Puissance de la faiblesse

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Selon toutes apparences, rien de plus faibles que les analyses et propositions du GRIT. Rien qui tienne vraiment le coup ni qui puisse exalter les foules, rien qui puisse susciter les mobilisations, encore moins satisfaire les esprits métaphysiques qui prennent tout cela de très haut. On peut dire que ce qui nous caractérise, c'est une "pensée faible", pensée à bas bruit, mais cette faiblesse pourrait bien faire sa force, finalement...

Ce n'est pas une "pensée faible" au sens nihiliste de Gianni Vattimo. La pensée de la complexité et de l'autonomie ne renonce pas à la vérité, ni à la solidarité, ni à vouloir aider à naître un monde meilleur et sortir de la démesure. C'est une pensée rigoureuse et réaliste, dans la plus grande proximité des sciences, mais discrète, prudente, hypothétique, exploratoire et surtout sans aucun pouvoir apparent ni forces sociales pour la porter. En ce sens, une pensée faible ne peut rêver s'imposer au monde et l'ordonner à sa volonté, elle ne peut s'imposer que par défaut et sur le long terme, en creusant patiemment son sillon.

Sa seule force est dans sa part de vérité et sa supposée pertinence mais une pensée consciente de sa faiblesse doit se résigner au fait que "le faux est un moment du vrai", elle doit savoir attendre que se dissipent les illusions, que les plus forts avouent leur impuissance, que les anciennes idéologies témoignent de leur obsolescence, que les solutions qui paraissaient les plus faciles échouent une à une. C'est le destin prévisible de tous les volontarismes et dogmatismes simplificateurs avec lesquels les nouveaux mouvements d'émancipation devront compter mais qu'il faudra bien arriver à dépasser si on ne veut pas continuer à subir passivement la dégradation de nos conditions de vie. On n'a peut-être pas besoin pour cela de "pensées puissantes" promettant une régénération de l'être avec l'abolition immédiate de la domination, du capitalisme, de la technologie et de l'aliénation au nom de raisons trop logiques, mystiques ou métaphysiques. Il ne manque pas d'idéologues, de fanatiques et de petits maîtres pour répandre la terreur. On peut dire que cette "pensée faible" les attend au tournant pour aider à sortir de l'ornière quand toutes les folies auront été essayées et qu'il ne restera plus qu'à reconnaître la réalité dans ses limitations et ses potentialités, avec son caractère si souvent décevant sans doute mais ses ouvertures aussi, ses occasions qu'il faut savoir saisir, ses opportunités qu'il ne faut pas rater, sans jamais renoncer à la raison : "La voix de la raison est basse mais elle dit toujours la même chose".

Pour ne parler que des principales propositions que j'ai reprises au GRIT (surtout à Jacques Robin et André Gorz), il est assez clair qu'elles ne tiennent pas le coup. Le revenu garanti n'a aucune chance de voir le jour à court terme (même s'il est de plus en plus indispensable), les coopératives municipales semblent vieillottes et ringardes, en décalage complet avec la mondialisation (même si la relocalisation est inévitable et qu'on ne pourra se passer des institutions du travail autonome et du secteur quaternaire), les monnaies locales sont un peu plus réalistes par le miracle de l'existence du Sol qu'on doit en grande partie à Patrick Viveret, mais on ne peut dire que le succès soit au rendez-vous pour l'instant et leur portée reste complètement sous-estimée. On peut se demander comment un philosophe comme André Gorz pouvait soutenir dans "Misères du présent, richesse du possible" ces dispositifs si concrets au point de paraître minuscules et dérisoires. La réponse, bien sûr, c'est que la situation exige ces dispositifs pour renforcer notre autonomie, indépendamment de leur pouvoir de séduction, et qu'il n'y a que des alternatives locales à la globalisation. Ce sont les contraintes écologiques et les nouvelles forces productives qui ont besoin de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles protections sociales sans lesquelles la précarité de l'économie immatérielle devient invivable. Les raisons sont objectives mais elles se transforment difficilement en revendications subjectives dans la confusion entre contraintes objectives et ce qui relève de l'idéologie ou des valeurs (confusion nourrissant toutes sortes de théories du complot, des fausses apparences et des manipulations mentales sous des airs de critiques métaphysiques).

C'est sans doute la raison de la promotion d'une prétendue "transformation personnelle", formulation que pour ma part je récuse, mais je ne peux nier qu'on entraîne difficilement les foules sans promesses de bonheur et qu'il faut bien raconter des histoires pour donner un sujet aux transformations sociales en cours, de même qu'il est indispensable de repenser les liens de l'individu au collectif. Il faut donc certainement en passer par là, même si je déplore que l'échec ne soit pas assez pris en compte : ce n'est que de la déception première qu'on peut espérer un retour au réel... Tout est cependant dans les glissements de sens et la part du négatif ou de l'idéalisation car il faut effectivement penser l'articulation de l'individu et du collectif, ce qui ne veut pas dire pour autant attendre une transformation sociale de nos transformations personnelles ! S'il faut rendre la honte plus honteuse, c'est simplement pour sortir de l'individualisme outrancier et retrouver un discours collectif, la philia qui nous rassemble, revenir à l'action politique solidaire, pas pour entrer dans un discours thérapeutique, moralisateur et normatif, mais le malentendu est sans doute inévitable (on fait de la politique avec les gens tels qu'ils sont), et il est bon de toutes façons que ces rôles soient tenus par des personnes de confiance.

La qualification de "pensée faible" ne s'applique pas seulement aux dispositifs, mais, sans doute, à la pensée du GRIT en général, avec ses références éclectiques et mouvantes. C'est le propre de la transversalité de ne pouvoir aboutir à des certitudes et de produire plutôt des conjectures, des résonances, des savoirs hypothétiques et généralisants exposés aux démentis de spécialistes en tous genres. Il faut dire aussi qu'essayer de penser la complexité est peu compatible avec le simplisme exigé par l'action politique et les communications de masse. Ce n'est pas non plus sans dangers quand on voit la récupération de la complexité par le néolibéralisme de Hayek, ce qui n'est pas une raison pour lui laisser l'exclusivité d'une pensée qui se mesure aux phénomènes complexes réellement existants. Plutôt qu'une "pensée molle", cependant, on devrait la qualifier de pensée souple et réactive. Par rapport aux grands intellectuels qui procurent des frissons spéculatifs, on peut trouver que ses concepts sont flous et manquent de consistance, voire d'audace. C'est ce que j'ai pu penser moi-même de loin avant de comprendre mieux qu'ils sont ancrés dans le réel au contraire de trop belles déductions logiques qui croient pouvoir traiter avec dédain notre réalité la plus quotidienne. Cette modestie d'approche, qu'on peut qualifier d'humaniste dans un sens assez proche de celui de la Renaissance et d'un Pic de la Mirandole ("La dignité de l'homme"), ne constitue pas un si mauvais guide dans l'action pour rester du côté de la raison, même en pleine révolution anthropologique.

Si l'enjeu de notre moment historique c'est bien de continuer l'émancipation humaine en abandonnant les anciennes illusions pour ne pas reproduire les échecs passés sans abandonner pour autant le combat pour notre humanisation, le GRIT est d'autant mieux placé qu'il est l'un des seuls lieux où les nouvelles technologies et les mutations en cours ne sont pas diabolisées vainement ni enjolivées un peu bêtement, mais prises en compte sérieusement dans leur capacité de configuration du monde, tout en tentant d'en évaluer les risques et les nuisances. Position rare, "au service du renouveau de la pensée moderne, et en mesure de contribuer à la construction d’un monde plus humain, plus éthique, et plus solidaire". Rêverie ? Sans doute moins que les rêves de bien des révolutionnaires un peu trop romantiques qui croient se battre contre l'esprit du mal.

Au niveau de l'organisation elle-même, on peut dire que c'est pareillement une "organisation molle", formée de liens faibles entre personnalités disparates, qui ne sont pas liés par l'intérêt ni par la carrière, et, semblable en cela aux familles éclatées comme aux réseaux d'internautes, avec une difficulté d'exister qui est bien celle de notre temps mais qui est trop souvent fatale, hélas. Beaucoup de réseaux se défont, les liens se distendent, des organisations disparaissent. Qu'importe ? Malgré sa discrétion, on ne peut dire que le GRIT n'ait pas malgré tout une certaine audience, occupant une place très originale aussi bien sur le plan politique qu'intellectuel (ce qu'avait manifesté sa place de fondateur d'ATTAC), sorte de passerelle entre plusieurs mondes, simple point de passage peut-être, mais ce n'est pas rien...

Peu de gens ont insisté autant que Jacques Robin et le GRIT sur la rupture introduite par le passage de l'ère de l'énergie à l'ère de l'information, sans tomber pour autant dans un quelconque délire millénariste mais en soulignant son caractère de crise systémique avec ses répercussions culturelles, politiques, économiques et sociales. Alors que certains remettent en cause le concept de complexité comme si ce n'était pas une réalité, que d'autres s'imaginent qu'il suffirait de condamner les nouvelles technologies et de revenir en arrière, que la plupart sont persuadés qu'on ne pourra plus sortir de l'économisme triomphant et que l'écologie ne transformera pas fondamentalement l'économie, sans compter tous ceux qui ne voient pas que l'autonomie est une construction sociale, il faut redire pour finir, ce que sont les orientations principales des réflexions et de l'action du GRIT :

  1. La complexité et l’information, et les moyens d’agir dans ce nouveau contexte dans le respect des personnes, des valeurs démocratiques, et de l’environnement
  2. L’incidence de la présence croissante des technologies de l’information, des biotechnologies et des écotechnologies sur l’organisation de nos sociétés et sur l’évolution des valeurs citoyennes
  3. Le lien entre « écologie » et « économie » et l’étude des alternatives à l’économisme dominant
  4. Le rapport entre « autonomie individuelle » et « lien social » et les modalités d’insertion des personnes dans la société et les collectifs
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