L’existence éthique de l’être parlant

Temps de lecture : 8 minutes

Après ses conceptions religieuses, voilà que notre époque historique va jusqu'à remettre en cause l'identité humaine elle-même, confrontée aussi bien à l'intelligence artificielle et aux robots qu'au transhumanisme mais aussi au décodage du cerveau et au cognitivisme qui paraissent nous réduire à de simples calculs, à des machines qui pourraient bientôt nous remplacer. En fait, on aurait pu s'inquiéter depuis longtemps de cet effacement de la figure de l'Homme dont parlait Foucault, depuis les premiers ordinateurs au moins, sinon depuis George Boole énonçant "Les lois de la pensée" binaire (en 1854, sans remonter jusqu'à Leibniz). Ce n'est pourtant qu'aujourd'hui que notre identité vacille quand l'on prétend, de façon très prématurée, donner une conscience à nos robots ou manipuler notre génome. Que nous reste-t-il donc, dépouillés de tous nos attributs, y compris de notre espèce génétique et réduits à l'animal ? A ce stade, il semble bien que seul nous distingue encore le langage narratif qui n'est pas du tout maîtrisé par l'Intelligence Artificielle jusqu'ici. Il le sera sans doute un jour mais cela suffira-t-il à faire d'une machine notre égal ? On peut en douter.

On a vu, en effet, que notre conscience était fondamentalement une conscience sociale et morale, dévouée au langage narratif et au récit de soi. Ce qui nous spécifie n'est pas tellement nos capacités cognitives mais d'habiter le langage et d'avoir la capacité de dire "Je", de parler en notre nom. En ce sens, on pourrait arguer que nous ne sommes qu'un produit du langage, comme nous le sommes de l'évolution technique, un simple effet qui ne saurait pouvoir causer. La différence avec ce point de vue extérieur, ce qui nous rend signifiants plus que signifiés, c'est l'envers subjectif de ces causalités objectives, ce à quoi on s'identifie ou à qui l'on s'adresse. Ce qu'un parlêtre vise, c'est une intériorité, une subjectivité bavarde, ce qui empêche de nous réduire à une machine ou un objet. Notre "humanité" ne consiste en aucune propriété objective ou biologique, aucune capacité unique ni essence humaine qui nous serait spécifique et précèderait notre existence mais seulement dans notre rapport aux autres par le langage, c'est-à-dire notre responsabilité qui nous constitue comme interlocuteur, comme un homme de parole. Ce devoir-être qu'on peut appeler le sentiment moral dans un sens élargi au social, voire au commérage, est tout ce qui nous distingue des bêtes comme des robots avec lesquels il restera donc une différence fondamentale sans doute. Mais, cette différence ontologique relève entièrement de l'éthique de l'être parlant, c'est-à-dire de la responsabilité de ses paroles et de ses actes passés, d'une continuité de notre être. Au contraire des machines, nous pouvons ressentir honte et culpabilité sans lesquels aucune parole n'est possible (en dehors de l'impératif). De sorte que, sans aller jusqu'à l'extrémisme intenable de Lévinas, on doit effectivement faire de l'éthique la philosophie première, fondement de notre identité, de notre "humanité", se confondant avec notre ontologie existentielle et la question de notre liberté (morale).

Le stade actuel des sciences et techniques mène à réévaluer ce qui constitue notre seule spécificité apparente, qu'on pourrait partager par contre avec d'hypothétiques extraterrestres, c'est-à-dire le langage narratif, la capacité de raconter des histoires, de parler de ce qu'on ne voit pas, ce qui permet en premier lieu de donner existence à un monde commun mais aussi à de pures fictions. Cela ne permet pas seulement de donner existence à des concepts abstraits comme celui de Dieu mais aussi à ceux d'espèce, de race ou de nation qu'on personnifie indûment et dont on s'inquiète gravement de la disparition prochaine ! Cependant, s'il y a des fictions trompeuses, comme celle de l'Homme et d'une essence immuable, il y a aussi des fictions effectives comme le Droit, l'Etat, la monnaie, les entreprises, etc. Le monde réel ne disparaît pas sous la fiction qui lui donne sens, et c'est toujours le réel matériel qui a le dernier mot, mais la fiction morale n'est pas illusoire pour autant et pèse de tout son poids, jusqu'à risquer sa vie parfois.

Critiquer les fausses croyances n'est pas faire table rase et tomber dans un vide sidéral où plus rien n'est vrai et tout se vaut, mais revenir au sol des urgences du moment, de l'état du monde où nous sommes engagés et de nos responsabilités collectives. Nous sommes toujours déjà en situation et ce qui nous constitue, ce sont nos rapports sociaux, nos engagements, notre responsabilité envers les autres tout autant que notre responsabilité collective. Tout cela ne se limite pas du tout au cerveau, qui est d'ailleurs l'organe de l'extériorité. De même, reconnaître que nous ne faisons que subir une évolution technique et cognitive qui ne dépend pas de nous, ne nous dédouane pas de notre responsabilité envers l'avenir comme si nous ne vivions pas réellement dans ce monde commun que nos récits amènent à l'existence.

Il y aurait donc une éthique du parlêtre, un devoir-être et le manque de ce qui n'est pas là, une projection dans l'avenir du pour-soi, sujet de l'énonciation qui se la raconte, mais surtout une éthique de responsabilité et de vérité (qui peut mentir) qu'on imagine difficilement dans un robot sans qu'on puisse dire que ce serait complètement impossible. Que le langage narratif en soit la condition nécessaire n'implique pas que ce soit suffisant. Il faudrait au moins en comprendre l'importance et toutes les conséquences que cela entraîne dans le rapport aux autres parlêtres. Ainsi, même la réciprocité est récit différé et commune appartenance, plus qu'image en miroir ou relation duelle, ce qui favorise le circuit du don et les coopérations à grande échelle. Ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que la capacité d'être-au-monde, d'habiter un monde commun, que cela suppose, n'est pas de l'ordre de l'image mais d'une continuelle réélaboration d'un récit commun (en concurrence avec d'autres récits communs) et d'un récit de soi narcissique sous le regard des autres. On ne peut y voir un simple parasitage dont on pourrait se passer quand c'est la condition dont découle tout le reste. Ce qu'il faudrait intégrer, c'est cette dimension sociale primitive de l'être parlant (culturelle et politique), d'un désir de désir et d'un être pour les autres qui précèdent toute parole.


Nous en déduisons qu’à l’évidence la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique ; si bien que celui qui vit hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être surhumain : il est comme celui qu’Homère injurie en ces termes : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre. Il est comme une pièce isolée au jeu de tric-trac.

C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique, bien plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire. Car, nous le disons souvent, la nature ne fait rien en vain. Et seul parmi les animaux l’homme est doué de parole.

Certes la voix sert à signifier la douleur et le plaisir, et c’est pourquoi on la rencontre chez les autres animaux (car leur nature s’est hissée jusqu’à la faculté de percevoir douleur et plaisir et de se les signifier mutuellement). Mais la parole existe en vue de manifester l’utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l’injuste. C’est ce qui fait qu’il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux : la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et autres notions de ce genre ; et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité.
Aristote, Politique

2 115 vues

Les commentaires sont fermés.