Les origines du miracle grec

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Ce qu'on appelle, pas pour rien, "le miracle grec" est un bon exemple de l'histoire idéaliste qui voudrait en faire une origine absolue et inexplicable, au lieu d'un stade nécessaire de la civilisation. Il y a deux erreurs qu'on peut faire sur le miracle grec : penser qu'il était une exception, une origine absolue, ou penser que ce n'était qu'un événement spirituel (Heidegger faisant les deux erreurs). Rien de mieux pour réfuter l'idéalisme et montrer que l'histoire résulte de causalités extérieures qu'un examen rapide des trois éléments matériels à l'origine de cette révolution cognitive (en dehors de conditions climatiques très favorables) : l'économie marchande, la guerre entre cités et la démocratisation de l'écriture par l'invention des voyelles.

L'invention des voyelles peut sembler la moins matérielle des causes déterminant profondément la culture grecque, sauf qu'il n'y a là rien d'arbitraire tenant à un génie particulier. Les Grecs n'ont été ici que les précurseurs d'une évolution inévitable. En effet, c'est le premier alphabet utilisé par une langue indo-européenne, ce qui rendait indispensable de noter les voyelles contrairement au phénicien qui pouvait s'en passer. Les Grecs n'ont donc pas inventé l'alphabet qu'ils ont repris des phéniciens avec lesquels ils commerçaient (nécessité du commerce) et s'ils l'ont complété des voyelles (vers -900), c'est parce qu'il ne pouvait en être autrement. Les conséquences de cette écriture phonétique seront cependant très grandes permettant de démocratiser l'écriture, et notamment la lecture des lois par tous les citoyens sans passer par des scribes. Ce qui apparaît comme un triomphe de l'éloquence dans les tribunaux ou les assemblées aurait donc bien l'écriture publique comme soubassement et condition. On peut y voir l'équivalent du protestantisme ouvrant aux divergences d'interprétation de l'écriture (l'interprétation d'Homère deviendra un sport national).

Déjà depuis Hammurabi (-1800) l'écriture des lois avait réduit leur arbitraire mais elles étaient désormais sous le regard de tous les citoyens et objets de la rhétorique argumentative. C'est bien sûr une condition de la démocratie, que les Grecs n'ont pas inventé non plus, existant déjà notamment dans des villages européens depuis des millénaires. Ils l'ont juste étendu par le droit écrit à des cités plus importantes et moins égalitaires (la démocratie depuis Solon réglant surtout la cohabitation du peuple avec l'oligarchie marchande et Clisthène la fondant ensuite explicitement sur l'isonomie, égalité formelle, de tous devant la loi, contre égalité réelle). Ce que l'écriture a rendu possible de démocratie n'a été réalisé cependant (de façon intermittente) que pour des raisons très matérielles, notamment l'importance des citoyens dans la guerre et surtout des marins depuis la bataille de Salamine. Pour les Grecs, le citoyen, c'est le soldat. Il faut ajouter que l'existence de l'esclavage valorisait par contraste la liberté et une certaine égalité (ou dignité) des citoyens/soldats. Une des raisons de la prospérité grecque aura été en effet l'intensité de l'esclavage, bien plus grande qu'ailleurs (jusqu'à 50% de la population), ce qu'on minimise beaucoup trop (ce n'était pas l'héritage du passé mais bien une innovation, les guerres entre cités fournissant les esclaves nécessaires à la production).

Si l'écriture est un élément décisif, cela n'aurait pas suffi et l'on a vu que sa raison première était le commerce (de l'huile d'olive et du vin notamment) avec les phéniciens et ce qu'on peut considérer comme une première mondialisation. Ce n'est pas par hasard que la philosophie se développera dans des cités marchandes opulentes, où l'usage des premières monnaies se répand et permet de se consacrer aux spéculations. L'invention de la monnaie est décisive en accélérant les échanges et sa thésaurisation, constituant rapidement de grandes fortunes. La valorisation de la sagesse était elle-même une réaction contre l'accumulation du superflu et les vies corrompues des riches, leurs désirs insatiables (dont Thalès se moquera en inventant la spéculation financière pour montrer que ce n'est pas par incapacité que le sage se soucie du savoir plus que des richesses matérielles). Par contre, selon Jean-Pierre Vernant, le commerce lui-même sous forme de contrats aurait diffusé l'idée d'égalité et de mesure équitable, par-delà les différences de castes(*). Le paradoxe, c'est que le marché augmente les inégalités (les richesses marchandes) alors qu'il est supposé être égalitaire dans les échanges. En tout cas, la première impulsion viendra d'Ionie, de la riche Milet sur les côtes de la Turquie, avec d'abord ce Thalès (-600) qui n'a rien écrit lui-même contrairement à ses successeurs Anaximandre et Anaximène. Milet commerçant avec les Perses était au contact avec les "sciences" (géométrie) et cosmologies babyloniennes (ou égyptiennes), sans adhérer à celles-ci pourtant, un peu comme des immigrés en terre étrangère...

Avec le fait que la royauté n'était plus religieuse depuis la fin du régime crétois (mycénien), le militaire prenant le pas sur le spirituel, on peut y voir la raison pour laquelle ceux qu'Aristote appelle les physiologues (naturalistes) ont commencé à chercher des explications plus matérielles à l'origine du monde, sans recours au mythe ni intervention divine, prenant comme premier principe matériel la terre, l'eau, l'air, le feu, l'atome, etc. On peut dire qu'une forme d'athéisme est à la base des sciences comme de la philosophie même si ce premier matérialisme laissera place assez vite à l'idéalisme et y réintroduira un dieu, supposé rationnel. Ces tentatives de constructions rationnelles, inspirées des démonstrations géométriques et détachées des traditions (mythiques ou religieuses), n'échappent pas à un certain arbitraire mais initient du moins une réflexion qui va pouvoir évoluer grâce à l'écriture permettant une certaine accumulation des savoirs ou leurs confrontations (Aristote commence toujours par citer les théories de ceux qui l'ont précédé) et surtout introduisant une réflexivité sur le langage lui-même (la logique, la rhétorique, etc). On ne peut dénier certes le facteur culturel et le goût pour la philosophie des Athéniens, bien que ce soit très inconstant et qu'ils aient condamné à mort Socrate (entre autres, démocratie très chatouilleuse sur la religion). Le succès d'abord des sophistes s'explique quand même plutôt par l'importance de l'argumentation dans cette démocratie avec ses tribunaux publics, mais ce qui fera d'Athènes le creuset de la révolution rationnelle et des progrès mathématiques sera surtout sa position dominante commercialement et militairement (ce qui veut dire techniquement), attirant alors les meilleurs esprits d'autres pays.

Désormais tout semble en place pour le triomphe du rationalisme et pourtant, sans doute que l'élément le plus essentiel, tout comme pour la Renaissance italienne bien plus tard, sera l'incessante guerre des cités car, ce qui est le plus impressionnant chez les Grecs de ce temps là, c'est leur supériorité militaire, surtout navale au début mais qui va s'appuyer avec les Macédoniens sur des techniques avancées (tours de siège, arbalètes, catapultes, etc). Depuis le tournant du millénaire, après l'effondrement pour des raisons climatiques des grandes civilisations agricoles précédentes (époque post-mycénienne chantée par Homère), on est en plein dans les débuts de l'âge du fer, bouleversant les anciennes sociétés, aussi bien en Inde qu'en Chine, avec l'explosion démographique permise par les nouvelles charrues mais surtout une multiplication des conflits armés. La géographie escarpée de la Grèce rendait difficile l'union de petites cités dispersées, attachées à leur indépendance et leur égalité avec les autres cités, raison sans doute pour laquelle le pouvoir royal y a perdu sa dimension religieuse, ce qui a été de grande conséquence. En tout cas, la civilisation grecque ne s'est pas développée dans une période de prospérité paisible mais sous une très forte pression environnementale, militaire cette fois, qui est toujours la condition de l'évolution, les guerres étant très souvent l'occasion de sauts technologiques (jusqu'aux guerres mondiales et, aujourd'hui encore, les militaires américains sont les plus importants financiers des recherches de pointe). Héraclite avait donc bien raison : "La guerre est le père de toutes choses".

Aristote prétendait expliquer la réussite des Grecs par leurs qualités exceptionnelles, supposés courageux et intelligents (alors que les européens seraient courageux mais barbares et les asiatiques raffinés mais pleutres ! p493 1327b 23). Il n'y a pourtant rien d'ethnique dans un rationalisme universel qui rompt avec les traditions et se construit sur des axiomes. On y verrait plutôt un processus cognitif assez indifférent aux hommes eux-mêmes, non qu'ils n'y aient aucune part mais, comme disait Poincaré, "La part de collaboration personnelle de l'homme [...], c'est l'erreur" ! Le subjectif passe, l'objectif reste. Effectivement les théories des présocratiques étaient quand même très simplistes, voire un peu délirantes, l'important étant qu'elles touchaient à la vérité par quelque côté et surtout qu'elles se voulaient des argumentations rationnelles. De la même façon, le considérable travail de l'Académie sera repris par Aristote pour fonder les sciences sans devoir avaliser toute la théologie platonicienne du monde des idées. Grâce à l'écriture, il y a dès lors progrès des sciences et de la philosophie, même s'il y a des régressions (moralistes ou religieuses) et surtout de longues périodes de stagnation, preuve que c'est bien la pression extérieure qui stimule et intensifie les progrès, la tendance humaine étant sinon plutôt au conservatisme quoi qu'on dise.

Le progrès des connaissances n'a pas besoin d'être voulu, il n'est pas l'extériorisation de l'intériorité d'individus exceptionnels ni le résultat d'une avidité de connaissances mais intériorisation de l'extériorité qui ne dépend pas de nous. En l'absence des Grecs, l'histoire n'aurait pas changé tellement sur le long terme, de même que sans Newton ou Einstein la Physique ne serait pas différente pour autant.

Sur le court terme, il en est tout autrement et l'action des hommes peut être décisive voire renverser des situations même si cela n'influence pas fondamentalement le cours de l'histoire - pouvant tout au plus le ralentir ou l'accélérer localement (ce qui n'est pas rien). Ainsi, même si certains présocratiques ont pu s'inspirer des sages indiens, l'Inde et la Chine ont donné naissance en même temps à des oeuvres majeures qui restent encore vivantes mais qui ne s'engageront pas dans la rationalité philosophique ni dans le progrès scientifique. Celui-ci sera d'ailleurs délaissé aussi par les Romains (pour le Droit) avant que la Renaissance, renouant avec la guerre des cités et l'innovation financière, ne reprenne la course en avant et permette à l'Occident d'imposer bientôt sa puissance technique à ces civilisations millénaires. Il n'y a pas une histoire linéaire et homogène mais différentes temporalités et une diversité qui se réduit brutalement après-coup. Notre marge de manoeuvre réelle à court terme et localement ne peut décider de l'avenir, d'une évolution cognitive et technique qui nous dépasse et qu'on ne peut que suivre. Ne plus se considérer comme le centre de l'histoire pourrait être une condition d'y agir plus efficacement.

Voir aussi ma "Brève histoire de l’homme, produit de la technique".


* Dans "Les origines de la pensée grecque", pour montrer que le commerce était un facteur de raison et d'égalitarisme, Jean-Pierre Vernant cite comme référence un "philosophe-roi" pythagoricien - Archytas de Tarente (-400), influence majeure de Platon et Eudoxe - mais il est amusant de voir comme la traduction peut rendre incompréhensible le texte en traduisant logismos par "l'art de réfléchir" au lieu de "calcul raisonné". Il s'agit bien en effet du calcul de la juste proportion (du juste contrat) et non pas d'une réflexion. C'est un contre-sens complet de faire de la réflexion ce qui nous accorde et nous rend égaux, par une sorte de révélation, alors que c'est la mesure et la bonne proportion dans les échanges. Cette traduction n'a pas de sens :

L'art de réfléchir, quand on l'eut découvert, a fait cesser les dissensions et augmenter la concorde; lorsqu'on le possède, l'orgueil de la prédominance fait place au sentiment de l'égalité. C'est par la réflexion que nous arrivons à nous réconcilier dans les conventions à l'amiable; car c'est par elle que les pauvres reçoivent des riches, que les riches donnent aux nécessiteux, chacun ayant confiance qu'il possède l'égalité des droits.

Celle de Vernant est bien plus compréhensible :

Le calcul raisonné (logismos), une fois découvert, met fin à l'état de discorde (stasis) et amène la concorde (homonoia) ; car, de ce fait, il n'y a plus de convoitise (pléonexia) et l'équité (isotès) est réalisée ; et c'est par elle que s'effectue le commerce en matière d'échange contractuel ; grâce à cela les pauvres reçoivent des puissants, et les riches donnent à ceux qui en ont besoin, ayant les uns et les autres la confiance (pistis) qu'ils auront par ce moyen l'égalité (isotès).

Ceci dit, malgré cette cause très convaincante de l'égalitarisme grec, Vernant voudrait faire de la cité grecque elle-même l'origine du miracle grec et de son goût pour l'argumentation. Il est vrai que ceux qu'on appelle les 7 sages incarnent une sagesse politique mais qui semble bien une réaction aux inégalités marchandes. Le fait que le pouvoir ne soit plus religieux après la période mycénienne a sans doute eu beaucoup d'importance (posant la question de l'unité du multiple, autrefois assuré par l'anax, le roi-prêtre) notamment dans l'avènement de la démocratie mais on peut s'en tenir aux déterminations matérielles les plus importantes pour en vérifier l'impact sans vouloir tout expliquer et tomber dans des interprétations moins assurées. Il faut citer aussi l'interprétation très juste par David Graeber de la période axiale comme l'appelait Jaspers, c'est-à-dire l'apparition à peu près en même temps que la monnaie de nouvelles sagesses aussi bien en Perse, en Chine, en Inde, en Grèce faisant plus de place aux hommes et à la raison par rapport aux dieux.

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