Les péripéties qui occupent notre actualité peuvent avoir de graves conséquences (guerres, misère, etc.) mais derrière le bruit et la fureur, ce qui se joue malgré tout et auquel on manque tout autant, c'est de nous adapter à la nouvelle donne numérique d'une façon qui ne soit pas trop indigne, préserve nos territoires en retrouvant l'initiative locale, et surtout fonctionne assez bien pour durer et assurer sa reproduction. Plus la crise dure et plus notre retard sur la technologie devient manifeste, la pensée tournée vers un passé plus ou moins lointain, au lieu d'un futur devenu impensable, et vers un Etat top/down vidé de sa substance au lieu des collectivités locales et des initiatives de la base. Alors qu'on subit la crise de plein fouet, on est très loin d'une politique qui déciderait de l'avenir ! Pourtant, plus qu'on ne croit, la plupart des enjeux de l'écologie comme du numérique passent par une prise en charge locale, sur les lieux de vie et de travail, qui peut paraître dérisoire mais que personne d'autre ne peut faire pour nous.
Nos principales limitations sont cognitives, incapables de comprendre ce qui se passe et de s'accorder sur les solutions, intelligence collective qui brille par son absence même si on peut espérer que le numérique finisse par améliorer un peu les choses sur ce plan. Le spectacle qu'on a de nos jours persuaderait plutôt qu'on s’enferre obstinément dans l'erreur mais il faut croire, qu'à la longue, les idées progressent malgré tout. Revenu garanti et monnaies locales, deux des trois dispositifs qui m'avaient semblé être effectivement devenus indispensables à l'ère de l'écologie et du numérique globalisé, deviennent un peu plus audibles avec le temps et commencent même à s'expérimenter un peu partout. Les coopératives municipales n'ont par contre rencontré aucun écho ou presque. Cela peut être dû à son caractère apparemment trop archaïque par rapport à la numérisation de toutes les activités. Or, il faudrait tout au contraire s'approprier les technologies numériques qui sont notre avenir, qu'on le veuille ou non. Des coopératives municipales sont avant tout des institutions du travail autonome, un soutien à l'autonomie individuelle (autonomie produite socialement) un peu comme la création de pépinières d’entreprises ou le coworking, voire un statut comme celui d'entrepreneur salarié. Il devrait être clair que la formation et le développement humain sont au coeur de la nouvelle économie immatérielle et collaborative dont la fonction principale devient la valorisation des compétences et des potentialités de chacun. Le fait de lier ces institutions locales à la commune vise à les ancrer dans la démocratie locale, assurer leur pérennité et y inclure tous les habitants. Cela ne veut pas dire qu'il faudrait tout étatiser ni reproduire des entreprises hiérarchiques ou fonctionnarisées quand d'autres modèles émergent, qui posent certes des problèmes qu'il faudra résoudre mais semblent bien inéluctables et dont on ne pourra se passer dans le soutien au travail autonome - quitte à ce que ce soit hors institutions.
Il semble qu'il y ait ces temps-ci un début de prise au sérieux des transformations du travail (15 ans après!) avec le succès rencontré par Uber et les questions que cela pose au droit du travail entre autres. Ce qu'on appelle l'uberisation de l'économie n'est cependant rien d'autre que le fait de tirer parti de nouvelles possibilités apportées par les mobiles, et notamment la géolocalisation, pour optimiser les déplacements et la rapidité du service rendu (la rencontre de l'offre et de la demande), avec pour conséquence le développement du travail indépendant (sans protections) au détriment du salariat (protégé) et des entreprises (l'entreprise, c'est Uber selon la justice californienne). Une des fonctions de l'entreprise, selon Coase, serait de réduire les coûts de transaction (ce n'est pas la seule, il y a aussi la coordination des acteurs, l'organisation, la formation, etc.), or les nouvelles technologies annulent ces coûts de transaction et donnent un accès instantané à certains services en dehors de l'entreprise. Il ne sera pas possible que ces potentialités ne se généralisent pas à l'avenir même s'il y aura toujours des entreprises. La résistance ne pourrait être que de courte durée. On peut même y voir un nouveau service public à développer sauf que, dans le numérique, l'intérêt d'être une entreprise privée, c'est de pouvoir attirer des capitaux considérables (qui ne sont pas là au départ, particularité de ce capitalisme), plus qu'un Etat pourrait y dépenser, permettant des investissements massifs même si la société ne fait que des pertes pendant de longues années. Il faut bien dire qu'on ne voit pas vraiment ce qu'apporterait de plus un service public ici (à creuser).
Rien n'empêche pour autant l'administration ou une collectivité locale de proposer ce genre de service. En effet, contrairement aux apparences, cette mise en contact immédiate est essentiellement locale et les bons vieux systèmes d'échanges locaux ne sont rien d'autre que cette mise en contact entre compétences personnelles et demandes individuelles. Une application locale issue du logiciel libre ou du milieu peer to peer serait pour cela sans doute très utile, et couplée à des monnaies locales (pourquoi pas électroniques) fournirait des instruments très efficaces de dynamisation de l'économie locale (notamment dans les pays au chômage élevé) à condition bien sûr que ce ne soit pas un gadget militant trop minoritaire mais touche toute la population du coin. Cela ne remplacerait pas une coopérative municipale comme institution de soutien du travail autonome (société d'assistance mutuelle) mais en constituerait du moins un instrument indispensable à l'heure de l'économie numérique.
Plus que jamais, bien sûr, la nécessité d'un revenu garanti se fera sentir pour ces précaires indépendants, de même que la généralisation des protections sociales aux travailleurs autonomes. C'est ce qui devrait être l'objet de revendications de nouveaux droits, dans le sillage des intermittents du spectacle, au lieu des combats d'arrière-garde perdus d'avance ou des rêves de retour au plein emploi à l'ancienne. Se tourner ainsi résolument vers l'avenir constituerait un véritable projet de société, non pas qu'on l'ait choisi à notre convenance, produit de l'évolution technologique plutôt, mais où l'on doit préserver nos droits en les y adaptant au lieu de se crisper sur des positions intenables car dépassées et laissant déjà trop de laissés pour compte. Ce n'est pas un projet pour un lointain futur mais pour notre présent et qui devrait changer la façon dont se posent les questions du travail, du revenu et de l'aide sociale. Le passage aux luttes syndicales des transformations induites par le numérique prendra sans doute encore un peu de temps mais des applications alternatives à Uber pourraient être assez rapidement testées localement, notamment là où des monnaies locales commencent à être expérimentées ou dans les pays ravagés par l'austérité qui pourraient y trouver un second souffle.
En tout cas, l'important que je voulais souligner, c'est de ne pas tant s'attacher à la forme des coopératives municipales qu'à leur fonction de soutien des travailleurs autonomes et des échanges locaux, fonction essentielle pour laquelle il faut faire feu de tout bois et ne pas négliger les potentialités des nouveaux outils numériques, quitte à ce qu'une coopérative municipale ne soit pas la forme la plus appropriée, n'étant qu'une façon de désigner des tâches à remplir et l'intérêt de mettre l'économie locale sous la responsabilité des municipalités disposant également de la gestion d'une monnaie locale - façon de récupérer sur l'activité économique locale un peu de la puissance publique perdue.
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