Néo-fascisme et idéologie du désir

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Mai 68 : la contre-révolution libérale libertaire, Michel Clouscard

D'un côté on a d'anciens maoïstes ou libertaires, ou même des disciples de Foucault ou Deleuze, devenus les chantres du libéralisme le plus débridé. De l'autre, on a de soi-disant révolutionnaires qui, au nom de ces dérives, accusent Mai 68 de tous les maux et se rangent du côté de l'ordre moral autoritaire et régressif. Le résultat, c'est que tout ce beau monde, qui se réclamait pourtant d'une gauche plus ou moins extrême, se retrouve finalement bien à droite et qu'on peut les rassembler, malgré leur farouche opposition, dans ce qu'on appelle non sans raisons les "néo-cons", plus cons encore que les anciens !

Il faut bien dire que les raisons de parler de Michel Clouscard sont assez minces, se réduisant principalement à l'activité éditoriale des éditions Delga qui ont déterré son oeuvre mais publient surtout plusieurs ouvrages indispensables de Georg Lukács restés inédits en français. Le bon côté de Michel Clouscard c'est, en effet, sa reprise de la critique de Lukàcs d'un néo-kantisme réifiant au profit d'une conception dialectique de l'histoire. On verra qu'il n'est pas sûr pourtant que sa conception de l'idéologie échappe à cette critique (et tout comme Lukács leur prétendue dialectique recouvre en fait une politique réduite au moralisme révolutionnaire) mais la raison de rendre compte de ce livre, c'est paradoxalement son ancienneté qui en fait un précurseur puisqu'il date de 1973, donc de l'immédiat après-68.

Malgré le simplisme de sa grille explicative "unidimensionnelle", il montrait déjà la complicité de la libération des désirs avec la "société de consommation", bien qu'il récuse ce terme pour les travailleurs exploités, dénonçant la collusion des libertaires et des libéraux, qui se vérifiera plus tard (de Cohn-Bendit à Jerry Rubin). Seulement, cette critique le mène, comme bien d'autres après lui, à des tendances réactionnaires et un certain confusionnisme moralisant qui ne vaut guère mieux. En ces temps troublés, nous avons besoin pourtant de dépasser les impasses du passé et revenir à une critique sociale de plus en plus urgente sans devoir revenir en arrière sur la libéralisation des moeurs.

D'une certaine façon, ce qui se rejoue ainsi n'est que la vieille prétendue incompatibilité entre la liberté et l'égalité alors que l'égalité, c'est la liberté ! Non seulement elles compatissent, mais les deux notions sont prises dans une dialectique historique où elles ne font pas qu'alterner, où la vérité n'est pas d'un côté et l'erreur de l'autre. Seules les priorités changent lorsque l'un des termes a été par trop négligé au profit de l'autre dans le progrès vers une égale liberté qui ne laisse ni le libéralisme ni le communisme immuables dans leur éternité mais compose leurs parts respectives de vérité et d'échecs.

S'il y a bien une chose qu'on ne peut contester, pas plus que le caractère autoritaire d'un socialisme qui ne survit jamais à la démocratie, c'est la constatation, qui ne date pas d'hier, d'une complicité avérée des revendications libertaires avec la libéralisation des marchés, de l'hédonisme avec la publicité, des anarcho-désirants avec l'individualisme et "l'extension du domaine de la lutte" au marché sexuel ! Bien que ce soit une vision un peu trop idéaliste, pour Boltanski, on pourrait même expliquer les transformations du nouvel esprit du capitalisme par une "critique artiste" prenant le pas sur la "critique sociale" et récupérée par les entreprises. Les libertariens ne font ici que pousser la logique jusqu'à l'absurde. Ces accusations sont d'ailleurs tout autant le fait d'une droite extrême, les islamistes notamment dénonçant le lien (indéniable) entre la libération de la femme et la pornographie ou la prostitution, mais il y a désormais un nombre incroyable d'anciens gauchistes ou de nouveaux anti-libéraux qui reprennent ces critiques rejetant d'un même geste permissivité et libéralisme économique. De façon un peu moins caricaturale, l'auteur d'un "Debord contre Debord" souvent réjouissant tente d'expliquer l'étonnant passage de la vulgate situationniste "de l'ultra-gauche à l'extrême droite" (p127), voire au simple conservatisme, par leur anti-communisme radical (au nom de conseils ouvriers mythiques). Seulement, il lui faut pour cela réhabiliter les staliniens français qui n'auraient pas été si méchants et assurément plus sociaux ! On a donc toute une série de renversements dialectiques que Michel Clouscard a été l'un des premiers à essayer de théoriser, voyant en Deleuze surtout, mais aussi Marcuse, Foucault, etc., le creuset d'un néo-fascisme dont ils prépareraient la venue, par leur irrationalisme ou bien en réaction à leurs visées transgressives. On pourrait ajouter que le pouvoir de l'argent peut apprendre à utiliser les techniques de guérilla et les stratégies minoritaires avec une efficacité sans commune mesure, mais le plus remarquable ici, c'est bien que ces analyses aient été écrites bien avant qu'il n'y ait des foucaldiens et des deleuziens libéraux voire franchement à droite.

La principale critique qu'on peut faire pourtant à cette critique de la critique, c'est d'être trop unilatérale et de manquer de dialectique, ce qui ne manque pas de sel pour quelqu'un comme Michel Clouscard qui se fait volontiers donneur de leçons sur ce point. Le problème est toujours le même, ces condamnations morales s'appuient sur des conceptions du monde soustraites à toute dialectique et critique, prenant la place de certitudes fondatrices au nom desquelles est dénoncée la fausseté radicale des autres idéologies. Pour Michel Clouscard, comme pour la plupart des communistes, c'est le communisme lui-même qui ne fait pas question, vérité révélée de la société sans classe malgré les démentis du réel et dont tout le reste est perversion. La vérité étant de notre côte depuis toujours, il devient impossible de reconnaître la part de vérité de l'idéologie adverse réduite à une pure illusion dans la confrontation entre amis et ennemis. Dès lors, la seule question qui se pose, c'est pourquoi donc les travailleurs ne comprennent pas où est leur intérêt ? Pourquoi la vérité ne leur apparaît-elle pas dans sa transparence ? ce qui est mis sur la toute puissance de l'idéologie (la fabrique du consentement) et surtout pas sur la faiblesse de l'alternative proposée, le dogme ne devant pas être changé d'un pouce ! Ce refus de la dialectique est théorisé de nos jours par Badiou comme "fidélité", et repris étonnamment par Zizek alors que ce n'est rien d'autre qu'un refus de l'histoire. Si on doit s'inscrire, en effet, dans le fil d'une tradition révolutionnaire, ce n'est évidemment pas sans ruptures ni reniements, ce qu'on appelle l'apprentissage historique qui se fait à partir d'expériences qu'il faut bien dire catastrophiques. Pour interpréter la libération du désir comme pure idéologie trompeuse, la répression des moeurs est d'abord déniée comme problème, ramenée à la structure productive dont le désir ne serait qu'un produit. Ce qui n'est certes pas sans pertinence mais on donne l'impression ainsi que la liberté n'a plus aucune valeur en elle-même, simple manifestation d'individualisme. On peut dire qu'on a affaire à un délire logique comme dans toute folie (collective ou non) qui l'amène par exemple à tout vouloir expliquer par le Plan Marshall, mais cela n'empêche pas qu'un délire se construit toujours sur un noyau de vérité, verbalisant souvent ainsi ce qui était censuré. Il faut bien dire que Deleuze me semble tout autant délirant à partir de l'Anti-Oedipe refoulant la dialectique du désir comme désir de désir, son succès ayant certainement des raisons sociologiques ou politiques, ce qui n'empêche pas que ce soit sans doute un moment nécessaire de la dialectique historique et qu'il n'y a aucun sens à vouloir le réduire à rien. On doit admettre d'ailleurs que même le fascisme ou le libéralisme ne peuvent être sans raisons, meilleure façon de ne pas y retomber naïvement, en reconnaissant ce qui a motivé l'adhésion des populations à ces idéologies barbares.

Quelle serait l'alternative, sinon d'aller directement au but comme s'il était immuable et qu'on savait très bien depuis toujours comment y arriver, la propriété collective des moyens de production étant supposée tout régler malgré ses échecs répétés ? Il faut souligner aussi que le livre étant écrit juste avant l'ère de l'information, ce qui pouvait sembler alors pur marché fictif du désir se révélera au contraire fondamental et ne relevant plus d'explications idéologiques ou fantasmatiques un peu trop simplistes, confirmant au contraire l'intégration du désir, de la consommation, au système de production dont les transformations sont déterminantes et non pas déterminées par une quelconque idéologie du désir ou critique artiste récupérée par le patronat ! Tout cela est de l'ordre du mythe alors que la causalité est bien matérielle (y compris le fait de donner une matérialité à l'immatériel par le numérique). C'est l'offre qui crée la demande (on ne peut vouloir un ordinateur avant qu'il n'existe, ce qui ne veut pas dire que ce soit un gadget). Il faut répéter que l'idéologie n'est pas une contrainte plaquée sur le réel de façon très néo-kantienne et manipulatrice mais un moment dialectique de la confrontation à une réalité en évolution et un élément essentiel d'un système de production qui s'impose par sa puissance productive. L'hégémonie ne dépend pas de la force de conviction mais de l'effectivité ("seule la vérité est révolutionnaire"). Le spectacle n'est pas tant un réel de substitution comme dans Matrix qu'un voile explicitement trompeur mettant en doute une réalité déjà vécue, véritable métaphysique critique en acte, idéalisme publicitaire qui en rajoute, voulant nous faire croire à une authenticité perdue pour mieux recouvrir le prosaïsme de la marchandise et de ses usages pratiques mais c'est croire un peu trop à la publicité que de croire qu'elle serait la cause de la société de consommation, manipulant les autres mais pas soi !

Une des choses les plus justes, dans son livre, c'est la réfutation faite par Michel Clouscard du freudo-marxisme (qui commence avec Reich mais se réfère beaucoup à Nietzsche) où Lacan aussi voyait une impasse totale, ne faisant "que redoubler la malédiction sur le sexe" (Télévision, p52). Si la psychanalyse permet tout au contraire de penser l'échec de la libération sexuelle ce n'est pas pour nier cependant sa nécessité contre la répression névrotique et l'univers morbide de la faute. Malgré sa tonalité dépressive, l'impasse du désir en apparaît dépouillée de son prétexte transgressif et de sa revendication hystérique, ce qui est tout de même un progrès quoiqu'en disent les psychanalystes réactionnaires qui croient devoir restaurer l'autorité du père et de la Loi, montrant ainsi les limites de leur propre analyse. On ne peut accepter aucun retour en arrière dans la levée des tabous religieux et le dépassement des préjugés moralistes ou normatifs. Il faut s'en persuader, prôner un désir retenu, c'est encore une injonction à la jouissance et pas très différent de vouloir laver encore plus blanc ! Il y a un aveuglement réciproque dans l'utopie libertaire et le fait d'accuser Mai 68 de tous nos maux alors qu'il faudrait admettre qu'une étape a été franchie avec la réalisation d'un rêve qui est en même temps sa déception. A nous de franchir le pas suivant et de renoncer à l'harmonie des désirs, pas de revenir à la répression et de vouloir rétablir l'ordre moral. Ne fallait-il donc pas contester le patriarcat, mettre un terme à la répression de l'homosexualité comme il faudrait arrêter une prohibition des drogues, fascisante et contre-productive ? Ne fallait-il pas combattre le stalinisme ni défendre les droits de l'homme ? On doit bien admettre cependant, en bonne dialectique, qu'on a participé ainsi à la victoire (provisoire) du capitalisme et de l'individualisme, ce contre quoi il nous faut désormais réagir en reprenant les luttes sociales sans rejoindre pour autant le camp des conservateurs ni des fascistes de tout poil. Il est assez effrayant de constater comme la moindre déviation de la pensée semble pouvoir faire basculer à droite les plus révolutionnaires, passant du communisme au communautarisme ou de la contestation de l'ordre établi à un prétendu ordre naturel sinon religieux. Il y a une indéniable proximité des extrêmes par l'imaginaire de l'insurrection et du sacrifice, du volontarisme et de l'unité supposée du peuple, par la fascination du coup de force et l'héroïsation de l'existence. S'il est un peu raide d'identifier le sexo-gauchisme au (néo)fascisme, on ne peut nier des passerelles mais, dans les faits, le néo-fascisme répressif se trouve au contraire du côté de ceux qui dénoncent la libération sexuelle...

Reste que la "critique artiste" centrée sur l'aliénation a bien des côtés élitistes, petits-bourgeois ou religieux, le snobisme de Nietzsche étant explicitement opposé au socialisme avec lequel on ne pourra le concilier. Là encore, il ne s'agit pas de nier la nécessité de lutter contre l'aliénation, dans le travail notamment, mais de remettre au premier plan la critique sociale, la réduction des inégalités au lieu de simples attitudes transgressives. On n'a pas tant besoin d'une critique "artiste" que d'une critique radicale qui s'attaque au coeur du système, au-delà de la répartition des revenus, prenne les questions à leur racine, qui n'est pas l'homme lui-même, encore moins ses représentations ou ses "valeurs", mais bien plutôt les processus matériels en cours, l'organisation de la production et de ses circuits. Ce n'est absolument pas une raison pour tomber, à l'instar de Clouscard, dans le moralisme et dogmatisme le plus simpliste. Comme Marx, mais contre les marxistes, on s'opposera donc à sa morale sommaire du "qui ne travaille pas ne mange pas" au profit de la formule de Prosper Enfantin "de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins", beaucoup plus adaptée au travail immatériel, travail choisi dont la condition est un revenu garanti qui ne profitera pas qu'à une jeunesse désoeuvrée mais bien à tous les travailleurs à condition qu'on ne s'en tienne pas au revenu garanti et qu'on ait bien toutes les institutions du travail autonome. Ce serait ne rien comprendre à l'ère de l'information que de réduire le revenu garanti à une revendication de gosses de riche qui n'en ont pas besoin et y sont le plus souvent opposés violemment, préférant la famille à l'Etat ! Du moins, la leçon à retenir, pour les pro-situs comme les fils de cadres qui se prétendent gauchistes, c'est de ne pas en rajouter dans l'extrémisme sans véritable égard pour les travailleurs mais aussi de prendre conscience à quel point les injonctions à la jouissance comme aux consommations transgressives peuvent n'être que l'identification au maître et la simple contre-partie de la plus-value (ce que tente de démontrer l'auteur, p38-39, par une segmentation de la consommation entre biens de subsistance, d'équipement, de standing et de luxe).

Dès le principe, la structure du désir est révélée : corollaire de la plus-value.

C'est la création de la latence qui caractérise le désir. Elle est non passage à l'acte toujours recommencé, le ressassement de l'impuissance. Le désir "cuit dans son jus". Aussi, la problématique de la jouissance est une problématique gauchiste. Celui-ci ne veut que la mort symbolique du père, car il en a trop besoin pour s'en défaire définitivement. Il veut un père suffisamment fort pour s'imposer au producteur et assez défait pour pouvoir lui soustraire la part de jouissance. Au père la honte de l'oppression, alors que le fils tire les marrons du feu. Le gauchiste doit procéder au détournement du profit sur le mode transgressif. p109

Le schizophrénisme ne fait que reprendre une proclamation idéologique apparue dès le commencement du capitalisme concurrentiel libéral : l'artiste, rendu fou par l'incompréhension de la société, est le seul contestataire légitime de l'ordre établi car, et c'est une autre caractéristique du néo-kantisme, lui seul participe au Noumène, lui seul est témoin d'un absolu qui transcende nos pauvres déterminations historiques, lui seul est témoin du désir originel.

Le schizophrénisme se révélerait alors dépouillement, exclusion des fonctions expressives de la réalité sociale, de toute sociabilité et même socialité. Il serait totale disponibilité au désir, à l'intentionnalité originelle. Il témoignerait de la vraie vie, alors que la survie ne serait que honteuse soumission de la personne politique.

Ce schizophrénisme n'est que revendication mondaine, stratégie de séduction, du névrosé qui s'affuble des stigmates de la schizophrénie. incapable de créer les formes esthétiques qu'il revendique, il s'installe dans l'anti-art, selon des styles, des manières qu'il propose comme le créativisme, la spontanéité jaillie des profondeurs que les gens de la survie ne peuvent comprendre !

Mais la prise du pouvoir politique révélera l'autre face du névrosé, qui jette le masque du schizophrène et révèle la paranoïa particulière aux exécutants et zélateurs de l'appareil d'Etat fasciste (ce parcours est celui de D'Annunzio à Mussolini). Le mondain, l'habile dragueur, se dévoile (cf. la vie de César).

Le schizophrénisme n'est que l'exploitation et la radicalisation du postulat de base du freudo-marxisme, postulat qui fonde l'individualisme. p160-162

L'authentique libération du désir sera tout d'abord la réappropriation par la classe ouvrière de sa production. p175

Sauf qu'il n'y a pas de "classe ouvrière" personnifiée, encore moins de société sans classe, reconstruisant immédiatement une classe bureaucratique. C'est le travailleur qui doit se réapproprier sa production dans un travail autonome, travail choisi et non plus forcé par contrainte financière, sans pouvoir rêver à un désir qui ne soit plus jaloux ni désir de l'Autre. En tout cas, alors que la nécessité va se faire de plus en plus sentir de remettre au premier plan les questions de survie et de production, il ne faudrait pas que ce soit au détriment d'une liberté qui nous est vitale mais en retrouvant une solidarité sociale tout aussi vitale, dialectique dans laquelle nous sommes embarqués d'une société d'individus confrontée aux conséquences globales de notre industrie sur notre écologie et qui n'a pas dit son dernier mot.

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