La question de l'aliénation est relativement nouvelle, du moins sous ce nom car on pourrait en faire l'origine de la philosophie qui est née dans les riches villes commerçantes de l'Ionie grecque d'abord comme condamnation des richesses excessives et du caractère aliénant de l'argent. L'homme aliéné, ce serait le sophiste vénal qui délaisse la vérité pour le semblant, l'apparence, le divertissement. On pourrait dire aussi que l'aliénation est au coeur des religions du salut qui exigent de se purifier de nos fautes pour retrouver l'innocence première, surtout, cela rejoint tous les ésotérismes, la gnose et le platonisme avec le thème d'une chute de l'âme (de sa divinité) dans le corps, enfermé dans la matière. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'on ne vise pas ainsi véritablement l'humanité de l'homme, son aliénation, mais bien plutôt ce qui dépasse l'homme. On pourrait également appeler aliénation chez les stoïciens ou Spinoza le fait de ne pas réaliser son destin, puisque nous aurions une essence individuelle donnée dès le départ, juste appelée à s'épanouir comme expression de soi (deviens ce que tu es). L'aliénation serait ici de briser cet élan vital, de faire obstacle à cette volonté de puissance - qui sera reprise par Nietzsche mais pour le petit nombre des surhommes. En fait, l'aliénation se définira comme atteinte à notre humanité elle-même seulement dans la postérité de Hegel alors que, chez lui, loin d'être un défaut à combattre, l'aliénation désigne l'objectivation, la liberté objective du Droit qui est un progrès de la liberté, de son effectivité, même si elle contraint la liberté subjective.
La question de l'aliénation posée au regard d'une essence de l'homme commence donc, bien que sous un mode mineur, avec les jeunes hégéliens qui prétendent réaliser la philosophie et dont Marx a été l'un des représentants (jusqu'à ses manuscrits de 1844). Mauvaise compréhension de Hegel sans doute, pour qui la philosophie vient toujours trop tard et ne saurait dicter au réel sa conduite, mais tirant vers l'anthropologie : D'abord religieuse chez Feuerbach, qui prend au sérieux la présentation de la religion par Hegel comme projection de notre conscience collective qui doit devenir conscience d'elle-même. Puis économique avec l'émergence du prolétariat industriel dans toute son inhumanité et une production devenue autonome qui se retourne contre les producteurs. Les deux formes cardinales de l'aliénation, qui en imposeront le thème, sont effectivement l'aliénation religieuse et l'aliénation dans le travail. Mais c'est seulement des années 1920 à 1970 que l'aliénation deviendra centrale. De l'existentialisme à Lukàcs et l'Ecole de Francfort, aux situationnistes, à Mai68, aux féministes ou écologistes, le thème de l'aliénation aura tendance à se répandre un peu partout, dessinant en creux une essence humaine idéalisée.
Même si la lutte contre l'aliénation est moins omniprésente aujourd'hui, elle n'en structure pas moins nos représentations sous-jacentes d'un homme complet, transparent à lui-même, nourrissant tout un imaginaire utopique - assez paradoxal pour un marxisme se voulant matérialiste mais qui n'avait pas peur de prophétiser amour et bonheur universel dans un communisme où l'humanité serait réconciliée avec elle-même ! D'autres sortes de matérialismes oseront les mêmes promesses insensées de réconciliation finale que les religions du salut, que ce soit le sexo-gauchisme s'imaginant, par une mauvaise lecture de Freud cette fois, retrouver une nature harmonieuse dans la transgression de la loi et la levée de tous les tabous, ou encore les écologistes voulant nous faire revenir à un mode de vie naturel censé permettre l'épanouissement de nos qualités humaines.
Bien sûr, les promesses ne sont jamais tenues car l'état originel supposé n'existe pas ni la chute dans l'aliénation comme dans le péché. L'homme est un être inachevé, une espèce invasive adaptable à tous les milieux mais qui y reste comme étranger, inadéquat, déraciné. Son identité n'est pas donnée, encore moins immuable alors que, ce qui le caractérise serait plutôt le questionnement et le non-identique (même à me renier, je reste moi-même). L'être parlant que nous sommes ne contient pas sa finalité en lui (Je est un Autre), il est parlé plus qu'il ne parle, constitué des rapports sociaux et des discours ambiants, de sorte qu'on peut dire avec raison que pour un tel être, l'existence précède l'essence. Il faut rétorquer aux tentatives de fonder une norme humaine, une identité originaire de l'humanité qui serait opposable aux robots comme aux transhumains, que nous sommes plutôt les produits d'un apprentissage et d'une évolution qui nous dépasse, que nous ne sommes pas au centre de l'univers, pas plus que ses créateurs, et que ni nos capacités cognitives, ni les sciences ne sont propres à notre espèce encore moins à une tradition ou une race. Ce qui nous distingue des animaux n'est guère que l'ensemble des conséquences du langage et de la technique - ce qui ferait d'éventuels extraterrestres évolués nos frères en humanité.
Cependant, si nous étions de purs produits, un simple réceptacle intériorisant l'extériorité, quelque chose comme un appareil photo, le noeud d'un réseau ou encore une éponge absorbant son milieu, la notion d'aliénation n'aurait bien sûr aucun sens. Ce n'est pourtant pas exactement le cas et ce pourquoi il faut l'examiner plus précisément si on veut en critiquer l'usage.
- Les aliénations
L'aliénation est d'abord un terme juridique (ce qu'on nous retire) ou médical (l'aliéné, c'est le fou), mais le terme peut recouvrir tout ce qui est négation de soi dont on peut faire la liste. L'aliénation de la folie ou de l'ivresse est une perte de conscience de soi comme l'est la religion qui projette l'intériorité à l'extérieur et se reconnaît dans un dieu qu'elle a créé à son image - véritable origine, on l'a vu, du concept moderne d'aliénation. Il est compréhensible qu'on ait pu croire comme le jeune Marx, qu'il suffirait d'en prendre conscience pour ne plus avoir besoin de cet opium du peuple et ramener le ciel sur la terre, alors que c'était de ses illusions paradisiaques dont il fallait se défaire ! L'autre modèle d'aliénation était donc l'aliénation du travail théorisée comme dépossession de son activité et de son produit, raisons qui paraissent quand même un peu trop métaphysiques au regard de ses conditions matérielles effectives. L'aliénation éprouvée dans la domination est bien plus concrète, il faut incontestablement la fuir, même si on ne peut toujours l'éviter quand on a affaire à des forces supérieures - mais c'est alors une aliénation extérieure qui nous enrage mais n'engage pas notre être. On parlerait plus justement de l'aliénation de l'argent, d'autant plus qu'il manque ! S'il est question d'intériorisation, ne devrait-on faire de l'amour l'aliénation suprême ? Il est incontestable qu'il y a aussi une aliénation sexuelle, tout autant dans la pulsion que dans la culpabilité névrotique et le refoulement - qu'il vaudrait mieux lever sans pour autant que cela puisse déboucher non plus sur un quelconque paradis, une sexualité débridée sans refoulement, suffisant à satisfaire nos instincts primaires et nous faire revenir à notre véritable nature (de mâle dominant) ! L'assertion de Lacan : "Il n'y a pas de rapport sexuel" a eu valeur de délivrance de cette injonction surmoïque à la jouissance du sexo-gauchisme et d'une libération sexuelle bien nécessaire mais qui a eu du mal à trouver ses limites.
Si l'aliénation relevait d'une essence humaine originelle, les racistes seraient justifiés dans leur quête de pureté. C'est pourquoi le nazisme de Heidegger est bien consubstantiel à sa philosophie de l'originaire voulant déconstruire tout ce qui le recouvre et lui serait étranger. Le jeune Marx, au contraire, ne se réfère pas à une origine et une identité figée mais à une activité, tournée vers l'avenir et non vers le passé. L'essence humaine est ramenée à notre supposé "être générique", lui même largement réduit au travail qui est négation du donné et transformation du monde. L'homme serait ainsi ce qu'il produit, ce qu'il fait. On devrait y voir l'expression de sa nature profonde. Comme, à l'évidence, ce n'est pas le cas, on voudra le mettre sur le compte d'une aliénation de l'essence humaine focalisée sur le travail, travail devenu survalorisé et oublieux de ce qui en fait une nécessité matérielle pour exagérer sa dimension créative ou épanouissante (et certes, le plaisir dans le travail est devenu désormais un facteur de production). L'aliénation dans le travail, supposée nous atteindre dans l'être, est du coup exagérée elle aussi, que ce soit par la dépossession de son produit ou la division du travail, son côté machinique, répétitif, parcellaire. On pourrait ajouter, dans le domaine commercial, le pur semblant du représentant de commerce. Ces critiques sont incontestablement justes (notamment quand elles visent le taylorisme ou la gestion par le stress) mais ce qu'on appelle aliénation est surtout une grande souffrance et il est vain de vouloir faire du travail une auto-création alors qu'il est déterminé par l'évolution technique, répond à une commande et comporte toujours une bonne dose de servilité même s'il est aussi l'occasion d'exercer ses talents et valoriser ses compétences. Il y a bon et mauvais travail, travail choisi ou travail forcé, travail-passion ou travail-souffrance mais cela ne mérite pas forcément d'être appelé une aliénation, pas plus qu'on ne peut rêver d'un travail pour soi, ni sans un réel qui nous résiste (comme la résistance de l'air permet à l'oiseau de voler). Il est certain qu'il faudrait pouvoir choisir autant que possible son travail, mais il n'y a pas de travail qui ne comporte des servitudes et des côtés qu'on peut trouver aliénants, exigences de l'objectivation et dureté du réel qui est l'épreuve de l'existence.
On peut admettre avec Gorz, qu'il est préférable d'avoir la possibilité de voir le bout de ses actes pour tirer satisfaction de son travail, mais tout dépend de ce qu'on entend par là et des métiers. L'autonomie dans le travail est certes à encourager mais, d'une part notre travail est toujours un travail contraint, pour un autre, et, d'autre part, l'autonomie dans le travail ne s'impose pas du tout par notre volonté mais à cause des exigences d'une économie hypertechnicienne. Un pouvoir ne s'exerce que sur une liberté. L'intérêt de l'entreprise n'est pas une contrainte absolue à laquelle nous résisterions, non, son intérêt est d'exploiter les ressources de notre autonomie et de notre jugement (nos compétences). Si on a besoin d'autonomie dans le travail, c'est pour faire ce qui nous apparaît nécessaire, pas pour faire n'importe quoi, livré à une liberté subjective inconsistante. Il est très important d'améliorer le travail qui occupe une grande part de notre vie, et si possible de sortir du salariat. On peut bien parler d'aliénation mais ceux qui ne sont pas aliénés par leur travail ne sont pas tellement plus humains pour autant ! Ramener la question à sa juste mesure et au fonctionnement du système de production devrait être plus efficace que d'en faire un enjeu métaphysique et individuel (ce que Luc Boltanski a pu appeler une critique artiste opposée à la critique sociale).
Des intellectuels marxistes qui se croient très audacieux vont jusqu'à prétendre que l'aliénation n'est pas dans le travail lui-même ni la subordination salariale, mais dans le fétichisme de la marchandise ! Il ne s'agirait plus de critiquer les conditions de travail, non, le plus important serait pour ces prêtres vaudous "la critique de la valeur", critique de la mesure du travail par le temps et de l'équivalence généralisée, ce qui est supposé déchirer ainsi le voile publicitaire pour nous faire retrouver le réel dans son authenticité et son abondance naturelle ! En fait, sous ce théoricisme, c'est bien le réel qui disparaît dans sa matérialité et ses rapports de force. Lukàcs a montré comme ces critiques du fétichisme qui se réclamaient de lui (ou de Sartre) et prétendaient renouer avec les rapports humains derrière les rapports marchands impersonnels étaient en fait purement réactionnaires, voulant revenir aux bons vieux temps féodaux, alors que, ce qu'il faudrait critiquer, c'est la réification qui nous fait voir la chose (la marchandise) sans voir le processus (le système de production), vision dynamique qui serait, elle, révolutionnaire, incluant la négation de l'existant (à condition de ne pas prendre ses désirs pour la réalité ni s'imaginer que ce serait la fin de l'histoire et de nos errements).
Pour les écologistes, l'aliénation de la marchandise est tout autre chose, de l'ordre de faux besoins, rejoignant au fond les premiers philosophes mais la définition de besoins naturels n'en est pas moins problématique alors que le superflu (l'art) a toujours eu une grande importance - même quand on est pauvre - pour le désir humain (le plus-de jouir, le prestige) et que nos besoins sont des besoins sociaux, liés au niveau de développement et à l'organisation sociale plus qu'à nos préférences individuelles ni même à la publicité. Ce qu'on désigne comme faux désir n'est le plus souvent que celui de nouveaux produits dont, par définition on se passait jusqu'ici, comme les ordinateurs ou les téléphones qui sont pourtant loin d'être des gadgets ! Ce qui est comique dans la critique de la société de consommation, c'est qu'elle touche surtout des privilégiés qui nous font la leçon alors que beaucoup n'y ont aucune part, occupés à survivre dans ce système de distribution. De plus, la critique de la consommation tourne vite à la critique du désir, moralisme inspiré de philosophie lui aussi sans aucun doute mais qui perd complètement sa dimension écologique et politique. Si on peut à l'évidence être aliéné par toutes sortes de dépendances, cela varie avec les individus et vouloir subordonner la production à des besoins fixés d'avance est certainement une impasse en dehors de domaines limités. Ce qui ne va pas dans la focalisation sur la consommation au lieu de la renvoyer à tout un système de production et d'organisation sociale, c'est un glissement vers un problème individuel de ce qui est une question écologique, environnementale, économique, politique, d'un gâchis qui n'est pas soutenable mais relève de processus extérieurs, collectifs, et non pas de nos vices personnels. Tomber ainsi dans la culpabilisation fait de l'aliénation marchande une marque d'infamie, façon de se sentir supérieur sans trop de raisons alors que nos efforts et petits gestes n'ont aucune portée, hélas, sur le sort de la planète.
Une autre aliénation qui semble évidente mais ne l'est pas tant que cela, c'est la technique prenant la forme froide du machinisme ou des automatismes anonymes. On y oppose une chaleur humaine qui ne représente pourtant qu'une face de rapports humains pas toujours si agréables ni égalitaires. L'idéal de revenir à une vie naturelle n'a pas beaucoup de sens pour une espèce qu'on peut dire forgée par la technique depuis les première pierres taillées. On pourrait tout au plus revenir à des techniques considérées comme plus douces (conviviales), plus désirables, mais c'est là un choix personnel encore une fois, chacun pouvant préférer une époque ou une autre (de la préhistoire au Moyen-Âge ou au XIXè siècle voire à l'avant-guerre ou aux 30 glorieuses), tout comme des programmeurs peuvent préférer la programmation d'antan ! Individuellement, il est toujours possible de choisir les techniques qui nous plaisent et revenir à l'artisanat, mais la vérité, c'est que nous sommes plutôt les sujets d'une accélération technologique que nous subissons et qui ne sera pas affectée par notre retrait. D'ailleurs, il faut relativiser le caractère déshumanisant de la technique. Simondon a bien montré qu'il y avait une évolution des techniques les humanisant petit à petit. Cela ne supprime sans doute jamais complètement ce qu'on peut considérer comme le caractère aliénant de la technique qui reste comme pour le travail, dans l'objectivation et la rationalisation, des procédures contraignantes et répétitives, aliénation cependant d'autant plus inévitable si on considère la technique comme ce qui relie "la théorie et la pratique, la pensée et l’action, le logos et la technè" (Axelos).
Plus fondamentalement, l'aliénation peut être rapportée au fait qu'on nous prenne, dans les organisations et les rapports humains, comme moyen et non comme fin ou, du côté subjectif, d'abdiquer notre personnalité en se conformant à un rôle social et surtout en subissant passivement au lieu d'être actifs. Cette injonction à l'activité est très prégnante en Occident, ne pas subir étant l'affirmation de sa liberté et de sa dignité. Ce n'est rien d'autre que le discours du Maître qu'on retrouve dans l'existentialisme ou l'activisme gauchiste pour qui la lutte redonne sa dignité à l'opprimé même si cela ne mène à rien. Le problème, c'est que, fatalement, "on passe les trois quarts de sa vie à vouloir, sans faire", comme l'écrit Diderot, la passivité est première (pour Aristote seul Dieu est entièrement en acte, notre liberté reste ordinairement en puissance). C'est là encore relatif et ne se réduit pas à une aliénation totale dans le confort ou la propagande publicitaire. En tout cas, ce n'est pas une aliénation dont on pourrait se débarrasser sinon ponctuellement, comme toute inversion de l'entropie puisque c'est le sens de nos réactions, négation de ce qui nous nie. Parler ici d'aliénation, c'est faire miroiter qu'on pourrait y échapper, ce qui est absurde. La plupart des conceptions de l'aliénation la considèrent comme fondamentalement sans raisons, dont on pourrait donc se passer, alors qu'elle est la plupart du temps contrainte matériellement, nous bridant certes, mais témoignant de notre finitude. On peut toujours nier l'une de nos déterminations, mais seulement partiellement et l'on ne peut les nier toutes...
- L'envers de l'aliénation
Parler d'aliénation, c'est désigner son envers, nostalgie d'une authenticité perdue qui peut trouver mille raisons à notre déchéance, péché originel qui nous a chassé du paradis de l'enfance pour le monde de la séparation aussi bien que mauvaise foi nous faisant renier notre finitude de mortel, angoisse de la séparation, pour adopter les mythes de la tribu. On peut en accuser toutes les fonctions sociales alors même que nous sommes entièrement les produits de la société. La morale par exemple peut sembler très aliénante, quand d'autres peuvent la trouver admirable mais s'il vaut mieux être au clair avec son surmoi, il est illusoire de croire qu'on pourrait ne plus en avoir. On peut dire la même chose pour l'idéologie ou les croyances de notre époque qu'on épouse sans y penser mais aucune position de surplomb ne nous permet d'y échapper, pas plus que de sauter par-dessus son temps. Ce qu'on pensait en Mai68 n'est plus ce qu'on pense aujourd'hui. La fausse conscience est une conscience sociale, discours de l'opinion qu'on peut dire "téléphoné", paroles automatiques impersonnelles de ce qu'on dit. Les échanges quotidiens sont effectivement très ritualisés. C'est non seulement notre caractère grégaire et mimétique qu'il faudrait mettre en cause ici mais bien le langage lui-même qui raconte des histoires, nous porte à l'absolu et recouvre le réel de ses classifications. Certains diront que c'est la raison qui refoule le sentiment mais on voit bien que c'est sans issue, que l'authenticité est ici purement mythique, effet en retour du langage plutôt : il ne peut y avoir de sens individuel de l'existence, le sens étant forcément commun et requis par le langage. Tout ce qu'on peut, c'est prendre conscience de cette dimension culturelle pour ne plus y coller et trop y croire, mais assumer plutôt cette politesse de la convention, du comme si...
La recherche de l'authenticité est d'autant plus vaine que notre désir n'est pas le nôtre mais désir de l'Autre. Spinoza n'avait sans doute pas tort de dire que le désir est l'essence de l'homme mais il rate l'essentiel, que verra mieux Hegel, c'est qu'il est désir de désir, désir d'amour ou de gloire pour l'être parlant qui se raconte des histoires. Cette recherche d'authenticité est loin d'être transgressive alors qu'elle est au contraire devenue une injonction sociale, injonction à la jouissance et la réussite, où le développement personnel devient une aliénation redoublée - pure marchandise publicitaire, la marchandise des marchandises, manifestant ouvertement comme la lutte contre l'aliénation devient elle-même aliénante et l'authenticité mensongère. Le paradoxe va jusqu'à une lutte contre l'aliénation revendiquée par des néocons qui voudraient revenir en arrière et restaurer l'interdit pour nous libérer - il y a même des psychanalystes mal analysés voulant sauver la loi du père par crainte d'un effondrement subjectif ! Ce qui est vrai, c'est que réaliser son désir, posséder la mère, n'est pas du tout bénéfique mais si le bien suprême est interdit, c'est qu'il n'existe pas tout simplement, il n'existe que des biens particuliers, comme l'affirmait Aristote contre Platon, et il n'y a que la sublimation qui supplée au rapport sexuel qu'il n'y a pas. La séparation du désir et de son objet est nécessaire, ontologique, mais ne donne pas accès pour autant à un monde ordonné et une normalité apaisée. En fait, ce serait encore ce Bien suprême interdit que poursuivent les fanatiques de la loi et de la limitation des désirs, tout comme ceux de l'authenticité. Si notre époque post-communiste doit abandonner les conceptions naïves de l'émancipation de Mai68, ce n'est pas pour renoncer à l'émancipation mais pour la continuer en se confrontant aux contradictions de la liberté et en se délestant de ses rêves d'absolu. Se libérer de la libération, dans ce qu'elle a d'aliénante, sans renoncer a sa liberté, telle est notre tâche actuelle.
On a vu que, le problème de l'aliénation, c'est qu'elle dessine en creux une normalité, une nature, une essence de l'homme alors qu'on peut lutter contre la domination ou les inégalités sans considérer qu'on serait aliéné par l'injustice ni engager une conception de l'homme, simplement réclamer son égalité avec les autres. C'est tout autre chose de poser une norme qui distingue le normal du pathologique en parlant d'aliénation, façon polie de traiter les autres de sous-hommes. On trouve chez les contempteurs de l'aliénation de l'ultra-gauche le même mépris pour les masses aliénées (et pourquoi pas des malades ou handicapés?) que chez Nietzsche ou Heidegger avec la prétention narcissique de faire partie de l'élite des hommes véritables, dans la pleine présence à soi et au monde, à l'opposé de la foule esclave. L'aliénation perd son sens si elle est toujours relative, qu'il n'y a que les métamorphoses d'un manque et non plus altération d'une nature originaire, ni homme total, si nous n'avons pas enfin d'essence à développer mais à nous confronter au réel, si "la vraie vie est absente" et que "l'éveil, c'est qu'il n'y a pas d'éveil". Il y a seulement des souffrances à combattre, des libertés à prendre, un besoin de justice, un monde à sauver.
Certes, l'altération de notre supposée nature humaine se pose désormais très concrètement avec nos prothèses numériques ou le transhumanisme, mais si nous sommes bien les produits de la technique depuis les premières pierres taillées, produits d'une évolution cognitive sans doute en gros semblable pour d'hypothétiques extraterrestres, il n'y a là aucune nature qu'on pourrait altérer ni vouloir se réserver. Notre différence avec l'animal reste radicale en tant que nous nous détachons de la nature justement pour rejoindre l'universel par le logos. Cela n'en fait pas une spécificité qui nous serait propre. Ni notre jeunesse d'esprit qui nous fait apprendre et jouer toute notre vie comme font tous les jeunes mammifères, ni le langage narratif qui prend des formes si différentes dans les milliers de langues connues et qui est pourtant à chaque fois un langage commun, et traduisible en d'autres langues. Le reste s'ensuit, vérité et mensonges, universel et intériorité, le besoin de donner sens, de se raconter, de forger un mythe des origines, d'instituer des religions du salut, de croire à une autre vie après la mort - refus de la conscience de la mort en même temps qu'affirmation qu'on vaut mieux que la vie animale et qu'on peut mettre sa vie en jeu pour ce qui nous dépasse, pour la reconnaissance des autres ou pour fuir la honte et le déshonneur. La responsabilité envers son interlocuteur serait là aussi identique avec des extraterrestres ainsi que la moralité inhérente au langage. Lukàcs disait qu'on peut "désigner l'homme comme un être qui répond" (p402) mais cela ne tient pas à l'espèce encore moins au biologique. Il n'est pas absurde de considérer le langage comme un parasite (social) prenant possession de notre cerveau, faisant notre nature double et l'aliénation constitutive mais nous ouvrant sur l'extérieur. C'est déjà le cas avec l'apparition des fonctions cognitives chez l'animal, le cerveau étant l'organe de l'extériorité (perception, apprentissage, déplacements).
Une façon de prendre la question de notre identité à sa racine ontologique, c'est de la situer, comme Sartre, dans l'opposition de la conscience à son objet qui n'est pas réservée non plus à la conscience humaine pourtant. Ce qui distingue plutôt notre être-là, c'est le fait de vivre dans un monde commun, grâce au récit qui fait exister ce qui n'est pas présent, dans un langage commun, narration ouvrant la voie aussi à toutes les illusions (de l'autre monde) mais précédant du coup l'expérience dans son intentionalité même et ses représentations. En tout cas, il n'y a plus de rapport immédiat de la conscience à son objet, contaminée dès l'origine par le langage, ses grandes idées et sa manie classificatoire, prise dans un discours social. La définition de l'homme par Aristote reste indépassable d'un animal parlant (rationnel) et politique. Pour Lukàcs, ce qui ferait notre conscience humaine, serait plutôt de faire des projets, d'agir selon un plan préalable et de choisir entre des finalités. C'est effectivement une fonction cognitive essentielle pour nous, même si elle est partagée par des animaux comme l'éléphant ou le chimpanzé. On peut dire de cette autonomie cognitive que c'est simplement notre liberté. Dès lors, sa répression notamment dans le travail pourra apparaître à certains comme l'aliénation suprême, nous retirant ce qui fait notre humanité et le coeur de notre existence, mais l'esclave libéré apprend vite les limites de la liberté...
Il serait plus justifié d'appeler aliénation l'intériorisation de la domination par l'esclave ou la prétendue servitude volontaire, qui sont malgré tout très surévaluées aussi, témoignant même d'un grand mépris, alors que c'est bien le plus souvent une servitude contrainte par la force ou le besoin. Les luttes contre la domination (notamment masculine) doivent évidemment continuer. L'accès au travail choisi et au travail autonome, à un travail qui ait un sens pour nous, doit être une priorité, tout comme l'amélioration des conditions de travail en général, sans avoir besoin de gros mots comme celui d'aliénation pour désigner ces véritables problèmes politiques. Le thème de l'aliénation est donc sans doute voué à s'effacer en même temps que la figure de l'homme, sans que cela puisse menacer notre existence ni dénier les problèmes ni signifier la fin de la conquête de nouvelles libertés concrètes. On pourrait objecter que la liberté qui nous est donnée nous mène justement à nous interroger à chaque fois un peu plus sur ce qu'on veut, notre identité, nos origines, comme ce qui pourrait justifier nos choix par notre singularité, mais il n'y a de sens que collectif, culturel, universel. Au lieu de se focaliser sur notre petite personne et nos aliénations, ce qui doit orienter notre liberté, devrait être plutôt l'organisation sociale, l'écologie de notre milieu et la préservation de l'avenir.
Travail préparatoire à un article sur Gorz pour EcoRev'
Le fondement de la critique de la religion doit être : c'est l'homme qui fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu'a l'homme qui ne s'est pas encore trouvé lui-même, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde à l'envers. La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c'est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.
La détresse religieuse est, pour une part, l'expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l'auréole.
29 réflexions au sujet de “Critique de l’aliénation”
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