Et si tout ces bouleversements finissaient par s’arrêter ?

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   Vers la fin de l'histoire
Les transformations s'accélèrent sur tous les plans. On ne sait jusqu'où ça peut aller, ayant tant de mal à suivre le rythme, mais, en fait, ce qui se passe, c'est plutôt qu'un monde s'écroule et qu'un autre le remplace. L'accélération technologique n'est peut-être que passagère (et manifestant déjà un certain ralentissement ?), non que les progrès techno-scientifiques puissent jamais s'arrêter mais ils pourraient perdre de plus en plus leur caractère "disruptif" bouleversant l'organisation sociale à mesure qu'une nouvelle organisation se met en place.

L'argument de Francis Fukuyama contre une fin de l'histoire qu'il avait proclamée de façon un peu trop précipitée, c'était que le progrès technique l'empêchait. Ce qu'on peut contester. Certes, nous sommes effectivement très loin encore d'une fin de l'histoire qui n'arrivera pas avant une véritable unification du monde, l'Etat universel et homogène qui est en route depuis la fin du communisme mais est loin d'être achevé (on peut encore en voir des vertes et des pas mûres d'ici là). Préparant cette unification, nous devrions cependant connaître assez rapidement, sur la Terre entière, une adaptation au numérique qui, une fois effective, sera sans doute très durable. Au début tout est à inventer mais une fois les monopoles en place, ils sont presque impossibles à déboulonner et figent les positions. C'est le paradoxe qu'il faut souligner que puisse succéder à notre période de transformations accélérées une longue période de stabilité - un peu comme après la mise en place du Néolithique - et non une singularité exponentielle. Ainsi, notre révolution permanente actuelle ne serait pas forcément le lot de la modernité pour toujours mais seulement du basculement dans l'ère du numérique, du passage de l'ère de l'énergie à l'ère de l'information.

Il y a une analogie frappante avec la Physique qui a connu coup sur coup deux grandes révolutions, initiées d'ailleurs toutes deux par Einstein en 1905 et bouleversant les esprits pendant tout le siècle, mais qui semble désormais être devenue inébranlable. En effet, plus on avance dans la connaissance, plus la science en est solide, de moins en moins facile à remettre en cause. Au début de grandes découvertes ont constitué de véritables ruptures mais, à la longue, la masse des faits a donné une très grande inertie au "modèle standard". Ce n'est pas le cas pour la préhistoire, par exemple, basée sur de trop rares données et qui se réécrit en permanence, mais, dans la physique actuelle, le prix à payer devient très élevé d'une transgression de ses lois. Il est possible d'espérer une simplification, une méta-théorie (une grande unification) mais pas de changer significativement le résultat de tant d'expériences. En tout cas, depuis les révolutions des débuts et du milieu du XXème, la science normale a repris le dessus ne faisant que confirmer le modèle standard. Les changements de paradigme du passé pourraient bien se faire beaucoup plus rares à l'avenir même si on est enclin à penser le contraire. On peut comparer aux supports d'enregistrements, à la longue suite de révolutions depuis les disques vinyles (bandes magnétiques, cassettes, CD), mais une fois numérisé, seul peut changer le format du fichier enregistré devenu indépendant de son support.

Il ne sert peut-être à rien de se projeter à trop long terme alors que notre situation immédiate est toute autre mais il me semble qu'on peut prendre pour hypothèse au moins la possibilité qu'on s'achemine vers une certaine stabilisation après la phase d'équipement et l'adaptation des institutions ou des rapports sociaux au nouveau monde numérique. S'appliquerait alors dans le temps aussi cette loi des réseaux : "le premier rafle tout" (Google restant à la pointe de l'innovation dans tous les domaines). Il y aura toujours beaucoup de mouvement à la marge mais ce qui pourrait changer, c'est l'importance des changements et, peut-être même, la fin de la croissance car une fois toute la population équipée, le temps d'attention n'est plus extensible. On n'y est pas du tout encore, ou plutôt cela ne fait que commencer, les éléments se mettent en place. Pour nous, c'est toujours le grand chambardement qui n'est pas près de s'arrêter mais, par exemple, on peut penser qu'une fois un revenu garanti institué (c'est pas fait!), ce serait un facteur stabilisant important. La nouvelle économie ayant besoin d'autonomie et de compétences spécialisées exige une individualisation des parcours fortement entropique, ce qui lui donne une grande inertie et limite beaucoup les capacités de changements globaux, tout comme d'empêcher les mélanges. De même, plus le local prendra de l'importance et moins on pourra agir de façon centralisée, l'ordre global devenant à peu près immuable. L'agitation pourrait bien continuer de façon très localisée mais sans affecter les grandes tendances. Des combats pourront être menés pour améliorer tel ou tel point mais sans réel impact global le plus souvent. Il y aura sûrement des mouvements planétaires voulant prouver le contraire, qu'ils y arrivent est plus douteux.

C'est un malheur, disent les Chinois, de vivre dans des temps intéressants mais, ce monde en gestation vers lequel nous nous dirigeons pourrait être appelé à durer ? Dans ce cas, on devrait pouvoir le penser, penser notre futur, pour s'y adapter du mieux qu'on peut, sur un autre mode qu'un devenir éternel et plutôt celui d'un basculement par étapes vers un monde numérique globalisé - ce qui n'exclut pas qu'il soit divisé, qu'il y ait un altermonde cohabitant avec la globalisation marchande, chose absolument essentielle (et permise par le numérique).

Même si on ne peut exclure d'autres basculements, se diriger vers un point fixe à long terme change les perspectives. Ce prospectivisme est à l'opposé de la construction de sa petite utopie formant le monde à sa convenance puisqu'il faut au contraire essayer de comprendre les mesures qui s'imposeront au regard de la globalisation en cours et des évolutions du travail ou de la prise en compte de la dimension locale du développement humain, avec toutes les potentialités des applications mobiles, entre autres. On commence à savoir que le revenu garanti devrait faire partie de la panoplie ainsi que des monnaies locales, j'ai plus de mal à faire entendre qu'il faudrait y joindre les institutions du travail autonome et du développement humain que j'appelle des coopératives municipales.

On ne voit bien sûr aucun parti suivre cette voie, tous englués dans le passé (et il n'est pas possible qu'il en soit autrement), accrochés à des droits qu'il faut reformuler au moins, au lieu de défendre les nouveaux droits dont on a besoin, non pas qu'il leur faudrait une vision de la société - on n'en a pas le pouvoir - mais une vision à long terme des droits sociaux et du développement humain, une égalisation entropique là aussi. Certes, la majorité est encore sous l'ancienne loi et tient à son CDI comme aux anciennes idéologies, mais c'est seulement en parlant d'avenir ainsi qu'en soutenant les plus faibles et en libérant l'énergie des jeunes qu'on pourrait ringardiser les réactionnaires. Pas besoin de vouloir cette société qui vient, l'Empire universel ne nous demande pas notre avis, mais on a besoin d'en être protégé, de pouvoir y vivre et valoriser nos compétences, on a besoin de pouvoir compter sur l'avenir pour fonder une famille comme pour entreprendre ou se former, c'est l'intérêt de tous.

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