De l’individualisme de marché à l’organisation collective

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Jacques Sapir Les trous noirs de la science économiqe En réfutant les bases individualistes du libéralisme grâce à la psychologie expérimentale, Jacques Sapir met en évidence la complexité des rapports de l'individu avec le collectif et l'organisation. Ces courts extraits devraient permettre d'avoir un abord plus réaliste de "l'économie comme problème de cohérence multi-critères et multi-niveaux", plutôt que simple équilibre entre l'offre et la demande, ainsi que d'une société organisée et diversifiée dont les statistiques, trop uniformisantes, ne peuvent rendre compte (ce que montrait déjà Maurice Halbwachs).

Bien sûr, il ne fait que redécouvrir la sociologie économique (qui n'est pas seulement marxiste) et croit un peu trop rapidement apporter ainsi une révolution en économie qui réduirait à zéro toute la science économique antérieure, ce qui est excessif car le point de vue statistique garde une certaine pertinence macroéconomique (de même qu'en Bourse, le modèle Black-Scholes de répartition gaussienne des cours est vérifié d'ordinaire, hors situations extrêmes dont les fractales de Mandelbrot rendent mieux compte). Il apporte du moins quelques éléments pour comprendre les anomalies, les ratages, "les trous noirs de la science économique" comme il appelle un de ses livres.

Le plus intéressant c'est que ce démontage de l'individualisme dépasse l'économie proprement dite pour s'étendre à la formation de tout collectif, dont on sait bien (sauf les libéraux) qu'il se distingue de la somme des individus qui le composent et de leur action, car tout collectif est multi-dimensionnel et doit intégrer un ensemble de contraintes et d'enjeux, ce qu'un point de vue unilatéral (économiciste) ne peut que rater. A l'époque d'Internet, il est indispensable de rappeler le rôle de l'organisation dans la constitution d'une conscience collective qui n'émerge pas d'elle-même mais s'inscrit toujours dans un cadre préétabli, dans un discours institué.

Il est clair que les institutions ou les organisations construisent bien une pensée collective, qui cesse d'être l'addition de la pensée des acteurs inclus soit dans l'institution soit dans l'organisation. p41 (2003)

La réfutation du libéralisme économique (Février 2003)

La force des idéologies, c'est leur caractère convainquant et apparemment irréfutable, car basées sur une logique qui semble implacable (du genre "on agit toujours par intérêt" ou "seuls les forts survivent"). Il est donc toujours intéressant de faire valoir des faits d'expérience qui démentent ces fausses évidences.

La voie empruntée par Jacques Sapir pour sa démonstration est celle de la psychologie expérimentale, que je n'approuve guère dans son simplisme, mais il est bon d'utiliser les procédures de l'ennemi et d'invoquer ses propres principes pour saper ses certitudes. Il faut saluer son exploit car, comme il le souligne, l'utilitarisme est infalsifiable dans ses présupposés d'un individu rationnel dévoué au calcul de ses intérêts : si les individus ne se conforment pas au modèle c'est qu'ils sont irrationnels, et donc exclus de la théorie ! C'est pourtant bien cet irrationnel qu'il faut expliquer car il n'est pas du tout arbitraire et n'est pas aussi irrationnel que ne le prétend le dogmatisme libéral alors qu'il relève simplement d'autres rationalités.

Devant cet "irrationnel" des marchés et l'échec de leurs modèles "néoclassiques", les économistes libéraux, comme Hayek, ont été contraints d'y intégrer le manque d'information ou la dissymétrie de l'information (il n'y a pas d'information parfaite) ainsi que la constatation de notre rationalité limitée (Herbert Simon). Ce n'est pas suffisant pour rendre compte de phénomènes collectifs sensibles au niveau macroéconomiques et qui impliquent de remettre en cause l'hypothèse absurde, contredite au moins par la publicité, d'une "indépendance des choix" telle que supposée par les probabilités statistiques tout autant que par le mythe de la concurrence pure et parfaite (qu'on retrouvait d'ailleurs dans la loi Le Chapelier proscrivant toute coalition). Dès lors, on doit admettre que l'utilitarisme supposé de l'individualisme méthodologique est au moins un utilitarisme fortement manipulé et influencé par l'organisation sociale. Mais ce sont toutes les bases du libéralisme qui sont remis en cause :

Les hypothèses communes à la position de l'économie dominante sont, pour résumer, que les acteurs humains perçoivent directement la réalité de leur environnement et ses possibles modifications, qu'ils sont en mesure de classer de manière stable les éléments de cette réalité, et que, pour déterminer - même inconsciemment - leurs préférences ils n'entrent dans aucune logique d'interaction avec d'autres acteurs. Ces hypothèses sont, indiquons le en passant, nécessaires à la formulation d'une position d'individualisme méthodologique au sens strict, qui accompagne une formulation de l'utilitarisme cohérente avec la réécriture moderne de la théorie néo-classique. p13

Jacques Sapir montre que les choix ne sont pas purement individuels résultant de la perception directe de la réalité et de ses propres intérêts mais sont le résultat à la fois de doctrines, de contraintes matérielles et de pratiques sociales. On devrait abandonner aussi l'idée qu'il y aurait une invariance et une stabilité temporelle des préférences individuelles alors que les préférences sont une construction qui dépend du contexte (Tversky et Thaler, Corcuff). Les phénomènes de réputation et de confiance, témoignent d'une dimension collective qui ne se réduit pas aux individus mais il faudrait prendre en compte toutes les stratifications sociales et professionnelles afin de passer de statistiques où chacun se vaut, à une analyse plus différenciée d'une société complexe organisée en différents niveaux. L'enjeu est celui du mythe de la transparence...

Il nous faudrait, alors, reconsidérer le jugement porté sur les procédures délibératives intentionnelles face aux procédures non-intentionnelles, et redonner aux organisations une importance plus grande, non pas pour les raisons conjoncturelles qui sont celles de l'économie de l'information, mais pour des raisons bien plus fondamentales. À l'évidence, la recherche de toujours plus de transparence cesserait alors d'être la solution à nos maux. Tel est donc l'enjeu de la discussion théorique. p4

La position de l'individu (Juin 2002)

Dans sa réponse à des critiques de son livre "Les trous noirs de la science économique", Jacques Sapir résume bien ses thèses qu'on pourrait rapprocher de celles de Foucault dans "L'ordre du discours" :

(i) Les préférences individuelles sont clairement déterminées par les contextes, les formes d’explicitation des choix, et elles connaissent des instabilités importantes (voir les travaux de Tversky, Kahneman, Slovic et Lichtenstein).

(ii) Les individus appartiennent simultanément à plusieurs contextes - de la famille à la Nation en passant par l’entreprise - qui sont autant de cadres d’apprentissage et on ne peut parfaitement prévoir lequel de ces contextes sera déterminant dans une décision donnée, et ce d’autant plus que leurs capacités de traitement des signaux sont limitées (Simon, De Groot).

(iii) L’appartenance aux contextes collectifs se traduit par des représentations collectives qui conditionnent l’accès de chaque individu à la réalité, et donc à l’explicitation des termes des choix qu’il doit faire. Durkheim ne dit pas autre chose quand il souligne la dimension morale et collective des formes qui permettent la division du travail social. La pluralité des représentations se prolonge au sein des individus qui doivent en permanence arbitrer, de manière consciente ou non, entre des fragments de représentation dont ils sont porteurs. D’où l’importance de la démarche subjectiviste, qui unit Marx, Keynes et Hayek, mais aussi l’importance de la notion de dissonance cognitive, ou de surprise radicale (unexpected event) développée par G Shackle.

Théories de la complexité sociale

Les conséquences théoriques qu'on peut en tirer sont multiples, reprenant les acquis du structuralisme et de la théorie de l'information en y introduisant la dynamique historique des conflits et de l'apprentissage, ce qui débouche sur une théorie de la complexité sociale, un individu pluriel et une dialectique des organisations dans l'incertitude de l'avenir.

(1) Une théorie cognitive, et non réactive, de la décision substituant la notion de connaissance à celle d’information et considérant tout critère de rationalité comme lié au contexte. Cette théorie de la décision intègre, à la suite de Herbert Simon, comme problème central le phénomène de saturation cognitive, ainsi que les réponses que lui apportent les agents : règles heuristiques et règles d’arrêt (stop rules), usage de routines. En cela cette théorie de la décision doit être un dépassement radical de la nouvelle micro-économie qui, en dépit de ses apports indiscutables, est irrémédiablement prisonnière du piège positiviste.

(2) Une théorie de la genèse et du dépérissement des institutions et des organisations, s’appuyant tout à la fois sur le contenu cognitif (accumulation de compétences, connaissance procédurale et production de règles) des unes et des autres - et faisant ainsi un lien avec une théorie marshalienne de la firme et des localisations - et sur la logique des conflits qui sous-tend le processus d’émergence et de crise des unes et des autres.

(3) Une théorie de la dynamique des systèmes institutionnels hiérarchisés, incluant la production de régimes monétaires spécifiques, d’articulation entre sections productives et de dynamique macroéconomiques au sens traditionnel du terme. Elle expliciterait l’intuition de Lucien Febvre selon qui les sociétés ont la conjoncture de leur structure (ou de leurs institutions).

(4) Une théorie du retour du contexte sur les comportements via la dynamique des représentations économiques et l’innovation de nouvelles formes d’action déstabilisant, ou au contraire renforçant, les contextes anciens. Développant l’apport de notions comme la dissonance cognitive ou la surprise radicale (Shackle, encore et toujours), elle compléterait la précédente en tentant d’élucider comment les sociétés finissent par produire les structures de leur conjoncture.

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7 réflexions au sujet de “De l’individualisme de marché à l’organisation collective”

  1. Je n'ai pas le temps de vraiment répondre. Il est sûr que ces approches ne sont pas sans intérêt mais elles ratent la complexité en tant qu'organisée. Je ne peux que renvoyer encore à mon texte sur "La complexité et son idéologie". (ceci dit, il y aurait beaucoup à ajouter et je ne connais pas tout, je n'ai pas le temps de tout lire ni tout étudier)

  2. Non, non, non.

    Justement, elle donne un sens à ce que tu appelle "complexité en tant qu'organisée".

    La complexité dont tu parle, et la théorie de l'information au sens de Shannon et de la thermodynamique aboutissent au paradoxe de Maxwell, c'est à dire à une interpretation subjectiviste des probabilités et de l'information.

    Au contraire, l'usage de la complexité algorithmique permet de fonder la thermodynamique sur une base objective apparemment et de résoudre le paradoxe de Maxwell de façon satisfaisante.

    D'ailleurs ça a été une approche très féconde en physique: en poursuivant, cela a donné une des bases du calcul quantique.

  3. Non, non non !

    Ce n'est pas la complexité organisée (pour ce que j'en ai compris), c'est tout au plus la diversité. Il y a un fossé qu'on ne peut pas franchir entre une "organisation" matérielle (atome, thermodynamique) et un organisme vivant ou une organisation régie par l'information. Donc, évidemment, on peut supprimer la subjectivité mais alors on ne comprend plus rien aux effets subjectifs et à l'organisation effective qui n'a rien d'une distribution au hasard. Donc je suis bien d'accord que c'est un outil puissant en physique mais pas en biologie, ni en sociologie, économie, politique... Tout cela serait un peu compliqué à discuter ici, je ne peux que renvoyer aux textes suivants :

    La complexité et son idéologie :
    jeanzin.free.fr/ecorevo/s...

    Le monde de l'information :
    jeanzin.free.fr/ecorevo/s...

    Il y en a d'autres...

  4. J'ai lu ton texte sur la complexité et son idéologie. Veux tu que l'on en discute?

    J'ai une formation de physicien théoricien/physicien mathématicien à la base, plus orienté vers les maths que vers la physique.

    J'ai surtout bossé sur les systèmes dynamiques et la mécanique statistique, mais j'ai une bonne connaissance des problèmes de complexité algorithmique et des classes de complexités en calculabilité.

    Actuellement je ne suis plus physicien, il faut bien manger, je suis donc devenu prof...

  5. Je veux bien en discuter mais là je n'ai pas le temps avant lundi au moins et il vaudrait mieux le faire en privé car ce n'est pas vraiment le lieu (pour me contacter il y a le lien en haut de la page). Ceci dit je prétends que le concept d'information n'est pas pertinent en physique (sinon pour le physicien) ou que du moins il n'a pas grand chose à voir avec le concept d'information en biologie. Un de mes premiers textes sur le sujet discute Brillouin (et Hayek déjà), même si j'ai fait mieux depuis :
    jeanzin.free.fr/ecorevo/g...

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