Rater sa vie

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Qui ne voudrait réussir sa vie ? C'est l'injonction répétée partout, des parents à la publicité. Les bibliothèques sont pleines d'ouvrages et de conseils pour y parvenir. Et pourtant, cela fait partie des fausses évidences qui n'ont aucun sens (tout comme la recherche du bonheur) ou bien dont le sens est d'une indigence extrême, que ce soit le conformisme social de la reproduction familiale, de la réussite financière ou professionnelle, voire d'une petite célébrité ou d'une position dominante tout aussi éphémères. On a beau se rengorger de ces futilités et d'avoir effectivement réussi quelque chose, comme dit Pascal : "le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais".

Que serait effectivement une vie réussie comme si elle avait atteint sa destination, achevé sa mission ? Il ne suffit pas de rester dans les mémoires, d'être encensé par ses proches ni de susciter des regrets éternels. Même si quelqu'un universellement célèbre comme Jean-Paul Sartre semble bien pouvoir légitimement juger dans son dernier interview avoir réussi sa vie, cela n'a pas empêché que j'en avais pourtant éprouvé un malaise. N'avait-il pas, en effet, raté l'essentiel de ce qu'il poursuivait, cette utopie communiste supposée nous rendre transparents les uns aux autres et qui l'avait mené tant de fois à se tromper avec toute sa bonne conscience (au lieu d'avoir raison avec Aron). Simone de Beauvoir a été plus authentique dans l'aveu final de "La force des choses" mesurant avec stupeur à quel point elle avait été flouée par une histoire suivant une toute autre voie que celle espérée après la libération et la décolonisation, sans parler du communisme réellement existant qui finira par s'écrouler.

L'existentialisme avait voulu nous persuader qu'on pouvait choisir sa vie et réaliser notre projet fondamental mais quand est venue le temps de la retraite, il m'a bien fallu mesurer l'étendue de mon échec, échec qui était d'ailleurs celui de toute une génération et de nos illusions perdues (dream is over). Si je ne considère pas mon travail critique sans mérites, s'attaquant à tant de fausses croyances et mettant à disposition de tous les avancées les plus récentes des sciences, il me faut bien reconnaître après tant d'années l'échec total au moins politique (si ce n'est personnel), n'ayant servi presque à rien dans une transition écologique trop tardive, ayant dû abandonner la perspective révolutionnaire puis alternative. Je n'ai sans doute pas à rougir de mon oeuvre, sauf que je ne cherchais pas à faire oeuvre mais à changer le monde !

On n'était certes pas la première des générations a vouloir refaire le monde ou le conquérir et confrontées ensuite à ces aspirations déçues. La génération 68 à laquelle j'appartiens, des baby boomers et de la massification étudiante, ne fait pas exception, si fière d'elle-même pourtant alors qu'elle a profité de tout : de la modernisation, des meilleures protections sociales mais aussi de la destruction de la nature, sans en subir encore les conséquences, notamment climatiques (ok boomer). On se jugeait moralement et intellectuellement très supérieurs à la génération de nos parents et de la guerre, avant qu'on ne découvre l'étendue de notre propre connerie. Quelle aurait pu être, en effet, la réussite politique de notre génération sinon l'impossible utopie réalisée ? A la place on n'a eu que la dictature de "démocraties populaires" qui ne résisteront pas à des élections libres ni à la mondialisation marchande.

Sans doute, bien des héros de la vie quotidienne et du dévouement, hommes ou femmes d'exception, peuvent être considérés comme ayant eu quand même des vies réussies d'un point de vue moral, méritant notre admiration ou notre gratitude, sauf que cette réussite est à la fois assez rare et toute relative, étant peu de chose en fin de compte au regard de l'état du monde et du prix à payer qui a souvent rendu cette réussite amère. La règle commune reste de rater plus ou moins tragiquement sa vie et sa si souvent triste fin. C'est en tout cas une blague de prétendre que "pour réussir sa vie, un homme doit faire un enfant, écrire un livre et planter un arbre", ce qui n'est pas gentil pour ceux qui ne le font pas et ne signifie rien d'autre que d'assurer un héritage, une transmission, une continuité, un avenir qui ne s'arrête pas avec notre pauvre existence limitée, incomplète, erratique. En fait, pour la plupart des gens, la réussite aura été simplement de réussir à vivre, ce qui n'est pas si facile en effet.

D'ailleurs, si on pouvait vraiment réussir sa vie, il faudrait en faire un droit pour tous, droit de réussir, droit au bonheur et à l'amour impossible à tenir ! Pire, même une vie impeccablement morale ne peut se flatter de sa réussite sans réduire son mérite. Hegel avait bien vu le piège d'un dévouement admirable qui finit par réclamer son dû, la reconnaissance de son sacrifice, et demander des comptes. La conscience noble (prête au sacrifice et à la vertu), une fois satisfaite de son abnégation, tomberait ainsi dans la revendication de la conscience vile comme victime intéressée - j'ai vu ça chez de vieux militants écologistes en mal de reconnaissance. Il ne suffit pas non plus d'avoir eu raison avant les autres, pour autant qu'on puisse en être certain et que la suite ne le démente pas, avance plus ou moins vite rattrapée sinon.

Tout ceci pour dire qu'on devrait donc reprendre le conseil de ne pas réussir leur vie que donnait à ses enfants le si attachant géographe anarchiste Elisée Reclus (selon Hugues Aufray qui est lié à sa famille par sa femme). S'imaginer la réussir, serait en effet se monter du col et prétendre qu'on ne pourrait faire mieux, décollant de la réalité. Il faut laisser cette prétention aux prétentieux narcissiques, aux winners, aux crétins. Bien sûr, ne pas viser la satisfaction finale d'une vie dont la fin est rarement enviable, ne signifie pas faire n'importe quoi, ne pas avoir d'idéal ou de modèle, ne pas essayer d'être le meilleur possible. Cela permet du moins ne pas s'encombrer de faux-semblants, ne pas se mentir sur nos remords, nos fautes, nos ratés et ne pas se croire supérieur aux autres mais restituer à l'existence sa part d'expérience, d'aventure, d'errance, d'égarements, loin d'un plan de carrière, d'un roman ou d'un film parfait - vie projetée, déjà vécue.

Ne plus viser à réussir sa vie délivrerait ainsi d'un fardeau intenable pour simplement s'occuper de réussir ce qu'on fait et du devoir moral de le faire dignement, de même que ne plus poursuivre un bonheur impossible ne rend pas plus malheureux pour cela, au contraire, mais ramène aux petits bonheurs aussi bien qu'aux grands malheurs de notre existence. Il faut le redire, contester cet idéal du maître n'est pas se délivrer de nos idéaux pour autant mais revenir à ce qui avait fait le succès du christianisme auprès des intellectuels romains sensibles à la vanité de l'idéal de maîtrise absolue du stoïcisme. Au lieu de ce portrait de soi en majesté que Nietzsche voudra ressusciter sous les traits du surhomme, ce qui les séduira, c'est bien la reconnaissance de nos trop réelles imperfections et la culpabilité originaire de ne pouvoir s'égaler à cette loi morale inflexible, faisant de nous de pauvres pêcheurs (bien plus que de voir en nous l'image de Dieu).

Cette nouvelle humilité, ou simple honnêteté, nous empêche de prendre les autres de haut en s'identifiant au Maître, mais nous sort de notre superbe solitude, et de notre petite vie, en retrouvant la communauté humaine et nous ouvrant à la fraternité des losers, des damnés de la terre, au grand pardon de nos semblables, passant de la loi qui me rend coupable (Paul) non pas à l'amour (il ne faut pas en faire trop) mais plutôt à la sympathie, la compassion avec les autres. Cela ne suffit sans doute pas à nous consoler de nos échecs ni à positiver la douleur du négatif mais nous engage du moins à nous serrer les coudes et tenter de soutenir nos compagnons d'infortune au milieu du désastre, faisant autant que possible contre mauvaise fortune bon coeur...

Il ne s'agit pas de religion, de commandement divin, comme on a pu le croire, mais de notre condition humaine, et, pour finir, cette citation d'Alain réduisant la conscience à la culpabilité (ce qui semblera légitimement un peu exagéré), permettra malgré tout d'illustrer ce principe d'insuffisance et d'incomplétude constitutif qui empêche de rejoindre ses idéaux sans qu'on puisse se passer d'eux ni s'en faire une raison, nous condamnant ainsi au ratage, structurellement, ontologiquement et moralement, jusqu'à notre dernier souffle, notre dernier éclair de conscience.

Sans la haute idée d'une mission de l'homme et sans le devoir de se redresser d'après un modèle, l'homme n'aurait pas plus de conscience que le chien ou la mouche.
Alain, Histoire de mes pensées, p77

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7 réflexions au sujet de “Rater sa vie”

    • Non, on ne fait pas que subir puisque nous agissons car, s'il n'y a pas de liberté arbitraire, il y a bien une liberté vécue, des choix à faire (entre plusieurs déterminations), des fins qu'on se donne... et des livres qui voudraient nous faire croire qu'on peut réussir sa vie, participant à une pression sociale.

      • Chacun a sa vision, c'est normal sur ce genre de concept.
        Pour moi, ce n’est pas parce qu’un sujet agit ou se donne des fins qu’il est libre de le faire. J’ai l’impression que dans les mots « une liberté vécue » se cache l’illusion que l’on a parfois de la liberté de notre être.

        Je ne suis pas philosophe et mon passé d’ingénieur n’arrive pas à imaginer sur quoi notre « liberté » pourrait s’appuyer. Il me semble normal qu’un croyant s’appuyant sur ses déités ou son âme immatérielle puisse parler de sa liberté et croire en disposer. Pour un athée cela me semble difficile, pourtant, beaucoup d’athées croient en leur liberté. N’est ce pas étrange ? On peut se cacher derrière nos difficultés à tout prévoir et se dire qu’il reste des espaces de liberté, mais j’ai l’impression que c’est juste se voiler la face avec notre ignorance.

        Tout cela est peut être résumé dans le concept de liberté arbitraire que vous citez, mais comme je ne suis pas certain du sens que vous lui donnez je ne sais quoi penser.

        • Que la liberté absolue religieuse soit délirante n'empêche pas qu'un animal en cage sait très bien ce que signifie la liberté et qu'un déterminisme absolu ne nous laissant aucun choix est aussi délirant.

          On pourrait assimiler la liberté à une autonomie de calcul à condition d'y introduire l'identité sociale et la responsabilité envers les autres, autonomie qui ne mérite cependant le nom de liberté qu'à comporter un voile d'ignorance et un risque d'erreur sur la suite, n'étant pas la bête application d'un calcul. S'il y a 2 portes, on est libre de choisir l'une ou l'autre si on ne sait pas où elles mènent, liberté qui disparaît quand on sait d'avance laquelle il faut prendre.

          La plupart du temps nos actes sont automatiques, prévisibles, mais il y a parfois des choix difficiles, qu'on peut dire libres bien que n'échappant évidemment pas à toute détermination. On tient à cette liberté (notamment d'expression quand il y a conflit de vérités idéologiques ou religieuses) contre tous les pouvoirs qui la contraignent.

          La question est bien cognitive, le problème étant qu'on se trompe et qu'on échoue, qu'il faut rendre compte de nos choix, ce qui fait que la question de réussir sa vie peut se poser même si cela n'a pas plus de sens qu'une liberté absolue ou un bonheur absolu car on est dans le relatif.

          • Bon, nous ne pensons pas de la même façon.

            Sur quoi se baser, en dehors d’une intime conviction, pour affirmer, de but en blanc, que la liberté religieuse absolue ou le déterminisme absolu sont délirants ?

            La relativité pour la liberté permet de discourir, comme pour de nombreux concepts, mais c’est un peu cacher le problème sous le tapis. Quand à la réussite de sa vie tant d’échelles de mesures existent comme vous l’avez mentionné que l’on peut la réussir et la rater en même temps dans une vision relative des choses.

            Pour les croyants dans un déterminisme fort, parler de la réussite de la vie n'en prend pas plus de sens. La vie se subit même si elle est agrémentée d’une illusion de liberté.

            Bonne soirée.

  1. Qu'est-ce qu'une vie réussie, si ce n'est d'en avoir compris le sens...?

    Un homme, né il y a 2000 ans, prénommé Joshua, a donné des réponses très pertinentes... "je suis la vérité, le chemin, la vie."

    CQFD

  2. pour rater il faut viser quelque chose. Pour viser il faut savoir viser, pour savoir viser il faut apprendre à viser; pour apprendre à viser il faut des conditions. Ces conditions contiennent le fait de ne pas subir. subir c'est viser à coup sûr un ratage. si je vise un ratage et que j'atteins ma cible j'ai réussi la tragédie de ma vie. Rater sa vie c'est passer à côté de la liberté de rater.

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