Misérables métamorphoses

Temps de lecture : 8 minutes

Ontologie de l'accident, Catherine Malabou,
Essai sur la plasticité destructrice
Le mythe de la métamorphose est consubstantiel à l'être parlant, au monde des mots. Pour les chamans, le devenir animal était certes une véritable transformation personnelle, bien qu'éphémère, alors que l'initiation constituait un rite social, rite de passage entre l'adolescence et l'âge adulte par la confrontation avec la drogue, la séparation et la mort (la peur et la souffrance).

Depuis l'Empire romain, dépouillant le citoyen de tout pouvoir politique, c'est tout autre chose, on a commencé à se replier sur soi en rêvant d'une transformation purement individuelle (cultiver son jardin), thème repris par les mystiques néoplatoniciens et par la conversion chrétienne, parant la métamorphose attendue de toutes les vertus, sauvés un par un de tous nos péchés et du poids du monde !

Je vends la vie parfaite, la vie sainte et vénérable. Qui veut être au-dessus de l'homme ? Qui veut connaître l'harmonie de l'univers et revivre après sa mort ? (Lucien de Samosate, Philosophes aux enchères).

Ces promesses ultimes ont été reprises un peu trop légèrement par les théories de l'aliénation nous faisant miroiter l'idéal d'un homme complet et d'une existence authentique enfin, dépouillée du vieil homme et de nos anciennes dépendances, comme si la vieillesse et la dépendance n'étaient pas notre avenir et qu'on pouvait vivre impunément, sans blessures ni remords.

C'est donc fort à propos dans ces temps agités que Catherine Malabou nous rappelle dans ce texte magnifique que nos métamorphoses sont rarement positives et le plus souvent destructrices, traumatismes nous privant de nos facultés, vieillesse qui nous prend tout-à-coup et nous atteint à la tête, handicapés de la vie devenus tout autres, étrangers à eux-mêmes. En fait d'hommes nouveaux, nous devons faire avec des hommes diminués, mutilés, égarés !

Ce n'est pas dire qu'il n'y a pas aussi une force transformatrice positive, un progrès de l'apprentissage mais "apprendre c'est éliminer", et cet apprentissage consiste en grande partie à perdre nos illusions. On ne fait pas que grandir, les arbres ne montent pas jusqu'aux cieux, et la métamorphose qu'on rêvait nous faire papillon pourrait nous transformer plutôt en une monstrueuse vermine. En effet, s'il n'y a pas de positif sans négatif et si tout progrès se paie de quelque façon, le pire, c'est qu'il y a aussi du négatif sans aucun positif, pure destruction pas du tout créatrice. Et c'est bien ce risque qui nous accompagne, c'est la menace que nous devons affronter : celle du non-sens qui triomphe à la fin et réduit tout au silence.

Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Les changements et les métamorphoses propres à ces vies, survenus en conséquence des aléas et des difficultés ou simplement liés au cours naturel des choses, apparaissent comme les marques et les rides d’un accomplissement continu, presque logique, qui conduit à la mort. Avec le temps, on devient finalement ce que l’on est, on ne devient que ce que l’on est. Les transformations du corps, de l’âme renforcent la permanence de l’identité, la caricaturent ou la figent, ne la contredisent jamais. Ne la dérangent pas.

Cette pente existentielle et biologique progressive, qui ne fait que transformer le sujet en lui-même, ne saurait faire oublier le pouvoir de plastiquage de cette même identité qui s’abrite sous son apparent poli, comme une réserve de dynamite enfouie sous la peau de pêche de l’être pour la mort. En conséquence de graves traumatismes, parfois pour un rien, le chemin bifurque et un personnage nouveau, sans précédent, cohabite avec l’ancien et finit par prendre toute la place. Un personnage méconnaissable, dont le présent ne provient d’aucun passé, dont le futur n’a pas d’avenir, une improvisation existentielle absolue. Une forme née de l’accident, née par accident, une espèce d’accident. Une drôle d’engeance. Un monstre dont aucune anomalie génétique ne permet d’expliquer l'apparition. Un être nouveau vient au monde une seconde fois, venu d’une tranchée profonde ouverte dans la biographie.

Il existe des métamorphoses qui dérangent la boule de neige que l'on forme avec soi-même dans la durée, ce gros tas circulaire bien rempli, replet, complet. D’étranges figures qui surgissent de la blessure, ou de rien, d’une sorte de décrochage d’avec l’avant, des figures qui ne résultent ni d'un conflit infantile non réglé, ni de la pression du refoulé, ni du retour subit d’un fantôme. Il est des transformations qui sont des attentats. J’ai longuement parlé de ces phénomènes de plasticité destructrice, des identités scindées, interrompues soudainement, désertes des malades d’Alzheimer, de l'indifférence affective de certains cérébro-lésés, des traumatisés de guerre, des victimes de catastrophes, naturelles ou politiques. Force est de constater et de faire reconnaître que nous pouvons tous, un jour, devenir quelqu’un d'autre, d’absolument autre, quelqu’un qui ne se réconciliera jamais avec lui-même, qui sera cette forme de nous sans rédemption ni rachat, sans dernières volontés, cette forme damnée, hors du temps. Ces modes d’être sans généalogie n’ont rien à voir avec le tout-autre des éthiques mystiques du XX? siècle. Le Tout-Autre dont je parle demeure à jamais étranger à Autrui.

Le plus souvent, les vies vont leur chemin comme les fleuves. Parfois, elles sortent de leur lit, sans qu’aucun motif géologique, aucun tracé souterrain, ne permette d’expliquer cette crue ou ce débord. La forme soudainement déviante, déviée, de ces vies est de plasticité explosive.

En science, en médecine, en art, dans le domaine de l’éducation, l’usage que l'on fait du terme « plasticité » est toujours positif Il désigne un équilibre entre la réception et la donation de forme. La plasticité est conçue comme une sorte de travail de sculpture naturel qui forme notre identité, laquelle se modèle avec l'expérience et fait de nous les sujets d'une histoire, d’une histoire singulière, reconnaissable, identifiable, avec ses événements, ses blancs, son futur. Il ne viendrait à l'idée de personne d’entendre sous la formule de « plasticité cérébrale » par exemple le travail négatif de la destruction (destruction qui opère après tant de lésions cérébrales et de traumatismes divers). La déformation des connexions neuronales, la rupture des liaisons cérébrales ne sont pas considérées en neurologie comme des cas de plasticité. On ne parlera de plasticité qu'à l’occasion d’un changement de volume ou de forme des connexions neuronales qui fait sens dans la construction de la personnalité.

Personne ne pense spontanément à un art plastique de la destruction. Pourtant, celle-ci aussi configure. Une gueule cassée est encore un visage, un moignon est une forme, une psyché traumatisée reste une psyché. La destruction a ses ciseaux de sculpteur.

On citerait bien presque tout le reste. La métamorphose comme voie sans issue, quand la fuite est impossible. La vieillesse comme événement soudain : Duras vieille à 25 ans ayant déjà perdu sa prodigieuse beauté (p56).

« Très vite dans ma vie il a été trop tard. A 18 ans il était déjà trop tard. entre 18 et 25 ans mon visage est parti dans une direction imprévue. A 18 ans j'ai vieilli. » (L'Amant)

Terminons par la conclusion très politique, p82, face à la catastrophe qui vient et aux promesses qui ne seront pas tenues :

Or précisément, le possible que je cherche à dégager est celui qui rend l’existence impossible. Le possible de la dénégation, cette foi tenace et inébranlable dans la tout autre origine, n'est pas celui de la plasticité destructrice, qui se refuse à la promesse, à la croyance, à la constitution symbolique de toute ressource d'avenir. Il n’est pas vrai que la structure de la promesse soit indéconstructible. La philosophie qui vient doit explorer l'espace de cette défaite des structures messianiques.

1 654 vues

Les commentaires sont fermés.