Quand le libéralisme triomphant nous imposait un individualisme débridé avec une conception de l'homme réduite à ses plus mauvais côtés, l'urgence était bien d'affirmer notre communauté originaire et de refonder nos solidarités sociales mais lorsque les mouvements sociaux se réveillent et qu'on assiste au retour de l'Etat, l'urgence redevient l'affirmation de la liberté individuelle et de ne pas tomber dans un angélisme destructeur mais de préserver la dualité, voire la duplicité de notre réalité humaine. Ce n'est pas parce qu'il y a de l'universel qu'il n'y a pas de particulier. Il y a du collectif mais il y a aussi de l'individuel. Certes, il n'y a pas que des corps, il y a aussi les relations entre les corps mais il y a quand même la part du corps. Il n'y a pas de dignité en dehors de l'appartenance à la communauté humaine mais cette dignité réside malgré tout dans notre liberté et responsabilité individuelle ; liberté constituant l'essence même de l'amour et de ses contradictions, à mille lieues de la liberté idéalisée du libéralisme.
Tout est matière, tout est solidaire mais tout ne forme pas une unité indistincte, il y a différentes dimensions, une pluralité de systèmes et d'organismes, il y a des vivants, il y a de l'information, il y a du langage, il y a de l'esprit (dans toute parole, toute réflexion). Il n'y a pas que l'identité de tous avec tous, il y a aussi la différence de chacun avec chacun. Il n'y a pas que ce qui nous rassemble, il y a aussi ce qui nous divise voire nous oppose et après avoir voulu tout réunir, il nous faudra séparer de nouveau.
Impossible de s'en sortir sans un minimum de dialectique où l'on peut être solitaire sans être individualiste tout comme on peut être sociable sans jouer collectif, ou même parler au nom de tous sans prendre l'avis de personne. Il est d'autant moins facile de réfuter les élans mystiques et l'identification de l'individu au collectif que l'unité fusionnelle finit par englober tout l'univers. Il faut dès lors remonter très haut pour essayer de comprendre comment un se divise en deux, comment la vie s'oppose à l'entropie, l'homme à l'animal, l'individu au collectif auquel il appartient ; séparation originelle qui constitue le caractère tragique de la vie dont aucune utopie ne nous délivrera car il fait aussi tout le prix de l'existence. Contre les tendances mystiques et la tentation spinoziste, il s'agit de comprendre ce qui nous oppose à l'univers dont nous faisons partie pourtant et de rétablir un strict dualisme entre matière et perception comme entre l'ère de l'énergie et l'ère de l'information tout comme entre individu et collectif.
D'une certaine façon je m'acquitte ici, quoique sous une forme trop abrégée, d'une promesse faite à Jacques Robin de donner ma version de l'aventure de l'univers qui se démarque de la sienne à la fin de sa vie, portée par des élans cosmiques auxquels je me refuse, pour être plus fidèle peut-être à son intuition centrale, défendue toute sa vie durant, d'une rupture radicale entre le monde de l'énergie et le monde de l'information ainsi que la nécessité d'une pluralité des systèmes. On pourrait dire qu'il s'agit de l'impossible existence de l'ensemble de tous les ensembles, d'une totalité des totalités, sans nier pour autant l'existence de systèmes et de totalités effectives, comme s'il n'y avait que des corps isolés.
Rien de plus facile que de réfuter le dualisme : il n'y a qu'un seul monde, qu'il soit fait de matière ou simple vision de l'esprit, pas de place pour l'espace "et" la pensée, pas de place pour la bifurcation, la rupture, c'est tout un ou tout autre. A l'opposé, le dualisme est ce qui pense à la fois l'une et l'autre dimension, leur hétérogénéité et leurs interactions qu'on perd en les ramenant à l'unité première, nuit obscure où toutes les vaches sont noires. L'étonnant, c'est qu'il puisse y avoir un lien entre le regard surplombant, où les différences s'annulent ou se confondent, et les effusions collectives où les identités se fondent temporairement dans le groupe. Dans les 2 cas, il faudrait arriver pourtant à penser la différence derrière l'unité de façade, penser à la fois l'individu et le collectif dans leurs complexités afin de restituer une anthropologie plus réaliste dans ses contradictions mêmes (et sa sexuation), qui ne soit ni libéralisme individualiste, ni totalitarisme communautaire mais une écologie de la diversité qui nous unit en tant que séparés et ne mutile pas notre double nature.
Comment un dualisme peut-il être pensable ? Comment deux pourrait-il émerger de l'un ? C'est la vie qui répond avec la division cellulaire au moins, si ce n'est avec la sexualité, mais plus fondamentalement par l'émergence de la vie elle-même et de l'esprit, à partir de l'univers mais contre lui peut-on dire, introduisant cette division, de façon assez ironique, comme nostalgie de l'unité perdue. On peut certes unir l'univers matériel et le monde de la vie ou de l'information comme sa propre réflexion mais dans cette sorte de conscience de soi la réflexion apporte une rupture radicale entre le sujet et l'objet, entre la conscience et le monde qu'elle interroge, entre la finalité qui inverse le cours du temps en se tournant vers le futur et la causalité qui nous vient du passé. La vie n'est pas matière et ne se réduit pas à des réactions chimiques, ce serait rater le fait que vivre est un processus évolutif d'apprentissage et d'adaptation au milieu. De même, l'esprit est une page blanche qui regarde de l'extérieur et ne se réduit pas au corps. Pensée et matière ne sont pas les deux faces d'une même réalité, ce n'est pas la même chose exprimée de deux manières différentes mais des réalités incommensurables comme la vérité et le savoir. L'information montre en se transmettant qu'elle ne tient pas à sa matière, qui ne se reproduit pas, mais seulement à sa forme, qui se reproduit. Mieux, l'information comme improbabilité s'oppose à la probabilité matérielle, comme la vie se définit par son opposition à l'entropie et par sa complexification. Le monde de l'information et de l'esprit n'est pas le monde matériel ni celui de l'énergie, et c'est pour cela que le monde de la vie n'est pas celui de la chimie qui lui sert de support.
Qu'est-ce que la vie en effet ? C'est la reproduction et l'homéostasie, la persistance dans l'être et l'évolution par l'information, c'est-à-dire la lutte contre la mort et l'entropie grâce à la mémoire de réactions adaptées sélectionnées par leur performance dans la compétition pour les ressources et l'adaptation aux modifications de l'environnement. Dès lors, comment dire que nous faisons un avec tout l'univers alors que nous nous opposons de toutes nos facultés à sa force de dispersion, comment dire que nous faisons parti de la même aventure que le fleuve qui nous entraîne quand on remonte péniblement le courant, quand nous construisons pas à pas alors que le temps détruit tout sur son passage, quand l'improbable et la complexification se répandent sur toute la planète alors que tout devrait retourner en poussière dans l'indifférence du probable, l'égalisation des températures, la surface lisse d'un lac immobile que rien ne viendrait troubler, dans un silence de mort... Non, il n'y a pas unité de la vie et de la matière mais séparation du percipiens et du perceptum, opposition du sujet à l'objet comme du prédateur à sa proie même si on cherche à se fondre dans le décor ! Loin d'une contemplation passive de la mécanique céleste, nous voilà plutôt dressés contre le ciel qui nous condamne sans merci, nostalgie de l'unité et de la persistance dans l'être qui est un combat perdu d'avance pourtant. Toute vie a quelque chose de tragique qui la dépasse et s'élance au-delà d'elle-même. Ce n'est pas un long fleuve tranquille, non, mais bien une lutte incessante et c'est plutôt le poing levé que nous pouvons défier l'univers tout entier, vie volée à la mort qui nous ronge, durée sauvée du néant et que nous aurons fait nôtre pour l'éternité malgré tout ce qui nous renie.
Est-ce à dire que nous pourrions faire un avec la nature en tant que nature vivante et monde des finalités ? On peut certes voir une certaine unité entre le prédateur et sa proie mais elle n'est pas sans une hostilité originelle ! Bien sûr que nous sommes vivants, pas seulement matière, et solidaires des autres vivants, dépendants de toute la biosphère, de ses cycles nutritifs et climatiques, de toutes sortes d'équilibres, de circuits, de flux de matières et d'énergie contrôlées par des flux d'informations. Nous pouvons éprouver légitimement le sentiment d'appartenir à la grande chaîne de la vie. Pourtant tout ce qui nous relie à l'ensemble du monde vivant n'empêche pas qu'il y a plus encore qui nous y oppose (comme le sujet à l'objet) à la fois d'y apporter la dévastation et d'en devenir responsables. Ce n'est pas parce que nous devons prendre soin du monde qu'il n'y a pas une séparation radicale entre nature et culture (unis en tant que séparés). L'évolution de la vie se fait contre la dégradation physique et l'aventure de la vie ne se confond donc pas avec l'aventure de l'univers pas plus que notre destin ne se confond avec le destin de l'animal ni avec une introuvable harmonie originaire.
La vie humaine n'est pas une vie animale, ce n'est même pas une vie sociale, c'est une vie culturelle et politique, désir de reconnaissance, désir jaloux et besoin d'amour plutôt que satisfaction des instincts et tyrannie des plaisirs, sujet du langage et de l'énonciation, fascination du récit et des mythes, monde symbolique qui a autant d'existence que le monde vivant, s'incarnant dans des institutions, des livres et des réseaux numériques désormais. La raison ou la folie auxquelles le langage donne accès sont de l'ordre du surmoi, du cerveau inhibiteur, de la maîtrise des instincts animaux par une réflexion supérieure rationalisante et formée par un long apprentissage où se récapitule toute l'histoire humaine. L'homme s'arrache à l'animalité, il s'en distingue explicitement, le revendique, question de dignité. La vie est déjà régie par l'information et la mémoire mais le langage introduit une nouvelle rupture par une sorte de radicalisation. En améliorant simplement la transmission de l'information et sa mémoire cumulative, il multiplie les signes et donne vie au monde de l'esprit. Le monde des discours impose son existence bien qu'il soit en dehors du monde de la vie jusqu'à en perturber les équilibres vitaux. Il est remarquable que cette domination technique sur le monde trouve son origine dans la matérialisation de la pensée et du savoir dans un langage. Si le langage nous donne un nom, une place, une identité et nous relie, il nous divise tout autant entre sujet de l'énoncé et sujet de l'énonciation. Là encore, un se divise en deux.
Sommes nous unis au moins à tous les hommes comme l'humanisme nous l'enseigne ? Tous ? Non, sinon de façon abstraite car la réalité est celle des luttes qui nous opposent sans répit entre gauche et droite, dominants et dominés sinon entre homme et femme qui se déchirent. Le diable continue le travail du négatif introduisant la division partout. Il y a une solidarité réelle entre nous, qui ne dépend pas de ce qu'on en pense, mais il y a aussi des divisions profondes entre classes, sexes, religions ou localités, divisions qui ne peuvent être refoulées sans dommage même si elles peuvent être dépassées ponctuellement. Pire, il n'y a pas du tout d'unité substantive avec le collectif tout au plus identification au leader car, la plupart du temps, c'est l'ennemi ou le concurrent qui fait le collectif de l'extérieur et non une identité partagée, une essence individuelle ni une reconnaissance mutuelle supposée, ni même les liens d'amitiés qui en découlent. Le collectif peut certes se constituer idéalement sur un objectif à atteindre, en faisant équipe, mais les tensions intérieures ne peuvent être gommées que par des tensions extérieures. S'il est absolument crucial de reconnaître l'importance du collectif, cela ne doit pas gommer ce que l'individu peut avoir d'irréductible au collectif et s'aveugler par l'enthousiasme excessif de tout groupe en fusion. Il faut bien se rassembler pour renverser l'ordre ancien, mais pas pour retrouver une prétendue unité originelle indiscutable ni des liens idéaux, et d'autres configurations peuvent justifier d'autres alliances où les amis d'hier deviennent les adversaires de demain. C'est inévitable dès lors qu'il n'y a pas de nature humaine ni de vérité donnée et qu'on doit se décider en l'absence d'informations suffisantes et en fonction de rapports de force politiques.
Il faut occuper ce lieu non de l'union de tous mais de la division, de l'expression du négatif, des contradictions effectives, de la transformation du monde et de la lutte contre ses injustices qui suffit à nous mobiliser. On a raison de se révolter mais il ne suffit pas de se révolter pour avoir raison et passer d'une erreur à l'autre. Comme dit Pascal (IV.2.148) : "l'erreur n'est pas le contraire de la vérité. Elle est l'oubli de la vérité contraire". Notre réalité est bien celle d'un matérialisme spirituel, dialectique. Il faut tenir compte de ses deux faces, tenir compte de la contradiction entre individu et collectif : non pas l'Etat ou le marché mais l'Etat et le marché, la démocratie et le mouvement social. Le sujet c'est toujours le perturbateur, qui se pose en s'opposant, l'exception à la règle.
Le démon de la division donne malgré tout une partie de la réponse sur ce qu'il faut faire, à l'opposé des constructions utopiques forcément totalitaires de par leur caractère unilatéral et uniformisant. Le préalable, en effet, c'est de reconnaître la pluralité des systèmes, ce que Jacques Robin appelait une économie plurielle et qui a toujours existé, au moins sous forme d'économie mixte. Cela veut dire pratiquement qu'il ne faut pas tant viser la fin du capitalisme globalisé que l'empêcher de monopoliser la place et commencer à organiser sa sortie en construisant des alternatives locales, en ouvrant le champ des possible, dans la pluralité des valeurs, des rôles sociaux et des modes de vie, à l'opposé d'un homme nouveau normalisé et bien plus que ce que peut permettre le libéralisme. Voilà qui implique une toute autre stratégie de réseaux et d'action collective sans avoir besoin de centralité mais avec des collectifs locaux (des coopératives et des monnaies locales) reliés par des circuits alternatifs.
Bien sûr, il faut mettre une limite au démon de la division et à notre dispersion infinie en reconnaissant la nécessité d'organisations collectives du fait de l'existence de systèmes dont nous dépendons, de totalités effectives, de circuits d'énergie, de matière et d'informations qui les contrôlent, de contraintes systémiques enfin, ce qui n'est pas en faire des systèmes totalitaires dès lors qu'il y en a plusieurs et qu'ils disposent d'une autonomie relative et de leur fonctionnement propre. L'unification paranoïaque de tous les systèmes dans un mégasystème est une absurdité, une vue de l'esprit, une pure abstraction aussi impossible que l'ensemble de tous les ensembles ou même qu'un capitalisme monopolistique sans concurrence ni divisions internes ! Ce n'est pas non plus parce qu'ils sont intégrés dans le même corps qu'on pourrait identifier système sanguin, système immunitaire et système nerveux qui sont bien différenciés. Ce n'est en rien un effet imaginaire de les distinguer alors que les confondre serait nier l'organisation qui les fait converger dans l'action commune. De même, les niveaux de réalité sont bien réels, tout comme les effets de surface. La peau sépare réellement comme toute membrane. Il n'y a pas un seul bloc unifié et indifférencié, mais différentes totalités d'individus et d'organisations avec des degrés variables d'autonomie et des ruptures de causalité.
Dans ce monde divisé, pouvons-nous encore nous imaginer participer à l'aventure humaine, nous réclamer de l'histoire collective et d'un avenir commun ? D'une certaine façon, si l'on peut dire, mais seulement en se référant à une "tradition révolutionnaire" contradictoire dans les termes car il ne s'agit pas tant d'aller dans le sens de l'histoire, pour cela nul besoin de nous, que de résister à chaque fois aux dérives de notre temps et refuser l'inacceptable, corriger ses erreurs, donner sens au non-sens du monde, témoigner de notre inadéquation à l'universel et de la dysharmonie de l'existence, de l'échec de la communication, de l'absence de dialogue. La vraie vie est absente en dehors des mirages de l'amour qui se termine mal, en général. Il n'y a pas de fin de l'aliénation ni de fin de l'histoire, seulement des problèmes à régler, des torts à redresser, des équilibres à rétablir, des opportunités à saisir, des catastrophes à éviter. Ce parti du négatif qui est celui de l'écologie et de la raison est bien plus constructif que le parti du positif et de l'utopie ne reculant devant aucune destruction pour forcer la réalité à se conformer à ses rêves cauchemardesques.
Bien sûr, on a besoin de finalités collectives, d'espérance et de l'expression de notre solidarité, mais il ne faut jamais en faire trop, la déception n'en serait que plus grande. Il vaut mieux revenir à nos divisions bien réelles, au quotidien et au local, à la réappropriation de leurs pratiques par les acteurs eux-mêmes, partir de ce qui ne marche pas. Il y a déjà fort à faire à créer des possibilités nouvelles, donner des alternatives là où il n'y en avait pas, sans devoir promettre une humanité métamorphosée ni une société idéale où tous les coeurs s'uniraient alors qu'il faudrait admettre nos dissensus, irréductibles, et nos propres limites, irréparables. Tout n'est pas négociable, il y a de l'incompatible, des différences radicales, on ne peut s'allier avec n'importe qui, dans n'importe quelles circonstances. C'est avec tous ces gens différents qu'il faut bien faire société pourtant mais il n'y a pas que l'Un, il y a l'Autre aussi.
Un parti se prouve comme le parti vainqueur seulement parce qu'il se scinde à son tour en deux partis. En effet, il montre par là qu'il possède en lui-même le principe qu'il combattait auparavant et a supprimé l'unilatéralité avec laquelle il entrait d'abord en scène. L'intérêt qui se morcelait en premier lieu entre lui et l'autre s'adresse maintenant entièrement à lui, et oublie l'autre, puisque cet intérêt trouve en lui seul l'opposition qui l'absorbait. Cependant en même temps l'opposition a été élevée dans l'élément supérieur victorieux et s'y représente sous une forme clarifiée. De cette façon, le schisme naissant dans un parti qui semble une infortune manifeste plutôt sa fortune. (Hegel, Phénoménologie de l'Esprit).