Le moment Gorz

Temps de lecture : 16 minutes

Le temps passe qui ne laisse aucune pensée indemne. On prétend qu'il n'y a pas de progrès en philosophie car on peut toujours épouser les philosophies les plus anciennes, sauf qu'on ne peut plus adhérer à tout un pan de ces philosophies, simplement ignoré, et l'on peut dire précisément de ceux qui s'en tiennent là qu'ils ne sont pas de leur temps, ratant les enjeux philosophiques du moment - ce qui n'empêche pas qu'on peut trouver dans le passé de précieux enseignements pour l'avenir.

On a du mal à imaginer le monde d'après-guerre où André Gorz à commencé à construire son oeuvre, si éloigné du nôtre puisque c'était le temps du communisme triomphant jusqu'à la révolution culturelle et Mai68. Pour s'y replonger on peut lire l'excellent livre de Willy Gianinazzi, "André Gorz, une vie" qui est bien plus qu'une biographie, retraçant minutieusement les débats politiques des différentes périodes qu'il a traversées, du moins ceux auxquels il a participé - il avait ignoré superbement les situationnistes par exemple (alors que le livre comporte une citation de Vaneigem pour chaque partie!). L'idéologie marxiste avait alors une position hégémonique impensable aujourd'hui. C'est assez sensible dans "Questions de méthode" où Sartre en faisait "l'horizon philosophique indépassable de notre temps", bien que tirant le marxisme du côté de l'humanisme et de la critique de l'aliénation, essayant de réintroduire le rôle de l'individu dans ce que Althusser désignait au contraire comme un processus sans sujet. Cette soumission à l'idéologie dominante a tout de même mené Sartre à faire son autocritique d'écrivain bourgeois quand il écrit sur Flaubert, ou à croire encore dans sa dernière interview qu'après la révolution les rapports humains pourront être transparents enfin !! C'était vraiment une autre époque où tout était idéologisé (art, technique, science, vie quotidienne) et pleine d'utopies dont on peut avoir la nostalgie mais qui étaient très infantiles (religieuses).

Bien qu'étant comme Sartre passé à côté des apports incontournables du structuralisme (succédant à l'existentialisme et minorant effectivement le rôle du sujet), André Gorz a malgré tout su coller aux évolutions en cours aussi bien économiques qu'intellectuelles, jusqu'à la fin de sa vie où, grâce notamment à Jacques Robin, il a reconnu assez vite qu'on avait changé de monde avec notre entrée dans l'ère de l'information et de l'économie immatérielle (objet de son dernier grand livre). Il n'hésitait pas à remanier à chaque fois ses analyses et propositions, ce qui en fait une pensée vivante mais divisée en périodes. La cohérence de son parcours peut être résumée par la tentative d'élaborer un marxisme existentialiste et post-communiste, d'en reformuler les objectifs à partir de l'autonomie de l'individu et de son monde vécu. C'est ainsi par la critique de l'aliénation (de Marcuse à Illich) qu'il abordera l'écologie aussi bien que les transformations du travail, critique qui a été qualifiée "d'artiste" en opposition à la critique sociale et qui est bien peu matérialiste en tout cas au regard du déterminisme économique, mais, en dépit de sa modernité et de son hétérodoxie, il s'est voulu marxiste jusqu'au bout, se passionnant encore, dans les tout derniers mois, pour une "critique de la valeur" si vaine pourtant.

Dix ans après sa mort, la situation économique, politique, technologique a beaucoup évolué encore, la crise attendue n'ayant eu que des effets régressifs, et c'est à la lumière de ces évolutions que je peux faire le bilan de ce qui a été pour moi et quelques autres le moment Gorz, à la fois sa nécessité historique pour nous et son caractère daté. C'est un fait qu'il nous a permis de passer du marxisme à l'écologie, nous servant à défendre une écologie politique radicale. C'est un fait aussi que nous avons échoué, ce dont il faut bien rendre compte. Reste la voie des alternatives locales qu'il a commencé à élaborer et qui pourrait avoir plus d'avenir ?

- L'écologie politique

Dans l’histoire universelle, il résulte des actions des hommes quelque chose d’autre que ce qu’ils ont projeté et atteint, que ce qu’ils savent et veulent immédiatement.
Hegel

Bien que mon engagement dans l'écologie était lui aussi inspiré par l'hégélo-marxisme, ce n'est pas du côté de l'aliénation que je l'abordais mais plutôt comme conscience de soi collective du négatif de notre industrie, et donc avec une dimension essentiellement politique, très éloignée de l'écologie individualiste et moraliste. Chez les Verts, tiraillés entre élus gestionnaires et environnementalistes, nous n'étions qu'un petit groupe à soutenir véritablement une écologie politique et nous nous sommes appuyés pour cela sur le texte de 1974 d'André Gorz "Leur écologie et la nôtre", publié en ouverture du premier numéro de la revue EcoRev' (numéro 0 en février 2000) que nous venions de lancer.

J'avais, pour ma part, créé en 1997 un site internet se réclamant d'une écologie révolutionnaire, persuadé que "les contraintes écologiques obligent à sortir du productivisme, le réformisme n'y suffira pas. Il y faut une révolution des institutions et de la production". Voulant remonter aux causes des problèmes écologiques, je défendais comme André Gorz une écologie anticapitaliste mais lui ne croyait déjà plus à la révolution, au moins depuis ses "Adieux au prolétariat" (1980) et donc dès avant la chute du communisme, se rabattant depuis sur un "réformisme radical", ce qu'était supposée être la réduction du temps de travail (qui allait tant nous décevoir). En fait, dans cette période il s'était même détourné des stratégies étatistes pour privilégier les alternatives locales - auxquelles j'ai eu du mal moi-même à me résoudre dans un premier temps.

De notre côté, si personne d'autre ne se disait révolutionnaire, nous ne manquions certes pas d'ambitions puisque nous voulions à la fois changer la politique, le système de production et les modes de vie, au nom de nécessités vitales, écologiques, humaines. Loin de tout naturalisme écologique, notre souci était d'empêcher la destruction de nos conditions vitales, améliorer nos qualités de vie et préserver les équilibres globaux mais nous dessinions ainsi malgré tout un monde idéal, qui serait fait pour nous. Il fallait pour cela supposer que nous avions la capacité de décider du mode de production comme de l'organisation politique et des représentations sociales !

Après toutes ces années, le constat d'échec est total, qu'il faut expliquer par l'erreur de penser que ce qui nous apparaît nécessaire est possible et surtout que ce serait l'homme qui fait l'histoire et détermine l'économie, surestimant la politique en déniant ses lois propres aussi bien que les puissances matérielles qui s'imposent à nous. Au lieu de nourrir un volontarisme qui ne mène à rien, il vaudrait mieux tenir compte des leçons de Machiavel sur l'efficacité politique ainsi que des sciences de l'homme et du matérialisme de Marx (détermination par l'économie en dernière instance) qu'on ne peut balayer d'un revers de main et qui manifestent plutôt une détermination par l'extériorité. L'échec politique résulte de la confrontation de nos espérances les plus folles avec ces déterminismes implacables, mais l'erreur est bien dans la conception révolutionnaire elle-même d'un "projet de société" global, quand on ne peut agir que sur des problèmes localisés. Ce n'est pas dire que la politique ne peut rien mais qu'elle est si souvent décevante.

De même, au lieu de pouvoir choisir nos techniques, plus conviviales, la réalité c'est que nous devons bien plutôt subir une accélération technologique sans pareil. Au lieu d'avoir fait reculer le capitalisme, déterminé lui-même par la technique qui le transforme, il s'est répandu désormais sur toute la Terre en prenant le dessus sur un communisme moins productif et réduisant à néant tout espoir révolutionnaire (si des révolutions sont encore possibles, elles ne peuvent plus changer de système économique). Il ne suffit donc pas de dénonciations enflammées du capitalisme ou de la société de consommation, qui ne manquent pas depuis l'origine. Les belles utopies écolos sont bien mortes - mais pas la nécessité écologique, reconnue d'ailleurs de plus en plus désormais (par force à mesure que les menaces grandissent) sans que cela mène pour autant à des réactions à la hauteur des enjeux...

Dans ces conditions, la question qui se pose aux écologistes c'est comment arriver à un peu plus d'effectivité ? Le préalable serait cependant de reconnaître notre impuissance politique, non de la dénier bêtement, pour avoir une chance de la dépasser. Il y a urgence, et il semble bien que dès lors seul le niveau local reste véritablement à notre portée, relocalisation que personne ne fera pour nous d'en haut mais à laquelle il faudrait pouvoir donner une dimension globale. Il ne s'agit pas tant de remettre en cause le projet d'une écologie politique, qui reste sans aucun doute désirable, mais d'admettre qu'il se heurte à des puissance supérieures, à la logique du champ politique comme aux limites de la démocratie. Ainsi, le fonctionnement interne des Verts ou de Podemos apporte un démenti cinglant à leur démocratisme affiché (mais les exemples en sont innombrables). Surtout, les États-nations ont perdu l'essentiel de leurs prérogatives depuis l'époque du communisme ou de Mai68. Même si l'unification du monde est loin d'être achevée, la globalisation marchande et numérique nous met dans une situation assez comparable à celle d'un empire (du Droit), ne laissant au pouvoir politique qu'une marge de manoeuvre réduite. Le socialisme dans un seul pays n'a vraiment plus aucun sens. Compter en ultime recours, comme le dernier Gorz, sur l'effondrement du système serait s'exposer tout autant à la déception, les crises faisant partie de la dynamique du capitalisme qui s'en relève toujours plus fort. S'il y a sortie du capitalisme industriel, c'est parce que l'économie numérique est régie par de toutes autres lois - qu'on ne choisit pas plus que celles du capitalisme précédent.

Évidemment, tout cela est bien déprimant. On objectera qu'on a besoin d'espoir et de croire qu'on peut changer le monde (alors que c'est lui qui nous change). Il y aura toujours sur le marché des idées des voix plus encourageantes pour nourrir nos illusions et nous persuader que "tout peut changer", mais l'écologie n'a que faire de nos enthousiasmes passagers alors que nous avons une obligation de résultat. La conclusion à tirer de l'échec général de l'écologie politique, ce serait plutôt de se convertir à un certain opportunisme qui part des moyens disponibles (associations, élus, ONG, ONU) pour obtenir le plus possible (tout gain écologique est à prendre, ce n'est pas tout ou rien) - un réformisme radical quand il peut mais prêt aux compromis s'il le faut. En tout cas, le pragmatisme vaut mieux qu'une idéologie sans aucune effectivité et vouloir opposer une écologie de gauche à une écologie libérale n'a plus beaucoup de sens, devenant même contreproductif, si on n'a aucune chance de changer le système. La seule voie qui reste ouverte est celle d'alternatives locales dans une économie plurielle, et donc d'une société duale, cohabitant avec le capitalisme mondialisé. Ce n'est certes pas l'idéal et, lorsque les risques écologiques sont vitaux, que nous sommes sur une trajectoire insoutenable, on ne saurait se satisfaire de ce réformisme minimal - ni s'en passer tant qu'on n'a pas prouvé qu'on pouvait faire mieux. La réflexion devrait vraiment se concentrer un peu plus sur les moyens que sur les finalités dernières.

Si l'homme n'est pas au centre d'une évolution subie et que nous n'avons pas le pouvoir de décider de l'avenir ni de la totalité du monde, du moins nous avons l'exigence d'essayer d'éviter le pire ou de limiter les dégâts lorsqu'on ne peut s'attaquer aux causes. Nous avons besoin d'une éthique de responsabilité plus que de conviction, de mesures collectives plus qu'individuelles. Ce n'est pas une question de choix subjectif mais de nécessité objective. On peut dire qu'il n'y a pas d'alternative !

- Les alternatives locales

André Gorz nous avait donc aidé à passer du marxisme à une écologie politique humaniste mais ce qui m'a rapproché beaucoup plus de lui a été son livre de 1997 "Misères du présent, richesse du possible" où il défend des alternatives locales (ateliers coopératifs et monnaies locales) ainsi qu'une allocation universelle, dispositifs que je reprendrais largement à mon compte même si je donnais plus d'importance que lui au travail autonome (valorisant ses compétences pour d'autres) plutôt qu'à l'auto-production (action ayant sa finalité en elle-même). Il me faut passer ici du nous au je car cela n'intéressera pas grand monde, y compris les Verts englués dans la politique politicienne malgré un soutien purement verbal à ces belles idées. Ainsi, avant de les quitter, j'ai pu en 1999, comme responsable d'une inter-commission sur le revenu, faire adopter dans leur programme un Revenu Social Garanti (défendu avec les arguments du livre où Gorz expliquait son changement de position par rapport à une allocation universelle sans contrepartie qu'il rejetait avant) mais cette revendication a été longtemps ignorée, n'ayant été mise en avant que très récemment et sans un véritable approfondissement.

Je n'ai fait que reprendre ces dispositifs en insistant sur leur synergie (sur le fait qu'ils faisaient système) dessinant une véritable alternative, mais j'ai voulu aussi politiser ces alternatives en les transformant en institutions communales, avec notamment des coopératives municipales inspirées de Bookchin et qui sont des sortes de propriétés collectives des moyens de production locaux. L'idée a plu à Gorz bien qu'il ne l'ait pas beaucoup reprise alors que, pour moi, c'est un maillon essentiel à la réussite de véritables alternatives locales, et d'un revenu de base qui n'est pas suffisant en soi mais doit être complété par un soutien social au travail autonome. Sinon, au lieu d'accéder au travail choisi, on condamne plutôt à la précarité. L'autonomie n'est pas si naturelle qu'on croit mais une construction sociale.

Il faut souligner que le point de départ de Bookchin n'est pas tellement l'idéal mais bien l'échec des nombreuses tentatives précédentes, notamment des coopératives. En effet, soit elles se transformaient en entreprise marchande, soit elles disparaissaient, sauf rares exceptions. S'il faut les municipaliser, c'est pour les sauver et desserrer la contrainte financière ou la pression du marché, afin de donner plus de libertés aux travailleurs autonomes. L'autre constat d'échec de Bookchin a été celui de la démocratie quand ce n'est plus une démocratie de face à face, seule unité de base possible d'une démocratie réelle (comme le pensaient déjà Aristote et Rousseau). Il est donc essentiel de partir de l'échec des coopératives mais, tout aussi essentiel dans cette municipalisation, de politiser ces alternatives locales, de les démocratiser, façon de redonner sens à la politique en ouvrant ces dispositifs publics à l'ensemble de la population au lieu de rester cantonnés à des communautés marginales. Ainsi, une monnaie municipale devrait avoir une bien plus grande portée qu'une monnaie locale associative.

André Gorz soutenait ces alternatives mais n'était pas très convaincu par leur municipalisation. De même, il défendait allocation universelle et monnaies locales mais rêvait plutôt de gratuité et d'auto-production (avec des imprimantes 3D). Il n'est pas sûr non plus qu'il s'intéressait autant aux alternatives locales à la fin de sa vie, séduit par la "critique de la valeur" et ses prophéties d'effondrement du capitalisme financier. Cela n'aura peut-être été pour lui qu'un moment de sa pensée alors que, de mon côté, je ne vois toujours pas d'autres solutions mais on est bien peu à le croire et, on l'a vu, il ne suffit pas que ce soit nécessaire pour que ce soit possible. Malgré tout, au lieu de disparaître, ces idées progressent et entrent en résonance avec la constitution de réseaux alternatifs, la défense des nouveaux communs écologiques et numériques ou les échanges directs en P2P (voire l'économie collaborative qu'il faudrait se réapproprier localement). Même si on en parle de plus en plus, on reste encore loin malgré tout d'un revenu universel ou de véritables monnaies locales, sans parler de coopératives municipales. On est bien sûr encore plus loin de combiner ces trois dispositifs qui pourtant ne sont pas vraiment viables de façon isolée. Peut-être est-ce effectivement infaisable et pas à la hauteur des enjeux, ou bien le moment n'est-t-il pas encore venu qui pourrait se réclamer de ce Gorz alternatif ?

(article pour EcoRev' no 45)

2 263 vues

Les commentaires sont fermés.