D'une certaine façon, on peut dire qu'il ne sert à rien de se projeter dans le long terme. Les boursiers savent bien qu'il ne faut pas avoir raison trop tôt et qu'il vaut mieux avoir tort avec les autres que raison tout seul, ce qui signifierait dans ce cas perdre gros sur le court terme. Cela explique les mouvements erratiques de la Bourse et leur réactivité disproportionnée aux nouvelles immédiates, bien trop rassurés en effet par les dernières péripéties d'une prise de pouvoir de la finance sur les Etats.
Non seulement on ne gagne rien sur le moment à la clairvoyance mais personne ne vous en saura gré lorsque les faits vous auront donné raison et que cette opinion sera devenue commune. On dira par exemple que, de toutes façons, il y a toujours des prophètes de malheur qui finissent par avoir raison quand une catastrophe se produit, un peu comme une montre arrêtée marque l'heure exacte une fois par jour... Ce n'est pourtant pas la même chose de croire qu'il n'y aura plus jamais de crises comme on s'était laissé allé à le penser (comme en toute bulle) ou d'annoncer la prochaine, même si on est bien incapable d'en donner la date.
Ce n'est pas de prévoir la crise cependant qui peut avoir un quelconque intérêt, mais de tenter d'en expliciter les mécanismes, même si c'est un exercice complètement inutile. En tout cas, dans les politiques de rigueur comme dans les réactions boursières personne ne semble apercevoir ce qui crève les yeux, que la hausse des taux contre lesquelles les Etats se mobilisent est inévitable à plus ou moins long terme, précipitant tôt ou tard le krach de la dette.
Interprétée à la lumière des cycles de Kondratieff, comme celui-ci interprétait la crise de 1929, la cause de la crise actuelle ne peut être imputée ni à la libéralisation financière, ni aux subprimes, ni à la bulle immobilière, bien que tout cela ait joué, mais plus fondamentalement au retournement de cycle et au retour de l'inflation après des années de baisse des prix industriels et des taux d'intérêt provoquant une hausse des actifs. Il n'était pas déraisonnable dans ce contexte de compter sur l'effet richesse d'une augmentation constante des prix de l'immobilier pour permettre à des familles pauvres d'accéder à la propriété. C'est lorsque l'augmentation du prix du pétrole a commencé à réduire les prix de l'immobilier que la crise s'est déclenchée, faisant s'effondrer ce qu'on peut comparer à une pyramide de Ponzi, en tout cas une pyramide de dettes et de montages financiers désormais irremboursables

Il se passe un peu la même chose désormais pour les Etats dont la dette a explosée récemment, et grâce à l'Euro, mais qui vivent à crédit depuis beaucoup plus longtemps. La crise n'a fait qu'aggraver la situation et la nécessité d'y mettre un terme mais ce qui a manifesté le caractère insoutenable de cette "dette souveraine", c'est la démonstration qu'elle ne peut supporter une hausse des taux qui font monter de façon vertigineuse le service de la dette. On s'accroche donc comme à une dernière bouée à notre notation AAA avec l'espoir d'éviter une telle hausse qui nous mettrait nous aussi en faillite. Il n'y a aucune chance pourtant qu'on échappe à une montée importante des taux dans les années qui viennent, y compris l'Allemagne et les USA, puisqu'on devrait connaître un regain de l'inflation au niveau mondial se répercutant en premier lieu dans le taux des intérêts.
La plupart des économistes ne veulent pas y croire mais le retour de l'inflation est rendu inévitable par le développement des pays les plus peuplés. Voilà bien une réalité contre laquelle on ne peut pas grand chose, démocratie ou pas. Si la BCE, dont l'indépendance se paye d'une mise sous tutelle du politique, ne change pas de cap dans ce nouveau contexte, elle ne pourra que précipiter la récession, pas endiguer l'inflation importée. Ni les financiers, ni les politiques n'y peuvent rien. L'inflation a déjà largement gagné la Chine ou le Brésil. La contamination n'est retardée ici, comme pour le prix du pétrole, que par la panne de nos économies et une déflation interne. Comme je l'écrivais dans "W ou la malédiction de la reprise", on devrait assister à un régime chaotique où chaque épisode de reprise timide de l'activité se trouve arrêté par la reprise de l'inflation mais sur le long terme, les taux ne peuvent que monter, ce qui rendra nos dettes irremboursables. Que ce soit aujourd'hui ou dans quelques années, il n'y a pas d'autre solution que la destruction des dettes par tous les moyens (selon le type de dettes) : abandon de créances, inflation, dévaluation. Transformer les dettes à court terme par des bons européens à long terme serait le minimum à faire mais on ne voit pas comment on éviterait des répercussions systémiques bien pire qu'avec Lehman Brothers. Le plus tôt serait le mieux car c'est le préalable pour retrouver des marges de manoeuvre politique, ne plus être dépendant des marchés.
La Grèce n'était qu'un éclaireur sur cette pente savonneuse, on n'est pas au bout de nos peines ni de la hausse des taux et la plupart des discours politiques peuvent sembler surréalistes à ne pas prendre la mesure du problème mais c'est comme les boursiers, les élus ne peuvent être trop en avance sur leurs électeurs à qui on est obligé de dire ce qu'ils veulent entendre et même les pères la rigueur se font des illusions sur leur capacité à éviter cette montée des taux et le krach de la dette. On est là dans un théâtre d'ombres.
Il faudra bien toucher le fond pourtant ("prendre sa perte" comme dit l'autre) avant de pouvoir repartir, nécessité des destructions créatrices soulignée par René Passet mais qui date de bien avant nos économies complexes (par exemple la remise des dettes tous les 50 ans du jubilé juif - même tombée rapidement en désuétude). Ce n'est pas qu'on pourrait se débarrasser si facilement du poids de la dette qui est constitutive des sociétés humaines comme du circuit du don, c'est que la situation économique l'impose et ne laisse aucune autre issue.
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