainsi d'un seul tour, je crois qu'il vaudrait bien mieux réserver cette procédure au premier tour et garder un deuxième tour avec les 2 candidats arrivés en tête car le vote doit aussi être un choix assumé et non résulter d'un calcul, au même titre qu'un simple sondage.

Pour les élections locales où il serait plus facile à introduire, j'ajouterais bien à ce système un sondage préalable (ou un vote libre) sur les candidats souhaités pour ne pas se limiter aux candidats déclarés - mais tout cela est incontestablement plus compliqué que le simple scrutin majoritaire...

Le scrutin majoritaire usuel souffre de graves défauts. Un mode de scrutin nommé jugement majoritaire, qui consiste à évaluer tous les candidats à une élection selon une grille de valeurs commune, éviterait ces écueils et respecterait l'opinion de l'électorat.

Le système majoritaire à deux tours n'est pas aussi simple qu'il y paraît. Il peut conduire à l'élection d'un président qui ne correspond pas au vœu réel de l'électorat. Il place les électeurs devant un dilemme difficile : voter par calcul stratégique ou voter selon ses préférences ? Il place les petits partis dans l'embarras : doivent-ils présenter un candidat pour défendre leurs idées, au risque de faire éliminer le candidat principal de leur sensibilité politique ? La démocratie est piégée par le système qui est supposé l'incarner !

Ainsi, le scrutin majoritaire souffre du paradoxe d'Arrow, du nom du prix Nobel d'économie Kenneth Arrow : le vainqueur du scrutin dépend de la présence ou de l'absence de « petits » candidats n'ayant aucune chance de gagner.

Borda et Condorcet avaient bien identifié la source des difficultés. Voter pour un seul candidat parmi plusieurs ne suffit pas à mesurer les opinions des électeurs. Pour cela, il faut plus d'informations.

Existe-t-il un mode de scrutin qui désigne toujours un gagnant - évitant le paradoxe de Condorcet - qui ne dépende pas de la présence ou de l'absence de candidats mineurs - évitant le paradoxe d'Arrow - et qui assure l'égalité des électeurs ?

Malheureusement, K. Arrow a démontré aussi, dans les années 1950, que lorsque les opinions des électeurs sont exprimées par des ordres de préférence comparant les candidats entre eux, aucun mode de scrutin ne peut garantir ces trois propriétés. Ce théorème a engendré l'idée qu'il n'existe pas de mode de scrutin idéal.

Pour sortir des paradoxes, l'électeur doit évaluer le mérite de chacun des candidats selon une échelle de mentions (Excellent, Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, à Rejeter), et seules ces mentions peuvent déterminer le classement des candidats.

Le jugement majoritaire n'avantage ni ne désavantage les principaux partis de droite, de gauche ou du centre, mais diminue notablement l'influence des extrêmes qui provoquent un fort sentiment de rejet. Par comparaison, le scrutin majoritaire à deux tours élimine le centre, avantage fortement les grands partis de droite ou de gauche, et donne trop d'importance aux extrêmes.

De surcroît, le jugement majoritaire incite à l'honnêteté et permet à l'électeur de voter selon son cœur tout en votant utile. Il rend caduques les consignes de vote et les sur- ou sous-évaluations manifestes.

Pour déterminer le vainqueur du scrutin, on déduit d’abord pour chaque candidat sa « mention majoritaire ». En d’autres termes, 50 % des votants au moins pensent que le candidat vaut cette mention ou plus, et moins de 50 % pensent qu’il vaut une mention strictement supérieure.

Une mention majoritaire est complétée d’un « + » si le pourcentage de mentions meilleures qu’elle est supérieur au pourcentage de mentions moins bonnes. Dans le cas contraire, elle est complétée d’un « – ».

Le classement majoritaire est ensuite déterminé par les règles suivantes :
1. Un candidat ayant une mention majoritaire plus élevée qu’un autre est placé devant celui-ci.
2. Une mention majoritaire avec un « + » est devant une même mention avec un « – ».
3. Si deux candidats ont la même mention majoritaire « + », celui ayant le plus grand pourcentage des mentions meilleures que celle-ci devance l’autre.
4. De façon symétrique, si deux candidats ont la même mention majoritaire «–», celui ayant le plus grand pourcentage des mentions moins bonnes est derrière l’autre.

Le classement-majoritaire est donc établi de la manière suivante. Un candidat ayant une mention-majoritaire plus élevée qu’un autre est classé devant. Un candidat avec un « Assez Bien + » est classé devant un candidat avec un « Assez Bien – », et il en va de même pour toute mention majoritaire. De deux candidats avec un « Assez Bien + », celui ayant le plus grand pourcentage des mentions meilleures qu’Assez Bien est classé devant l’autre ; et de deux candidats avec un « Assez Bien – », celui ayant le plus grand pourcentage des mentions pires qu’Assez Bien est classé derrière l’autre

Cela paraît un peu compliqué, on sent le polytechnicien, mais pas tant que cela et devrait s'apprendre vite. Ce qui est le plus fascinant, c'est qu'on n'obtient pas le même résultat selon qu'on exprime des préférences entre candidats ou des appréciations absolues mais aussi que ce système serait préférable à un système de notation de 0 à 20 basé sur les moyennes ("plus l'échelle des notes est étendue, plus ces méthodes sont biaisées en faveur du centre"). De quoi prendre conscience, en tout cas, de l'influence du mode de scrutin sur les élections, contredisant le mythe de l'expression d'une volonté générale bien plus compliquée en effet qu'on le prétend (sans parler de son incarnation dans l'élu).

On peut consulter l'étude complète en ligne.

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