La dialectique historique rétrospective

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C'est l'actualité dans ce qu'elle a de plus dramatique qui nous confronte à des renversements dialectiques que l'histoire et la philosophie hégélienne peuvent éclairer. On a vu que le premier souci de Hegel en se séparant de Schelling était d'éviter l'abstraction en essayant de coller aux phénomènes concrets et suivre leurs mouvements dialectiques dans leurs diversités, sans donc avoir besoin de définir cette dialectique à l'avance. Ce n'est pas d'abord une méthode formelle, préconçue. Malgré tout, son opposition à Schelling implique un rejet de l'immédiateté ainsi que d'une dialectique statique entre opposés, en équilibre (philosophie de l'identité). La définition la plus générale de la dialectique pour Hegel est donc sa nature dynamique, évolutive, productive, transformatrice. Comme chez Fichte, toute action provoque une réaction, toute intention (liberté) rencontre une résistance (monde extérieur), exigeant un effort et éprouvant ses limites, mais formant à chaque fois une nouvelle totalité où chaque position dans son unilatéralité se heurte à l'opposition de l'autre jusqu'à devoir intégrer cette altérité dans leur reconnaissance réciproque.

C'est juste avant la Phénoménologie qu'il introduira l'Aufhebung dont il fera le moteur de la dialectique. Ce terme, on le sait, est fondamental dans son ambivalence, négation qui conserve et progresse, marquant la spécificité de la dialectique hégélienne. C'est parce que la négation est toujours partielle qu'elle est productive et pas seulement destructrice. Comme il le précise à la fin de la Logique, le caractère partiel de la négation préfigure déjà la synthèse finale de la négation de la négation, moment absolument essentiel de réconciliation, bien que devant lui aussi être dépassé.

Le préjugé fondamental à ce propos est que la dialectique aurait seulement un résultat négatif. Logique III p378

Tenir fermement le positif dans son négatif, le contenu de la présupposition dans le résultat, c'est là le plus important dans le connaître rationnel. p380

[Succédant au premier temps positif,] la seconde opération de la dialectique, la négative ou médiatisée, est en outre en même temps la médiatisante... Elle est un rapport ou une relation ; car elle est le négatif, mais du positif, et inclut dans soi ce même positif... Elle est donc l'autre d'un autre ; c'est pour cette raison qu'elle inclut son autre dans soi, et qu'elle est donc comme la contradiction, la dialectique posée d'elle-même. p381

C'est comme le médiatisant qu'apparaît le négatif, parce qu'il syllogise dans soi, lui-même et l'immédiat dont il est la négation. p383

S'ajoutera enfin, la dimension historique, si sensible avec l'expérience des bouleversements de ce temps là (Révolution, Terreur, Empire), l'Histoire universelle devenant le cadre unifiant toutes les dialectiques historiques (rejoignant "L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" de Kant 1784). Cette historicité introduit dans la dialectique une nouvelle caractéristique temporelle décisive, celle d'une réflexivité après-coup de la conscience de soi, logique de l'apprentissage historique, ce que Hegel appelle le passage de l'en-soi au pour-soi. Cette réflexion en retour sur l'expérience n'est finalement rien d'autre que la philosophie, mais on est cette fois dans une définition de la dialectique restreinte au savoir et ne pouvant s'appliquer à toutes les autres dialectiques (comme ce qu'on peut appeler une dialectique métabolique collant au réel dans l'alternance entre catabolisme et anabolisme pour compenser les manques et les excès).

Le terme dialectique recouvre une diversité de processus, de progrès et de renversements que seule une pensée qui fait violence au donné parvient à réduire à une seule forme fondamentale toujours identique. Litt p85

L'essai que fait Hegel de réduire la totalité des actes et des créations de l'esprit à une évolution unidimensionnelle douée d'un caractère logique contraignant, s'est heurté à un échec et devait échouer. p100

Au-delà de la constatation de processus dialectiques un peu partout, pour éviter la confusion il est donc indispensable de distinguer différentes sortes de dialectiques ne pouvant être assimilées complètement, qu'elles se distinguent par le type de négation, le champ d’opération ou la structure du temps, même si elles peuvent se rejoindre comme processus d'intégration du négatif. Ainsi, malgré leurs analogies formelles, ce n'est pas la même chose le simple passage de l'immédiat au médiatisé, ou la négation de la particularité au regard de l'universel, ou la négation de l'unilatéralité menant à la reconnaissance de l'autre, ou la résolution d'une contradiction. Rien qu'au niveau de la Logique, on a pu distinguer une Dialectique de l’Être comme passage dans un autre, une Dialectique de l’Essence comme paraître dans l'opposé et une Dialectique du Concept comme développement (André Stanguennec). En fait, comme on le verra, c'est un peu plus compliqué pour la logique subjective du concept qui passe d'une historicité vécue dans l'après-coup tout au long de l'histoire au récit linéaire rétrospectif de son développement achevé ("La progression du concept n'est plus passage ni paraître dans autre chose mais développement" Enc. §161). A la fin du parcours, la dialectique n'est plus une difficile prise de conscience mais devient simple méthode, ayant juste à refaire le cheminement passé (dont Schelling dénonce l'ennui).

Ce qu'on va approfondir ici, c'est justement cette dialectique historique, à cause de son importance dans le système hégélien mais surtout de la structure temporelle rétroactive de ces prises de conscience successives. On va se servir pour cela de Theodor Litt qui souligne ce caractère rétroactif dans le rapprochement avec une dialectique organique où la totalité organique est présente à chaque nouveau stade de développement - bien que sous un mode différent de la dialectique historique ne s'appliquant qu'aux subjectivités individuelles ou collectives. L'enjeu principal ici, c'est de ne pas confondre l'histoire en train de se faire, dans les tourments de l'après-coup et d'un réel qui nous file entre les doigts, avec ce qui devient son inévitable récit séquentiel, y compris dans la Phénoménologie, comme si tout était joué d'avance depuis le début et donnant l'illusion d'un épanouissement calme et même exaltant (ascension), tout au long d'un temps linéaire qui va vers sa fin.

Je n'avais jamais entendu parler auparavant de Theodor Litt (1880–1962), qui est connu en Allemagne surtout comme pédagogue et réformateur de l'université après-guerre, mais qui était aussi un philosophe de la culture, se réclamant d'une pédagogie culturelle et d'une pensée dialectique notamment entre individu et société. Il ne semble pas que ses travaux philosophiques aient eu une influence notable, en tout cas, son livre de 1953 "Hegel. Tentative de renouveau critique" n'est presque pas référencé et les IA génératives inventent carrément son contenu - supposant qu'il parle de pédagogie comme dans le reste de son oeuvre alors qu'il s'agit d'une reconstruction du système hégélien ! Il y a bien pourtant un rapport étroit entre la dialectique organique qu'il y défend et l'apprentissage, illustré par la différence entre le savoir (achevé) du professeur et la formation pas à pas de l'élève en quête de reconnaissance, qui doit apprendre à dire "Je". Sans aucun lien entre eux, l'épistémologie génétique de Piaget étudiant le développement de l'enfant y verra aussi la dialectique à l'oeuvre, entre autres pour apprendre à se décentrer de son propre point de vue afin d'intégrer celui d’autrui. Cependant, si j'ai été amené à m'intéresser à Litt, c'est surtout parce qu'il soulignait le caractère rétroactif de la dialectique historique, après-coup sur lequel j'insiste moi-même. Comme on ne le trouve pas sur internet et pour les avoir sous la main, j'ai voulu rassembler ces quelques extraits précisant bien ce caractère rétrospectif de la dialectique historique.

Il commence, pour s'en distinguer, par exposer comment la pensée mathématique ou scientifique isole les éléments et en suit le parcours linéaire, puis il y oppose la pensée génétique ou organiciste qui combine à la fois le développement temporel mais aussi la totalité organique qui donne un sens rétrospectif à chaque stade de développement. On pourrait tout aussi bien dire "prospectif" puisque la totalité de l'organisme est présente depuis l'origine, et sans laquelle on ne peut rendre compte de l'ontogenèse qui se boucle sur elle-même - dans une circularité qui n'est pas seulement linéaire et comporte de multiples auto-ré-organisations. Cependant, il y oppose enfin la pensée philosophique qui est réflexive et vraiment rétrospective car ne pouvant rendre compte d'un stade passé qu'après l'avoir dépassé, passage de l'en-soi (de ce qu'on faisait sans le savoir adéquate) au pour-soi qui en comprend le sens après-coup, au vu de ses conséquences, sans pouvoir le savoir d'avance. Bien que gardant une totalité sans cesse recomposée, elle n'est pas cette fois donnée d'avance, à la différence de l'organicisme. La reconstruction du parcours antérieur en cheminement linéaire y est donc encore plus inadéquate, ce qui ne veut pas dire qu'on pourrait l'éviter - Mais c'est peut-être à nous situer dans un organisme en train de se faire, sans en avoir encore le plan qui n'apparaît qu'à la fin ? ou plutôt un devenir sujet par retour réflexif sur l'agir ?

Nous n'avons jamais affaire qu'à une totalité, seule et unique qui, au point que nous voulons atteindre, se présente à nous sous la forme qu'elle se trouve avoir précisément à cet endroit-là. Par là nous échappe à la fois la possibilité de nous arrêter à un endroit quelconque de la démarche et de nous contenter de ce que l'on a jusqu'alors acquis... C'est en parcourant pour la deuxième fois son chemin que le sujet peut comprendre pleinement cette partie. p21

On ne peut pas se représenter l'actualité permanente de la totalité ni le jeu complexe des renvois, soit à ce qui précède, soit à ce qui suit, sans devoir reconnaître à quel point l'image du « cheminement », quand on l'utilise pour désigner la démarche philosophique, est insuffisante, voire source d'associations erronées. Certes, elle s'impose de manière presque irrésistible quand il s'agit d'élucider un enchaînement de pensées. Et elle correspond bien à la réalité quand on l'applique à une démarche qui, comme celle des mathématiques, procède de manière univoque, de « résultat » en « résultat » et qui pour cette raison s'insère sans difficulté dans l'écoulement du temps. Mais cette même image obscurcit ce qu'elle devrait illustrer dès qu'on l'applique à une démarche qui, comme celle de la philosophie, tout en se déroulant bien dans la dimension temporelle, relativise l'orientation du temps grâce à ses retours constants sur ce qui précède ou à ses anticipations sur ce qui va suivre encore. Hegel a parfaitement vu que l'image du mouvement circulaire est bien mieux adaptée pour faire apparaître cette structure que celle de la ligne droite suggérée par la représentation du « cheminement ». Un processus circulaire qui se réalise dans le progrès linéaire du temps: telle est la forme que prend la philosophie en se réalisant. p22

La philosophie aussi a affaire à un objet qui se développe lui-même dans une suite d'entreprises successives allant du simple au plus complexe, d'un objet donc qui se trouve en correspondance parfaite avec sa propre démarche pensée qui progresse aussi dans le temps et n'a donc rien d'autre à faire qu'à le reproduire fidèlement dans sa propre progression, la progression de l'objet qu'elle se propose de comprendre. Nous caractérisons par là le parallélisme que le point de vue « génétique » met en œuvre il part de l'origine et il parvient au présent en se laissant guider par la succession temporelle des instants. C'est précisément ce parallélisme si séduisant pour la pensée qui confère à la démarche génétique son attrait et sa forme de persuasion.

Mais il est faux de penser que la philosophie de Hegel n'est qu'un exemple supplémentaire de cette démarche génétique et qu'elle y serait exclusivement fidèle. On fait erreur quand on croit que cette philosophie, parce qu'elle se construit, comme nous l'avons dit, de l'élémentaire vers ce qui est médiatisé, pourrait jouir des mêmes avantages que les sciences mathématiques dans l'élaboration de leur contenu. Le progrès de la pensée qui va de l'élémentaire au plus complexe et, parfois, de l'antérieur au postérieur, ne constitue que l'aspect de la démarche intellectuelle qui s'accomplit au premier plan, à la lumière de ce qui doit parvenir à une formulation philosophique parfaitement achevée ce mouvement, donc, va de station en station dans la progression que la démarche intellectuelle accomplit de son côté dans le temps. Or ce mouvement-là n'est pas la totalité qu'il s'agit de dominer par la pensée. p25

Employons une image que Hegel lui-même nous propose pour illustrer la forme sous laquelle la pensée philosophique se développe. C'est l'image du processus de croissance qui fait passer du bourgeon à la fleur, et de la fleur au fruit. Ce qui rend ce processus apte à concrétiser ce qui se produit dans la démarche philosophique, c'est le fait qu'il se trouve lui aussi dans une relation double avec le temps. Il parcourt une pluralité de stades qui se succèdent conformément à l'ordre du temps. Mais chacun de ces stades se détermine dans son contenu aussi bien en fonction de ce qui va temporellement se produire qu'en fonction de ce qui se trouve, temporellement, dans son passé. Car le processus en question n'est rien d'autre que « développement organique ». Ce qui signifie : ce processus n'est pas une juxtaposition temporelle d'états qui se succéderaient au hasard et qui resteraient indifférents les uns aux autres, mais c'est le devenir d'une structure qui se déploie dans une suite ordonnée de phases en relation interne les unes avec les autres. L'ordre qui habite ce devenir implique que chacune des phases particulières n'est pas moins déterminée par ce qui va se produire à partir d'elle que par ce dont elle est issue. La fleur est dans le bourgeon, le fruit est dans la fleur, en tant que virtualité. A chaque instant du temps, le passé et l'avenir s'entrelacent, et se pénètrent réciproquement. p26

Car, pour pouvoir faire apparaître la relation de la croissance organique avec le flux temporel, nous avons dû, par la pensée, prendre connaissance du processus inhérent à cette croissance; et, en réfléchissant maintenant à ce qui s'est effectivement produit dans notre effort intellectuel, nous prenons conscience que nous n'avons pu concevoir le rapport double existant entre le processus organique et le temps que parce que nous avons fait travailler notre propre pensée dans le sens même de cette relation double, c'est-à-dire à la fois en conformité avec le flux temporel et en sens contraire. Quand on veut reconnaître dans le bourgeon ce qu'on désigne par ce terme, l'on ne peut se contenter d'en énumérer les caractéristiques en tant qu'elles résultent de l'évolution précédemment accomplie. Il faut aussi englober ce qui va sortir de lui, ce vers quoi il tend par sa nature. On doit faire apparaître, à l'horizon même de l'examen qu'on en fait, ce qu'on n'y trouve pas encore, mais qui est déjà invisiblement présent comme germe, la fleur et le fruit. Si l'on supprime cette anticipation, le bourgeon n'est pas traité comme une phase d'une croissance vivante, mais comme une chose morte. p27

On saisit ainsi réellement le jeu d'une pensée à deux plans successifs : un premier plan et un arrière-plan. Que ces deux démarchent intellectuelles fusionnent ainsi, voilà qui n'est possible que si la pensée visant son objet a d'abord accompli sa tâche naïvement. p32

Car l'idée même d'une élucidation de ce genre n'a pu émerger qu'après que la pensée, traversant l'étape considérée, s'était hissée à un point de vue plus élevé. A l'inverse, ce point de vue n'a pu être atteint qu'une fois traversée l'étape de la pensée « naïve », et non pas en sautant cette étape d'un seul bond. Car l'essence même de ce que l'on doit faire à partir de ce point de vue réside précisément dans ce « retour », mais on ne peut « retourner » qu'à un point où l'on s'est déjà trouvé. A dire vrai, cette image du « retour » passe à côté de traits importants de ce que nous cherchons à élucider. Elle n'induit pas seulement en erreur dans la mesure où l'on ne peut naturellement pas revenir réellement à un point passé du flux temporel donc pas non plus à un point d'une démarche progressant dans le temps. L'image obscurcit aussi le fait que dans ce prétendu « retour », ce n'est pas le même objet qui s'offre à nous une seconde fois, mais c'est le même acte qui s'actualise de nouveau en se saisissant maintenant lui-même d'une manière plus approfondie.

C'est seulement si nous tenons compte de toutes ces réserves que nous pouvons résumer le résultat de notre examen de la manière suivante : les deux démarches, celle qui progresse avec le flux temporel et celle qui va à rebours de ce flux, sont rigoureusement liées l'une à l'autre. Grâce à leur interpénétration, celui qui revient en arrière à partir d'une position qu'il a atteinte ultérieurement, arrive à saisir ce qui s'était produit à cette étape antérieure plus profondément que ne le peut celui qui y arrive pour la première fois. C'est pour lui que se dévoile et s'accomplit cet arrière-fond qui échappe nécessairement à celui qui est perdu dans son objet et qui s'oublie totalement en lui. Et de même, si l'on s'interroge sur la nécessité qui pousse la pensée au fil du temps d'étape en étape, ce n'est pas celui qui parcourt naïvement ces étapes qui pourra donner une réponse car il n'en a ni la capacité ni la mission. Ce n'est qu'en regardant d'un point supérieur que l'on découvre pourquoi la pensée, d'abord absorbée dans l'objet et complètement obnubilée par lui, a dû passer outre, se distancer de lui, et, réfléchissant à sa propre démarche, a pu atteindre ce dédoublement interne qui était étranger à la pensée naïve. p33

Nous voyons en effet imbriquées : 1) la pensée qui se déroule dans le même sens que le flux temporel, quand elle vise le devenir de l'organisme, 2) la pensée qui comprend les connexions intimes caractérisant ce devenir en les détaillant à partir de leur point terminal, donc dans une direction opposée à celle du temps, 3) la pensée qui, réfléchissant sur les deux précédentes, donc à nouveau dans la direction opposée à celle du temps, comprend la nécessité qui commande l'appartenance réciproques des pensées 1 et 2. p34

La progression qui va ans le sens du flux temporel nous mène donc de la pensée mathématique à la pensée organismique puis à la pensée qui réfléchit sur soi-même. p35

Le sujet ne fait guère que se rendre compte après coup de ce qu'il a accompli précédemment sans posséder alors une pleine conscience de son action propre. p36 (restant un "en-soi", c'est-à-dire ce qui n'est pas encore pleinement su). p37

Car comment celui qui a gravi le sommet du savoir est-il en mesure de percer à jour l'« en-soi » de celui qui chemine naïvement ? [...] En suivant la série des étapes que parcourt le sujet qui, à la différence de lui, ne sait pas encore, il suit en vérité la démarche qu'il doit avoir lui-même accomplie, si ce qui se passe chez l'autre et par lui doit lui devenir transparent. De cette manière, la différence entre le sujet qui observe et le sujet observé disparaît. Ce n'est plus ce sujet qui observe cet autre, différent de lui, c'est le sujet, en tant que tel et absolument qui, tourné vers son passé, légitime de manière consciente les étapes évolutives qui ont été vécues d'abord « en-soi », sans conscience, et qui dissipe par là l'obscurité affectant encore cet « en-soi ». L'« en-soi » cesse de n'être visible que « pour-nous ». La distinction et la séparation que nous avons maintenues jusqu'ici entre le « nous » qui assumons le rôle d'observateur et le sujet observé, encore privé de savoir, deviennent caduques. Le « pour-nous » se métamorphose en un « pour-soi ». Ce que le sujet, naïvement perdu dans son objet, n'a été qu'« en-soi », à l'aveugle, est maintenant devenu « pour-soi », pour soi-même en tant que sachant. Et c'est cela que Hegel exprime dans sa langue : il est « en-et-pour-soi» (Enc §24). C'est toute la différence entre ce qui est présent « pour » le sujet, c'est-à-dire dans le savoir du sujet, et ce qui est seulement « en-soi », c'est-à-dire qui n'est pas encore appréhendé dans la clarté du savoir. p38

Le but, c'est le chemin même mais éclairé par le savoir. A chaque station de ce chemin, la vérité du cheminement entier est présente, même si elle ne l'est que sous la forme qui correspond au stade qu'on vient d'atteindre sur le parcours de l'« en-soi » à l'« en-et-pour-soi ». p40

Nous savons que le sens profond du revirement rétrospectif, inévitable pour la pensée, réside dans le fait que par lui seul, en rendant relatif l'ordre temporel, on peut assurer à chaque instant la présence du tout. p56

Cette dialectique historique rétrospective témoigne surtout de l'extériorité radicale du temps, d'un réel qui nous échappe, nous dépasse et qu'on ne peut devancer, ce qui rend bien compte de notre rapport anxieux à la temporalité concrète mais n'empêche pas son refoulement immédiat du fait que le retour après-coup sur le chemin parcouru, caractérisant chaque prise de conscience, ne peut qu'invisibiliser l'angoisse du négatif, l'épreuve qu'il a fallu surmonter, maintenant comprise. "L'esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l'absolu déchirement" PhE p29. Cela n'empêche pas que, paradoxalement, la négativité du concept en train de s'élaborer se perd dans le concept développé supposé l'intégrer, et qui a beau être qualifié de "négativité absolue", annule pratiquement la dialectique et le négatif en dépit des prétentions contraires.

Ainsi, Litt prend l'exemple de l'évolutionnisme (p279) comme trop linéaire dans sa fresque de l'évolution illustrant la marche implacable du progrès (de la complexité), mais on peut lui rétorquer que, dans cette présentation du résultat de l'évolution, on a éliminé justement ce qui en constitue l'âme : la négativité fatale de la sélection naturelle, après-coup, en fonction du résultat et de l'environnement, le plus souvent par une élimination brutale de ceux qui n'ont pu s'adapter à des bouleversements écologiques. Si dans la nature le simple précède nécessairement le complexe, cela n'en fait pas une pulsion interne d'un développement continu jusqu'à nous. L'évolution de l'humanité elle-même, n'est pas l'épanouissement de ses potentialités premières (des milliers voire des millions d'années se passant sans progrès notables) mais plutôt le résultat de "goulots d'étranglement" catastrophiques, sélectionnant de rares survivants un peu plus évolués (plus adaptables). Il faudrait juste lier l'apparition de chaque espèce au drame qu'elle a dû traverser pour y retrouver une véritable dialectique non finaliste. On peut trouver plus contestable de prendre modèle, comme le fait Hegel, sur l'ontogenèse de l'organisme qui, une fois passé la barrière sélective (et bien que l'ontogenèse reflète souvent la phylogenèse), perd cette négativité historique dans un développement pré-programmé. L'organicisme où la graine a déjà en puissance la plante et le fruit, où la fin est donnée avec le début, neutralise complètement le négatif dans un "dépassement" clairement positif de chaque stade de la reproduction. Vouloir y conserver le négatif est purement formel.

Il y a incontestablement cette tentation organiciste du système hégélien que Litt a raison de critiquer au nom de la réflexivité philosophique (cognitive) qui doit rester ouverte à la prise de conscience après-coup - n'étant pas donnée "avant-coup" comme l'organisme. C'est le reproche qu'on peut faire aussi au progressisme, sûr de connaître l'avenir radieux mais qui escamote ainsi les fureurs de l'Histoire, Histoire qui est tout sauf l'histoire des peuples heureux et d'un développement harmonieux. D'ailleurs, c'est bien ce qu'on appelle les leçons de l'Histoire quand guerres et malheurs nous atteignent à nouveau et nous replongent dans l'Histoire malgré nous, aveu qu'effectivement on les oublie très vite dans les moments plus tranquilles.

En fait, c'est sans espoir car ce n'est pas seulement le négatif qui disparaît du regard rétrospectif mais la dialectique historique elle-même dont on peut dire qu'elle se contredit par structure. C'est, en effet, par un mouvement nécessaire que la prise de conscience rétrospective refoule son historicité, tout comme les découvertes scientifiques sont enseignées dans leur résultat détaché de leur histoire (le percipiens s'oublie dans le perceptum). "Le concept réalisé, cet aboutissement, n'est que le disparaître du paraître" §242. Le problème reconnu du système hégélien est celui de la Fin supposée clôturer le système en même temps que la dialectique historique. On peut le relativiser en remarquant que le regard rétrospectif, qui en est le coeur, constitue par lui-même la clôture de la séquence et reconstruit à chaque fois une temporalité (narrative) linéaire, point de capiton se situant toujours à la fin (de l'histoire, du savoir, du négatif), véritable négation de la négation - ceci avant d'être démenti par la suite. C'est une clôture incontournable, productive bien que temporaire (tout comme les systèmes scientifiques). Le retour du négatif a beau être promis, il vient presque toujours de là où l'on ne l'attendait pas (il n'est pas prévisible avant de se manifester). On vit dans cette contradiction dont vit la dialectique historique qui se renie à chaque fois, ne pouvant éviter de refaire la clôture de l'histoire passée, et jurer que c'est la dernière guerre, avant de se heurter à nouveau aux puissances matérielles, aux divisions communautaires et la dureté du réel qui vient déranger notre confort et nous sort des intérêts privés. En dehors de ces moments d'effondrement, le négatif ne peut sans doute pas se regarder en face car ce qui nous importe c'est de le surmonter.

Un dernier point à discuter serait le rapprochement, fait par Litt, de la dialectique historique avec l'apprentissage, dont on ne peut effectivement mesurer les progrès qu'après coup, mais introduisant la dissymétrie du Maître, qui est déjà passé par là, et de l'élève qui doit passer tous les stades un par un. On voit qu'on a là aussi la cohabitation trompeuse d'une formation linéaire et d'une dialectique rétrospective qui ne peut être assimilée à la dialectique historique qui n'a pas de Maître. L'épreuve du négatif disparaît d'ailleurs dans l'apprentissage alors qu'on ne prend pas assez au sérieux l'apport de Socrate dont la dialectique n'avait rien d'innocente et avait de quoi faire honte à ses interlocuteurs puisqu'il s'agissait de dénoncer les faux savoirs, ce qui est autrement plus vexant que de ne pas savoir et devoir apprendre. Or, la dialectique historique aussi détruit nos anciennes certitudes avec les clôtures précédentes, et si la philosophie ne peut mener au savoir dogmatique, elle exige bien de nier ses particularités et dépasser son unilatéralité, ses préjugés et croyances communautaires. Renoncer aux faux savoirs est une dimension trop ignorée de la dialectique historique aux prises avec le réel et confrontée à d'autres récits. Pour qui est passé sous les fourches caudines du temps historique et des changements de modes, il ne s'agit donc pas seulement d'ignorance dans la dialectique historique mais bien de culpabilité et de remords. On constate encore aujourd'hui comme le mal n'est pas tant un produit de la simple ignorance que de faux savoirs, leur pouvoir de nuisance étant proportionnel aux puissances matérielles (économiques) en jeu, avant de revenir à la raison par la sanction du réel ou le jugement de l'Histoire. Et pour de nouveaux progrès ?

Il faudrait sans doute faire le lien avec notre actualité, le passage des limites, la destruction de notre milieu, la confrontation des empires, l'effondrement de la gauche et la montée des régimes autoritaires xénophobes, les contradictions de la liberté (sexuelle) mais aussi la révolution anthropologique de la libération des femmes et l'opposition suscitée. On peut souligner comme l'anti-wokisme intègre le wokisme et dessine ses contours, enfin qu'il n'y a pas de post-réel et que la ruse de la raison finira par l'emporter, c'est-à-dire aussi la liberté et le Droit. Ceci non pas pour nous faire plaisir mais parce que le réel probabiliste ne se laisse pas enfermer dans nos récits et nos projets mais nous contredit à chaque fois. Est-ce être trop assuré de l'avenir ? Peut-être, en tout cas pour la forme que cela pourrait prendre, sûrement pas aussi belle qu'on l'imagine...

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