Pour une société duale

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alterLa crise commence à nous atteindre, confirmant que nous sommes le suivant sur la liste du club Med. Même si les chiffres ont été révisés à la baisse, jusqu'ici les protections sociales avaient servi d'amortisseur et les salaires avaient continué à augmenter globalement, même très peu, mais c'est fini, le pouvoir d'achat est sur la pente descendante risquant d'aggraver la récession et malgré tous ceux qui prétendent pouvoir nous sortir d'affaire, nous allons nous heurter comme les autres à l'impuissance des peuples (qui est celle de leurs gouvernements). Face à cet appauvrissement programmé, il vaudrait mieux essayer de s'y adapter que de compter sur un nationalisme exacerbé qui n'est plus de saison même s'il a fait le succès économique des totalitarismes des années 1930.

Une Europe unie et forte pourrait nous faire retrouver une certaine prospérité mais plusieurs processus matériels menacent le modèle européen salarial (numérique, déclin de l'industrie et de l'Occident, développement des pays les plus peuplés, contraintes écologiques), cette crise pouvant n'être qu'un avant-goût de ce qui nous attend par la suite. Du point de vue écologique, on pourrait même considérer la crise comme une chance - à condition de s'organiser pour cela et ne pas faire porter le plus gros du poids sur les plus pauvres comme maintenant.

Malgré tous les beaux discours sur l'écologie personne n'accepte de gagner moins. Tout ce que les gens demandent, c'est de garder le même style de vie, que rien ne change et qu'ils ne perdent pas d'argent ! Ceci quelque soit leur niveau de rémunération. Il est d'ailleurs amusant de constater comme ceux qui gagnent bien leur vie n'ont pas du tout conscience des salaires moyens (2410 euros bruts) encore moins du salaire médian, plus significatif et qui s'élève à 1 675 euros bruts, ce qui veut dire que 50% des salariés gagnent moins de 1675 euros bruts (2354 par ménage). Dès qu'on touche plus de 3000 euros, on fait parti du gratin, des 10% les mieux payés (ou 5400 pour un ménage). Pourtant, toucher 3000 euros, ce n'est pas rouler sur l'or et il serait difficile pour ceux qui y sont habitué de pouvoir gagner moins sans revendre l'appartement, par exemple. C'est un phénomène vérifié : on s'habitue à dépenser, dès que son niveau de vie monte, jusqu'à ne plus pouvoir s'en passer voire imaginer qu'on puisse vivre avec moins, se croyant facilement la norme de consommation alors qu'on fait partie d'une toute petite minorité. Le reste de la population doit pourtant se débrouiller avec beaucoup moins, c'est donc possible, mais c'est surtout cette population qui a déjà si peu qui va être appauvri, créant des situations humaines dramatiques sans un soutien collectif assez fort.

Vouloir lutter contre cet appauvrissement est sans doute illusoire autant qu'inopportun dès lors qu'on peut dire que notre niveau de vie global est déjà supérieur à ce qu'il nous faut comme aux capacités des écosystèmes. Il serait beaucoup plus positif de profiter de la crise pour tenter de sortir du productivisme capitaliste. Le caractère intrinsèquement productiviste du capitalisme, obsédé par les gains de productivité, implique qu'une sortie du capitalisme serait un appauvrissement relatif auquel il faudrait s'habituer. Plutôt que d'attendre une conversion des coeurs à la simplicité volontaire, en fait on a bien besoin de la crise pour réduire nos consommations marchandes. Pour en faire un atout au lieu d'une opération punitive, il s'agit de remplacer la consommation par la production, le divertissement par la valorisation de ses compétences et faire du travail le premier besoin de la vie, ce qui veut dire évidemment sans être aussi productif qu'un salarié soumis à des cadences infernales et, donc gagner moins. Ce avec quoi il faut se débrouiller en s'organisant localement.

On rêve de sortir du capitalisme comme en 1917 en fermant ses frontières mais ce n'est plus de saison et laisse inchangé le capitalisme qui continue de se développer à l'extérieur. Il y a une autre solution, c'est une économie plurielle mais que je préfère appeler ici une société duale, c'est-à-dire un véritable système alternatif local (avec revenu garanti, coopératives de production, monnaie locale) cohabitant avec le capitalisme globalisé et l'Euro. Inutile de vouloir convertir tout le monde, tout comme il serait inutile de se replier sur soi, ce qu'il faut, c'est créer une société parallèle, véritable altermondialisme. Dès lors qu'on ne supprime pas le capitalisme ni le monde environnant, il y aura donc toujours des salariés de grandes entreprises gagnant de très bons salaires alors que les alternatives locales ne peuvent offrir de tels revenus. Développer des alternatives locales à la globalisation marchande peut se comparer aux villes franches du Moyen-Âge à la différence près qu'on ne peut cette fois en espérer un gain supérieur, au contraire du point de vue monétaire au moins même si on peut y gagner en qualité de vie.

Militer pour une société duale semble une hérésie à la plupart qui refusent de voir à quel point on est déjà dans une société plus que duale et que l'assumer est la voie de l'alternative. Il s'agit bien d'une certaine façon de faire sécession, de larguer les amarres, d'un exode de la société salariale. Ce n'est pas se rendre étrangers les uns au autres mais simplement une différence de niveau de vie et de circuits, le monde de ceux qui ont moins. Il y a bien deux mondes et c'est celui des pauvres qu'il faut développer en société d'assistance mutuelle, s'organiser localement pour vivre avec moins. Mieux, il faut le mettre à la mode et dévaloriser l'autre monde, celui de l'argent et de la subordination salariale. Pour cela, il faudrait cependant pouvoir compter sur un revenu minimum et trouver à valoriser ses compétences, ce qui ne peut se faire sans institutions locales (coopératives municipales) et circuits parallèles. En tout cas, il y aurait intérêt à renforcer le fossé entre secteur associatif, mutualiste ou coopératif et le secteur marchand, ne pas se retrouver avec un Crédit Agricole gangrené par la finance, apporter la division dans l'économie au lieu de la confusion des rôles, en faire une question d'appartenance, d'identité collective, de mode de vie.

La voie révolutionnaire se croit supérieure à la voie de l'alternative en visant directement la totalité par la pensée mais ne témoignant ainsi que de son impuissance sinon de son narcissisme (voire paranoïa). L'autre monde est là, à portée de main, non pas en s'enfermant derrière des frontières, mais alternatives locales se développant à côté du système capitaliste. La catégorie de totalité n'est pas absente de l'alternative qui semble la briser car s'il y a plusieurs systèmes, chaque système constitue en soi une totalité cohérente et fermée sur elle-même. A la fois en combinant répartition, production, échanges, conformément à l'analyse de Marx des systèmes de production, mais aussi les flux de matière, d'énergie et d'informations de la théorie des systèmes. Tout cela devrait mener à l'unification des alternatives. C'est ce qui est le fond de ces forums sociaux si informes et peu représentatifs mais qui semble une tâche indispensable.

L'unification des alternatives locales est facilitée par internet, c'est la grande différence avec les tentatives précédentes. Cette société duale que j'appelle, simplification de la multiplicité des expériences alternatives, appartient entièrement à l'ère du numérique. C'est celle des pirates, des hackers de la politique, non pas le socialisme plus l'électricité mais les alternatives locales plus internet. Si la perspective d'une baisse de notre niveau de vie n'a rien de réjouissant a priori, je peux témoigner qu'on s'y fait pour autant qu'on gagne un minimum (ce qui n'est pas toujours le cas pour moi). Cet appauvrissement monétaire est en effet compensé en bonne partie par le niveau de développement auquel nous sommes parvenus nous donnant accès à toute la connaissance du monde et les moyens de sortir d'une précarité qui n'a plus rien de naturelle. L'ère de l'information et du numérique apporte avec elle de fabuleuses potentialités, dont nous sommes tout au plus les précurseurs, et privilégiant la coopération, la gratuité, les échanges, l'empathie, le développement humain, une autre façon de vivre ensemble sur laquelle on peut s'appuyer.

Il ne s'agit pas de demander une conversion morale, tous les prêches et beau discours n'y feront rien, mais d'offrir une alternative et d'unifier la résistance économique, de connecter les circuits, en faire une force face aux marchés.

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