Il arrive qu'on prenne pour une caractéristique de l'humanité voire de la vie elle-même ce qui n'est que l'idéologie d'une nouvelle classe dominante voulant faire oublier qu'elle vient juste d'usurper la place mais il arrive tout autant qu'on prenne pour une nouveauté absolue ce qui ne date pas d'hier pourtant. Il est toujours difficile de faire la part de la continuité et celle de la rupture, il ne faut pas se fier là-dessus aux premières évidences trop tranchées et globalisantes. Le plus grave, en ces affaires, c'est de se tromper dans l'ordre des causalités. Ainsi, il n'est pas indifférent de faire de la société de consommation une cause ou une conséquence du capitalisme.
Tout dépend évidemment de ce qu'on appelle "société de consommation" et qui désigne normalement ce qu'on appelle aussi le compromis fordiste de l'après-guerre. C'est le moment où le travail salarié dépend directement de la consommation des salariés (l'emploi dépend de la croissance). On peut dire ainsi que le capitalisme s'impose d'abord matériellement par sa productivité puis dure ensuite par la société de consommation, ce que Debord appelait le spectaculaire intégré où toute la société s'intègre à l'économie de marché. Cette analyse reste valable pour cette période bien que dépassée par l'ouverture des marchés aux pays émergents qui entraîne baisse des salaires et dislocation des protections sociales en délocalisant les marchés (c'est le spectaculaire désintégré). La fièvre consumériste et la publicité envahissante n'ont rien de nouveau, dénoncées en vain depuis plus de 50 ans maintenant. Nombre de critiques de l'aliénation marchande avaient voulu faire du capitalisme l'unique cause d'un dérèglement du désir qui serait depuis entièrement dénaturé et fabriqué, avec pour conséquence un discours moralisateur inutile et pesant. C'est là que Jan de Vries apporte un démenti salutaire à cette fable trop simpliste, en montrant que la société de consommation, dans le sens cette fois d'une fin de l'autarcie, de la monétisation et de l’achat de marchandises, a bien précédé le capitalisme industriel au XVIIIè siècle.
Bien sûr, là aussi, on peut inverser la chronologie si l'on date le capitalisme de bien avant, notamment du commerce avec les Indes qui a fait la fortune de Venise. Le système de production capitaliste comme production déterminée par la circulation ne commence qu'avec l'industrie structurant toute la société salariale. C'est dans un autre sens qu'on peut parler de capitalisme marchand qui est une autre forme de capitalisme dont témoigne l'essor de l'activité bancaire pour financer ces expéditions lointaines mais cela reste malgré tout relativement marginal. Il n'est pas insignifiant que la cause ici soit aussi futile que les épices qui sont le contraire d'une denrée vitale, incarnation du "plus de jouir" comme dit Lacan. On se trouve à l'intersection d'un progrès technique, la maîtrise de la navigation en haute mer, et d'un effet de mode déjà dont la crise de la tulipe en 1637 constitue un autre exemple patent. On pourrait remonter à l'antiquité, il ne s'agit pas de feindre là non plus une quelconque nouveauté de la structure mimétique du désir qui est le propre de l'homme, pouvant valoriser des coquillages exotiques dès la préhistoire. De même, il y avait déjà une industrialisation de la menuiserie des bateaux en Hollande avec les moulins à vent bien avant les machines thermiques et on pourrait remonter jusqu'aux pyramides d'Egypte pour la rationalisation des grands travaux et l'utilisation de machineries hydrauliques. Il s'agit juste d'essayer de reconstituer un enchaînement de faits dans une trajectoire historique dont nous ne sommes qu'un moment particulier.
Selon Jan de Vries, ce qui aurait amorcé la pompe de la société de consommation, ce serait bien la disponibilité des produits exotiques au XVIIIè siècle, poussant à la consommation et faisant sortir la société européenne de l'autarcie comme d'une mentalité d'héritiers, poussant à l'augmentation du temps de travail pour se payer ces produits de luxe à la mode, les nouvelles drogues (café, thé, tabac ou alcools forts) mais surtout les étoffes indiennes en coton dont le succès incitera à leur production locale, ce qui sera à l'origine des premières fabriques et premières mécanisations dans le textile (métiers Jacquard), transformant profondément l'hygiène et l'habillement de la population y compris paysanne.
Ces pratiques ont vu le jour lorsque les familles nord-européennes ont modifié la répartition des rôles en leur sein, mis les femmes et les enfants au travail, afin d’accéder à de nouveaux biens de consommation, apparus avec l’essor du commerce et le développement des marchés. Cet effort des familles pour acquérir de nouveaux produits a donné lieu à une véritable « révolution industrieuse ». Dans les campagnes, les paysans spécialisèrent leur production agricole et consacrèrent l’hiver à la fabrication de produits textiles destinés au marché. Dans les villes, les femmes des artisans ouvrirent des boutiques et des tavernes. Au final, les journées de travail s’allongèrent, ainsi que le nombre de jours travaillés dans l’année.
Les nouveaux consommateurs du long XVIIIe siècle ont changé la façon dont ils s’habillaient. Ils ont reconfiguré et remeublé leurs maisons, se sont mis à consommer des breuvages et des mets inédits. Et pour tout cela, ils dépendaient plus du marché et moins du travail domestique qu’auparavant.
Robes, corsages, gilets, robes de chambre et foulards sont confectionnés avec ces cotonnades, qui deviennent un objet de distinction et de prestige tant pour les femmes que pour les hommes.
Le commerce des étoffes indiennes se révèle à ce point lucratif qu’il incite des industriels à les imiter pour les produire localement, que ce soit aux Pays-Bas, en Angleterre, en France ou en Allemagne. Leur fabrication se répand dans la seconde moitié du XVIIIe siècle avec un début de mécanisation, ce qui permet d’abaisser les coûts de fabrication et de toucher de nouveaux publics.
Ces affirmations qui ne correspondent pas tout-à-fait je crois à ce que dit Braudel dans "la civilisation matérielle" pour qui la généralisation des chemises en coton était bien un effet de l'industrie, devront être validées ou contestées par d'autres historiens, notamment pour l'importance numérique des populations concernées mais elles semblent plausibles au moins comme phénomène émergent justifiant une production locale. Il y avait d'ailleurs un autre fait très curieux qui avait précédé la révolution industrielle, c'est l'utilisation beaucoup plus intensive des animaux juste avant l'arrivée des machines à vapeur. On a l'impression que la technique vient plutôt après qu'un nouveau besoin s'est exprimé même si ensuite l'offre crée la demande, il n'empêche, c'est la technique qui est déterminante au moins dans la généralisation d'une production. Dans cette optique, ce ne sont pas les enclosures qui auraient obligé les pauvres à travailler ni l'industrie qui aurait fabriqué des besoins artificiels, mais un peu comme avec Toni Negri, ce sont les travailleurs qui sont les acteurs de la marche de l'histoire (et de leur malheur!). En fait il y a différents moments pris dans une dialectique où ce ne sont pas toujours les mêmes qui mènent la danse et ce qui pouvait être choisi au début devient vite contraint (ne serait-ce que par la baisse des prix). On a bien en tout cas une boucle de rétroaction se renforçant mutuellement entre offre et demande et qui ressemble à ce que connaissent les sociétés non développées confrontées à des produits "exotiques" comme les télévisions ou les mobiles, incitant à gagner de l'argent pour intégrer le marché mondial mais détruisant en même temps l'économie locale.
Il ne faudrait pas tomber pour autant comme Jan de Vries dans l'idéalisme faisant de la culture le facteur principal comme ont tendance à le faire aussi certains préhistoriens comme Jacques Cauvin, ou Jean Guilaine plus récemment. A l'autre extrémité, les prétentions de certains écologistes de domestiquer un désir déchaîné sont tout aussi à côté de la plaque, surestimant le pouvoir du surmoi et sous-estimant les contraintes systémiques. Les cultures et idéologies ont bien sûr leur importance qui peut être décisive dans certains cas mais, plus important encore, il y a leur efficacité matérielle qui les sélectionne après-coup. C'est la pression des conditions d'existence, de l'infrastructure matérielle, qui est déterminante en dernière instance même si les idéologies ont toute leur inertie. Ainsi, il est bien possible que les premiers agriculteurs aient eu des motivations religieuses ("faire le travail des dieux à leur place pour qu'ils se reposent" à suivre les mythes sumériens) mais la raison pour laquelle l'agriculture s'est imposée, c'est à la fois un changement climatique raréfiant les ressources naturelles et l'explosion de la population permise par l'agriculture malgré une nourriture appauvrie par rapport à celle des chasseurs-cueilleurs (mais plus constante). De même, ce ne sont pas tant les effets de mode qui ont été décisifs dans l'ouverture aux marchés que l'effet boule de neige engendré, servant d'accélérateur du développement et de facteur de puissance. C'est un mouvement général où l'idéologie épouse les évolutions matérielles plus qu'elle ne les cause. Le phénomène est le même dans la Chine contemporaine ou les pays arabes que dans la France des campagnes du XVIIIème.
Ce serait donc une conclusion erronée de s'imaginer qu'il suffirait de changer les esprits pour changer le monde, vieille illusion religieuse ancrée dans le langage narratif. Le désir ne sera pas redressé par nos nouveaux moralistes et ligues de vertu qui prétendent pénétrer jusqu'à nos chambres à coucher, c'est la base matérielle qu'il faut changer, ou plutôt ce sont de nouvelles institutions qu'il faut adapter aux évolutions matérielles déjà effectives dans la production avec la généralisation du numérique et de l'automation. Au lieu de partir dans des délires mystiques ou de pures abstractions, il s'agit de se situer au plus près de la dialectique du réel en son actualité et de sa formulation, non pas dicter sa loi au nom de grands mots mais tirer parti des potentialités de la situation. Que le désir reste indomptable en son excentricité, il y a peut-être une voie pour le détourner d'une consommation exacerbée, c'est de reporter le désir non plus sur la marchandise mais sur la production elle-même en valorisant le travail choisi, un travail autonome épanouissant même s'il n'est pas aussi rémunérateur qu'un emploi salarié dans une multinationale.
Cela ne se fera pas tout seul si on n'y met pas les forces nécessaires mais cela fait parti de la richesse des possibles dans la véritable rupture anthropologique que nous vivons, comparable au Néolithique justement. L'ère du numérique a pour l'instant incontestablement déçu tous les espoirs qu'on y avait mis, se traduisant presque exclusivement par une plus grande précarité et une intensification du stress mais le capitalisme salarial n'est pas adapté à l'économie immatérielle qui aura bien besoin pour assurer sa reproduction d'un revenu garanti donnant accès pour tous à un travail choisi et cassant la dépendance entre emploi et consommation à condition d'y joindre des coopératives municipales fournissant les moyens de son activité et des monnaies locales favorisant les productions locales et les échanges de proximité. Ce ne serait pas la fin de la société de consommation, sans doute, encore moins la fin de désirs mimétiques ou de dépenses ostentatoires qui ont toujours existé, mais la fin peut-être de désirs compensatoires et publicitaires, du moins leur diminution en privilégiant de nouveau le faire sur l'avoir, non par des discours enflammés mais en en donnant les moyens matériels.
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