Les radicalisations nécessaires

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Comme pour ajouter aux malheurs du temps, il n'a rien été trouvé de mieux que d'appeler radicalisation ce qui n'est que fanatisme suicidaire et basculement dans la violence la plus stupide. Il n'y a pourtant aucune radicalisation dans ce pétage de plomb. Ainsi, les crétins d'Action Directe qui se prenaient pour les héros du prolétariat n'étaient rien d'autre que des petits cons qui jouaient à la guerre subversive. Ils n'ont servi à rien qu'à renforcer l'ordre policier et nuire aux luttes sociales complètement étrangères à leur délire. Les nouveaux théoriciens d'une violence libératrice (d'une violence voyez-vous qui serait anti-autoritaire!) peuvent bien parler d'un échec de la non-violence mais l'échec de la violence est encore plus patent. Bien sûr, la violence est nécessaire, voire décisive, dans certaines situations (guerre, révolution, résistance). Si tuer le tyran fait tomber la dictature, et pas seulement changer de maître, il n'y a pas de devoir moral plus sacré mais c'est très rarement le cas. Comme manifestation de détresse ou d'exaspération, et surtout pour attirer l'attention publique, des actes de violence peuvent aussi être porteurs de sens, mais il s'agit alors de violences symboliques. Sinon, il faut être bien clair, valoriser la violence (comme Mussolini s'inspirant de Sorel) n'est rien d'autre que tomber dans le fascisme, la fascination de la force et du mâle dominant qui recherche l'affrontement.

La violence est l'exact contraire de la démocratie qui n'est pas la volonté agissante d'un peuple uni guidé par son chef vers le même but alors qu'elle est fondée sur la parole et la non-violence d'un débat pluraliste, certes bien décevant mais qui évite la guerre civile (car nous ne sommes pas d'accord sur la politique à mener, il n'y a pas de peuple uni mais l'opposition de la gauche et de la droite). Dans un régime démocratique, renverser l'ordre établi revient à l'abolition de la démocratie. Une autre façon de l'abolir est d'ailleurs de renforcer la militarisation de l'Etat par une escalade de la violence. De toutes façons, faire parler les armes a toujours confisqué la parole et amené un pouvoir militaire, il n'y a rien de radical là-dedans quelque soit le discours révolutionnaire qui l'accompagne, juste la force brute qui s'illusionne sur sa puissance alors que la force est bien supérieure du côté de l'Etat dont c'est le monopole. Ceux qui se persuadent du caractère progressiste de la violence ne le peuvent qu'à être persuadés que cela débouchera sur quelque paradis merveilleux, ce qui n'est évidemment jamais le cas (même avec des religieux au pouvoir). Croire en une société idéale, comme le siècle des idéologies en a nourri l'illusion au prix de massacres inouïs, constitue à n'en pas douter une excellente justification de toutes les violences mais l'expérience historique ne devrait plus permettre de prêter crédit à ces contes pour enfants.

Si la radicalité s'identifiait à la violence, elle serait réservée en effet à quelques attardés, aux débiles mentaux, aux psychopathes, aux terreurs de quartier, aux illuminés. Sauf qu'on a absolument besoin de radicalité, d'une radicalité effective à la fois dans nos vies personnelles et en politique même si cela ne change pas le monde et même si, souvent, cela ne va pas très loin. Il y a un indéniable besoin de radicalisation face aux risques écologiques et pour combattre les injustices, besoin de sortir de l'impuissance politique comme de la routine, des chemins tracés, des dérives de nos vies. Au nom de la déradicalisation on voudrait nous servir une soupe tiédasse à vomir, la modération d'un notable bien installé et satisfait de lui, une vie de conformisme et de pure soumission dédiée à la réussite sociale. Contre cette normalisation, il faut affirmer la nécessité de nous radicaliser un peu plus, augmenter notre puissance d'agir et donner plus de poids à notre existence.

Naturellement, ce n'est pas parce qu'on se radicalise que tout s'arrange magiquement (là où il y a une volonté il y a un chemin) alors que cela nous confronte à la résistance du réel et toutes sortes de déceptions. Si on ne se paie pas de mots, la radicalisation ne peut signifier être plus extrémiste que les autres, ni croire ou faire n'importe quoi, mais essayer d'aller au maximum des possibilités de la situation et, pour cela, d'essayer de prendre les problèmes à leurs racines matérielles (et non pas à les réduire, comme la plupart des intellectuels, à des fausses idées). Cela ne facilite certes pas les choses de mettre la barre un peu plus haut que le possible actuel et ne garantit pas du tout du résultat. D'échec en échec, il faut sans doute réviser ses objectifs à la baisse, dur apprentissage de la vie comme de l'histoire, mais garder l'exigence d'un résultat effectif. Que reste-t-il de radical dans une politique du possible qui a toutes les chances de tomber dans le réformisme radical-socialiste ? Ce serait au moins de nous empêcher de nous en satisfaire et chercher à rendre les réformes plus radicales - ce qui vaut toujours mieux que de se la péter avec une radicalité qui ne sert à rien.

La politique ayant plus de pouvoir sur les personnes que sur l'économie, ses moyens sont plus limités qu'on ne croit et ne peuvent que décevoir les attentes. Dans ce contexte politico-historique, la radicalisation pourrait se ramener simplement à l'expression du négatif afin de le réduire, ce qui ne serait déjà pas si mal. Même si la radicalisation en politique n'a pas de grandes marges de manoeuvre et doit abandonner la mystique révolutionnaire, elle reste l'indispensable révolte contre l'ordre existant désormais mondial, qu'il ne s'agit pas de célébrer en gommant ses injustices mais sans non plus se bercer d'illusions sur notre capacité à le changer. La volonté de ne pas laisser faire doit simplement chercher les voies pratiques d'y arriver, notamment localement. L'échec des tentatives passées doit nous servir d'enseignement, pas mener à l'inaction encore moins nous faire renoncer à nos indignations.

Il y a un autre domaine où la radicalisation souvent échoue tout en restant nécessaire, c'est notre propre vie qu'il faut périodiquement réorienter (fuir peut-être ?). Dans un cas comme dans l'autre, l'épreuve du réel dément généralement nos espoirs sans que cela nous fasse renoncer à une certaine radicalité ni à recommencer toujours. Une vie qui vaut la peine d'être vécue ne peut se réduire à la carrière ni au service des biens. Lacan appelait cela ne pas céder sur son désir, ce qui n'a rien à voir avec un hédonisme imbécile. C'est juste qu'on doit essayer de vivre la vie qu'on veut vivre, une vie plus écologique notamment, sans avoir besoin d'attendre que le monde change. La radicalité individuelle peut d'ailleurs rejoindre la radicalité politique en constituant une contre-société, une société duale avec une alternative à l'économie marchande. Si on ne peut changer la société planétaire, on peut agir sur les marges, créer des communautés (même si elles échouent le plus souvent), construire des alternatives, confronter la radicalité aux dures réalités.

La radicalité aujourd'hui ne peut être la radicalité d'hier, devenue radicalité réflexive, consciente de ses échecs passés. Après les expériences du XXème siècle, des totalitarismes à la libération des moeurs, notre époque est celle, en effet, où la radicalité doit reconnaître les limites de la liberté sans renoncer à l'émancipation. D'une part, celui qui ne veut pas transformer le monde n'en éprouve pas la résistance et, donc, ne le comprend pas mais, d'autre part, le monde ne se plie pas à notre volonté et, même, ce qu'on voulait n'était pas si désirable, dévoilant des effets pervers non voulus. Malgré tout, de nouveaux champs s'ouvrent à la radicalité avec le numérique et l'écologie où notre tâche est de combiner le réalisme avec l'effet le plus radical possible.

Il ne s'agit pas de rêver, jusqu'ici ce n'est pas brillant, on ne fait pas ce qu'on veut, on n'est pas les maîtres du monde mais l'exigence reste et ce n'est pas pour autant la fin de l'histoire, de l'action historique qui réveille du confort bourgeois, seulement la fin de la politique idéologique ou théocratique (le théologico-politique) qui fait juste un dernier tour de piste sanglant pour finir de nous en dégoûter (résurgence qui ne vient pas de nulle part mais des guerres américaines, et de l'ancien colonialisme français).

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