L’existence éthique de l’être parlant

Temps de lecture : 8 minutes

Après ses conceptions religieuses, voilà que notre époque historique va jusqu'à remettre en cause l'identité humaine elle-même, confrontée aussi bien à l'intelligence artificielle et aux robots qu'au transhumanisme mais aussi au décodage du cerveau et au cognitivisme qui paraissent nous réduire à de simples calculs, à des machines qui pourraient bientôt nous remplacer. En fait, on aurait pu s'inquiéter depuis longtemps de cet effacement de la figure de l'Homme dont parlait Foucault, depuis les premiers ordinateurs au moins, sinon depuis George Boole énonçant "Les lois de la pensée" binaire (en 1854, sans remonter jusqu'à Leibniz). Ce n'est pourtant qu'aujourd'hui que notre identité vacille quand l'on prétend, de façon très prématurée, donner une conscience à nos robots ou manipuler notre génome. Que nous reste-t-il donc, dépouillés de tous nos attributs, y compris de notre espèce génétique et réduits à l'animal ? A ce stade, il semble bien que seul nous distingue encore le langage narratif qui n'est pas du tout maîtrisé par l'Intelligence Artificielle jusqu'ici. Il le sera sans doute un jour mais cela suffira-t-il à faire d'une machine notre égal ? On peut en douter.

On a vu, en effet, que notre conscience était fondamentalement une conscience sociale et morale, dévouée au langage narratif et au récit de soi. Ce qui nous spécifie n'est pas tellement nos capacités cognitives mais d'habiter le langage et d'avoir la capacité de dire "Je", de parler en notre nom. En ce sens, on pourrait arguer que nous ne sommes qu'un produit du langage, comme nous le sommes de l'évolution technique, un simple effet qui ne saurait pouvoir causer. La différence avec ce point de vue extérieur, ce qui nous rend signifiants plus que signifiés, c'est l'envers subjectif de ces causalités objectives, ce à quoi on s'identifie ou à qui l'on s'adresse. Ce qu'un parlêtre vise, c'est une intériorité, une subjectivité bavarde, ce qui empêche de nous réduire à une machine ou un objet. Notre "humanité" ne consiste en aucune propriété objective ou biologique, aucune capacité unique ni essence humaine qui nous serait spécifique et précèderait notre existence mais seulement dans notre rapport aux autres par le langage, c'est-à-dire notre responsabilité qui nous constitue comme interlocuteur, comme un homme de parole. Ce devoir-être qu'on peut appeler le sentiment moral dans un sens élargi au social, voire au commérage, est tout ce qui nous distingue des bêtes comme des robots avec lesquels il restera donc une différence fondamentale sans doute. Mais, cette différence ontologique relève entièrement de l'éthique de l'être parlant, c'est-à-dire de la responsabilité de ses paroles et de ses actes passés, d'une continuité de notre être. Au contraire des machines, nous pouvons ressentir honte et culpabilité sans lesquels aucune parole n'est possible (en dehors de l'impératif). De sorte que, sans aller jusqu'à l'extrémisme intenable de Lévinas, on doit effectivement faire de l'éthique la philosophie première, fondement de notre identité, de notre "humanité", se confondant avec notre ontologie existentielle et la question de notre liberté (morale).

Le stade actuel des sciences et techniques mène à réévaluer ce qui constitue notre seule spécificité apparente, qu'on pourrait partager par contre avec d'hypothétiques extraterrestres, c'est-à-dire le langage narratif, la capacité de raconter des histoires, de parler de ce qu'on ne voit pas, ce qui permet en premier lieu de donner existence à un monde commun mais aussi à de pures fictions. Cela ne permet pas seulement de donner existence à des concepts abstraits comme celui de Dieu mais aussi à ceux d'espèce, de race ou de nation qu'on personnifie indûment et dont on s'inquiète gravement de la disparition prochaine ! Cependant, s'il y a des fictions trompeuses, comme celle de l'Homme et d'une essence immuable, il y a aussi des fictions effectives comme le Droit, l'Etat, la monnaie, les entreprises, etc. Le monde réel ne disparaît pas sous la fiction qui lui donne sens, et c'est toujours le réel matériel qui a le dernier mot, mais la fiction morale n'est pas illusoire pour autant et pèse de tout son poids, jusqu'à risquer sa vie parfois.

Critiquer les fausses croyances n'est pas faire table rase et tomber dans un vide sidéral où plus rien n'est vrai et tout se vaut, mais revenir au sol des urgences du moment, de l'état du monde où nous sommes engagés et de nos responsabilités collectives. Nous sommes toujours déjà en situation et ce qui nous constitue, ce sont nos rapports sociaux, nos engagements, notre responsabilité envers les autres tout autant que notre responsabilité collective. Tout cela ne se limite pas du tout au cerveau, qui est d'ailleurs l'organe de l'extériorité. De même, reconnaître que nous ne faisons que subir une évolution technique et cognitive qui ne dépend pas de nous, ne nous dédouane pas de notre responsabilité envers l'avenir comme si nous ne vivions pas réellement dans ce monde commun que nos récits amènent à l'existence.

Il y aurait donc une éthique du parlêtre, un devoir-être et le manque de ce qui n'est pas là, une projection dans l'avenir du pour-soi, sujet de l'énonciation qui se la raconte, mais surtout une éthique de responsabilité et de vérité (qui peut mentir) qu'on imagine difficilement dans un robot sans qu'on puisse dire que ce serait complètement impossible. Que le langage narratif en soit la condition nécessaire n'implique pas que ce soit suffisant. Il faudrait au moins en comprendre l'importance et toutes les conséquences que cela entraîne dans le rapport aux autres parlêtres. Ainsi, même la réciprocité est récit différé et commune appartenance, plus qu'image en miroir ou relation duelle, ce qui favorise le circuit du don et les coopérations à grande échelle. Ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que la capacité d'être-au-monde, d'habiter un monde commun, que cela suppose, n'est pas de l'ordre de l'image mais d'une continuelle réélaboration d'un récit commun (en concurrence avec d'autres récits communs) et d'un récit de soi narcissique sous le regard des autres. On ne peut y voir un simple parasitage dont on pourrait se passer quand c'est la condition dont découle tout le reste. Ce qu'il faudrait intégrer, c'est cette dimension sociale primitive de l'être parlant (culturelle et politique), d'un désir de désir et d'un être pour les autres qui précèdent toute parole.


Nous en déduisons qu’à l’évidence la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est par nature un animal politique ; si bien que celui qui vit hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé, soit un être surhumain : il est comme celui qu’Homère injurie en ces termes : « sans lignage, sans loi, sans foyer ». Car un tel homme est du même coup naturellement passionné de guerre. Il est comme une pièce isolée au jeu de tric-trac.

C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique, bien plus que n’importe quelle abeille ou n’importe quel animal grégaire. Car, nous le disons souvent, la nature ne fait rien en vain. Et seul parmi les animaux l’homme est doué de parole.

Certes la voix sert à signifier la douleur et le plaisir, et c’est pourquoi on la rencontre chez les autres animaux (car leur nature s’est hissée jusqu’à la faculté de percevoir douleur et plaisir et de se les signifier mutuellement). Mais la parole existe en vue de manifester l’utile et le nuisible, puis aussi, par voie de conséquence, le juste et l’injuste. C’est ce qui fait qu’il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes et les sépare des autres animaux : la perception du bien et du mal, du juste et de l’injuste et autres notions de ce genre ; et avoir de telles notions en commun, voilà ce qui fait une famille et une cité.
Aristote, Politique

2 026 vues

29 réflexions au sujet de “L’existence éthique de l’être parlant”

  1. Ca qui me semble manquer dans cette comparaison humain-IA, c'est l'aspect souffrance de l'humain( maladies chroniques, handicaps, dépressions...) que personne n'envisage pour l'IA sont il suffirait juste de changer des pièces ou logiciels pour résoudre le problème.

    • Il est non seulement facile d'implanter douleur et plaisir dans une IA mais c'est sans doute indispensable (c'est la base de l'apprentissage) et c'est déjà pratiqué. On peut dire que cela n'a rien à voir avec la souffrance humaine, mais la différence réside dans le récit de soi justement. Derrière le sentiment, il faut reconstituer la narration et le rapport aux autres.

      Sinon, des robotes sexuelles sont déjà programmées pour "éprouver" des sentiments et répondre aux avances de façon différenciée mais, si cela peut faire illusion, cela n'en fait pas une personne.

      L'homme réparé est notre avenir et déjà notre présent, ce n'est pas ce qui nous différencierait d'un robot mais le fait de pouvoir être mis en cause dans son être par l'autre et la responsabilité éthique. Il ne s'agit pas seulement de comparer l'humain et l'IA mais de comprendre ce qui pour nous est l'humain, indépendamment des gènes, qui est ce qui nous lie aux autres et à notre monde commun.

      • "L'homme réparé est notre avenir et déjà notre présent"

        Pour le présent, les réparations sont très approximatives. Je suis relativement bien placé pour le constater professionnellement et personnellement, ça relève encore du bricolage très insatisfaisant, comme des béquilles pour une jambe cassée. C'est un peu comme la fusion nucléaire qu'on attend depuis des décennies, tout comme une IA qui va devrait subitement dominer le monde. Faut remettre les pieds sur terre concernant la réalité la réparation de l'homme, on en est très loin, quelques soient les quelques avancées.

        Rien à voir avec la quasi perfection que l'on atteint en changeant une pièce sur une machine mécanique ou/et automatique.

  2. Je recopie le commentaire que j'ai fait pour l'article précédent qui apportait ma réponse à la question : est-ce que l’Intelligence Artificielle des robots pourra accéder à une conscience de type humain ?

    On parle bien de conscience évoluée, c’est-à-dire conscience de Soi, de son identité, de ce que l’on sait, de ce que l’on ignore, de ce qui est nécessaire à faire et le planifier pour arriver à un but que l’on s’est fixé en relation avec le monde qui nous entoure. La conscience morale du bien et du mal. La conscience d’être à la fois autonome et dépendant des autres. La conscience politique qui rend capable d’accepter une privation de liberté individuelle parce que l’harmonie collective est à terme plus bénéfique aussi pour soi, etc…
    La conscience de soi apparait vers 3 ans, et j’ai eu le bonheur d’assister au premier JE de ma petite fille. La conscience s’éveille tout au long de l’apprentissage, la conscience émerge progressivement façonnée par la culture acquise.

    Est-ce que cette conscience évoluée est juste le résultat d’une activité biologique ? A mon avis, et je n’en ai jamais douté, oui, nous sommes juste une machine biologique. Autrefois, il était difficile de se passer de l’âme pour expliquer la complexité de la pensée (et cela reste toujours tentant). Ces 30 dernières années les progrès sur la connaissance du cerveau démontrent son extraordinaire complexité, notamment grâce à l’imagerie médicale. Juste deux chiffres, 200 milliards de neurones sont connectés par un câblage de 100 000 kilomètres qui se reconfigure tout au long de sa vie (épigenèse et plasticité). Antonio Damasio a mis en évidence le rôle essentiel des émotions ressenties dans son corps. Le cerveau est certainement la machine auto-organisée la plus complexe de l’univers, la biologie en est le support. Cette hyper-complexité biologique suffit, à mon avis, à expliquer la complexité de la pensée, notamment la conscience évoluée.

    En IA nous en sommes aux balbutiements, on simule au plus quelques milliers de neurones, en dépensant une énergie de plusieurs milliers de watts alors que le cerveau de 200 milliards de neurones fonctionne avec moins de 20 watts. Nous ne sommes pas dans les mêmes ordres de grandeur. L’IA effectue des opérations complexes et rapides mais pour l’instant le chercheur ne sait pas faire expliquer à l’IA sa décision lorsqu'il lui signale une erreur évidente.

    Je pense que la complexité de la conscience humaine se situe dans sa capacité à verbaliser sa décision, à écouter un avis extérieur, à argumenter sa position, à débattre jusqu’à comprendre son erreur pour corriger son point de vue. Corriger son point de vue exige de posséder un référent culturel modifiable selon des critères eux-mêmes culturels. Il n'y a pas de conscience évoluée sans culture. La complexité des rapports humains et des structures sociales résulte de la complexité de notre cerveau.

    La honte et la culpabilité sont aussi la conséquence d'acquis culturels, ces acquis sont pondérés par notre expérience subjective et nos marqueurs somatiques. Les sentiments de ce type n'existent qu'au travers du corps qui les traduit sous forme de douleur ou de bien être suivant le cas.
    Tout est modélisation dans le cerveau, il existe aussi dans le cerveau des mécanismes de compétition pour créer des modèles de correction afin d'atténuer un effet indésirable, le déni est un exemple. Bref, tout pourrait être modélisé avec une IA disposant d'un puissant calculateur doté d'une gigantesque mémoire.

    Si le robot ne dispose pas d’une conscience, il restera un automate, puissant, rapide, utile, éventuellement dangereux, mais un automate esclave de l’humain qui maîtrise son code.

    En conclusion,

    Même si la conscience humaine résulte d’une activité biophysique purement matérielle et cela ne fait plus aucun doute, le développement d’une conscience de ce type dans un robot basé sur nos calculateurs actuels se heurte à un mur de complexité et énergétique infranchissable de plusieurs ordres de grandeur.

    A la question : est-ce que l’Intelligence Artificielle des robots pourra accéder à une conscience de type humain ? Ma réponse est non mais c'est un bon sujet de science-fiction.

    Voir http://www.tekamat.com/la-conscience/#more-123

      • Un coup de marteau sur le doigt provoque une excitation captée au niveau du corps et transmise au cerveau. Cette excitation est traduite par le cerveau en douleur de telle manière à ce qu'une action automatique ou volontaire supprime la source de l'excitation, on lâche le marteau.

        Certains amputés d'un membre perçoivent une douleur au niveau d'un membre qu'ils n'ont plus.
        La morphine supprime la douleur en bloquant dans le cerveau le mécanisme de traduction de la douleur.
        Tout cela pour démontrer que toutes nos perceptions sont des constructions de modèles mentaux bio-physiques.

        On peut imaginer qu'un robot, "conscient" que sa batterie est presque totalement déchargée, perçoive cela comme une douleur qui le forcera à rechercher prioritairement une prise électrique pour s'y brancher. Ce robot serait en quelque sorte "torturé par la faim".

        C'est l'implémentation du niveau de complexité des interactions de millions de modèles mentaux, construits par les acquis culturels, qui est vraiment hors de portée dans nos calculateurs binaires actuels.

    • Non, la conscience humaine n'est pas biologique, elle n'est pas dans le cerveau qui en est le support mais elle est sociale. Le langage, la culture sont extérieurs au cerveau tout comme la raison et la science ne nous sont pas spécifiques. On peut être assuré que la science d'extraterrestres évolués, parlant, ne serait pas différente de la nôtre. C'est cette extériorité qui rend possible qu'un robot se l'approprie alors que son implication éthique inséparable de son histoire le rend improbable (et pas une question d'énergie) mais on n'est qu'au début d'une réflexion qui jusqu'ici en est resté au hardware biologique.

      • Là vous parlez de conscience collective comme d'une supra conscience comme de l'intelligence collective.

        Mais, à mon avis, la conscience humaine individuelle est bien une réalité biophysique. Elle est influencée, façonnée par le monde extérieur, mais chacun peut agir sur sa propre conscience, la reconfigurer volontairement ou se laisser porter passivement.

        Il est toujours dérangeant, intellectuellement inacceptable, de s'avouer que l'on est qu'une machine biologique mortelle.

        • Non, ce n'est pas vraiment une conscience collective mais une conscience individuelle qui a un nom et se nourrit du collectif ou plutôt de la culture, du langage, de l'idéologie. La conscience de notre position sociale n'est pas une conscience intérieure, notre personnalité est sociale que notre cerveau biologique et notre conscience animale ne font que percevoir (conscience absorbée par le social, parasitée par la langue et qui seulement en tant que telle est humaine, c'est à dire morale).

          Que le corps soit mortel n'empêche pas qu'il fait partie de groupes ou d'institutions qui lui donnent sens et lui survivent. Nous ne sommes pas des enfants sauvages, c'est là l'erreur du biologisme. De même que la vie a créé sur la physique et contre elle (entropie) une autre réalité, biologique, de même sur le biologique la langage a créé une autre réalité "fictionnelle" mais effective, qui se détache des corps qui n'en sont que des éléments, des supports, comme le cerveau est le support de la perception. C'est effectivement ce qui a pu donner l'illusion de l'immortalité (Aristote déjà disait que l'âme ne survivait pas au corps et que la seule immortalité pensable était celle de l'intellect, de la science).

          Pour reconfigurer notre conscience, il faudrait en être le maître alors que c'est l'extériorité qui la reconfigure, qu'on ne peut dépasser son temps, qu'on ne fait qu'en exprimer les préjugés, les paradigmes, les normes, etc.

          • La conscience de notre position sociale n'est pas une conscience intérieure, notre personnalité est sociale que notre cerveau biologique et notre conscience animale ne font que percevoir (conscience absorbée par le social, parasitée par la langue et qui seulement en tant que telle est humaine, c'est à dire morale).

            J'avoue ne pas bien comprendre ce paragraphe.

            De même que la vie a créé sur la physique et contre elle (entropie) une autre réalité, biologique, de même sur le biologique la langage a créé une autre réalité "fictionnelle" mais effective, qui se détache des corps qui n'en sont que des éléments, des supports, comme le cerveau est le support de la perception.

            Oui l'évolution montre une augmentation de la complexité, les hommes en font partie, les organisations sociales représentent une strate supérieure. Cela dit je ne vois pas en quoi cela serait en contradiction avec le fait que la conscience humaine est juste biologique.

            Pour reconfigurer notre conscience, il faudrait en être le maître alors que c'est l'extériorité qui la reconfigure, qu'on ne peut dépasser son temps, qu'on ne fait qu'en exprimer les préjugés, les paradigmes, les normes, etc.

            Le cerveau humain possède un mécanisme de réflexivité qui permet de réfléchir volontairement sur ses propres idées, avoir conscience de sa conscience, pouvoir émettre une opinion sur Soi et ses opinions. L'empathie permet de modéliser en soi comment l'autre nous voit. Notre conscience peut être sous notre contrôle mais cela demande un entrainement et des conditions particulières dénuées de stimulis , c'est l'accès au libre arbitre.

    • Vous levez par ce nouveau texte la gêne que j’ai éprouvée à la lecture du billet précédant. Je me disais : Jean Zin veut-il dire que la seule preuve de notre identité face à l’IA c’est l’aptitude au storytelling ? Pourquoi ne prendre en compte que le langage narratif ( symbolisme) comme « reste » spécifiant l’identité humaine, existant dans l’intervalle entre l’instinct, attribut - ancien- des animaux supérieurs et la nouvelle et problématique Intelligence Artificielle en développement dans un monde globalement technicisé ? Il y a aussi le rapport à l’objet technique dans un travail humain d’échange avec la milieu naturel, et le lien intime du psychique avec le somatique...
      L’ambiguïté est tout à fait levée avec cette belle annonce de futurs débats : « l’éthique ne se joue pas seulement dans une mystérieuse conscience ».
      Soit l’annonce de l’ouverture à nouvelle problématique .
      En effet « je » reproche [personnellement, et selon le courant d’idées auquel j’adhère, ou bien ma part de narcissisme? ] à une « éthique de l’être parlant » d’avoir pour fondement prioritaire l’identité individuelle. C’est du moins à l’individu que s’adresse a priori toute conscience morale traditionnelle .
      Proposons-nous en effet de réhabiliter les qualités propres du récit ( le mythe, la fable) qui s’adressaient autrefois à un Homme tout entier –percevant et pensant, souffrant et désirant - mais dans certaines conditions historiques . Reconnaissons en effet les dérapages de la méthode, en ressourçant si possible ses valeurs positives. Et surtout tentons de définir une nouvelle « éthique narrative » adaptée aux défis de notre temps. Inventons une conscience collective capable de résister à l’impact global de cette déroutante technologie actuelle que l’humanité à mise à sa disposition. Tout en l'assumant? Une telle conscience collective ne doit-elle pas prendre appui sur une trans-individualité ( Simondon) plutôt que sur une inter- individualité classique , pour pouvoir répondre collectivement aux risques annoncés d’une rupture d’équilibre entre le vivant et la biosphère?

      • Je déteste la morale et défends une responsabilité collective plus qu'individuelle mais si la morale s'adresse à l'individu comme injonction sociale ou langagière (universel), cela n'empêche pas que la narration est première, constituant un monde commun, monde commun élargi désormais à toute l'humanité qui est prise dans le grand récit de l'évolution et nous permet d'alerter sur la fin de l'histoire. Toute temporalité repose sur un récit (Ricoeur en avait l'intuition dans "Temps et récit" même si je le trouve décevant : "Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence temporelle").

        La question n'est donc pas tant qu'on raconte des histoires mais qu'on est dedans ! L'individu ne saurait en être le fondement à devoir y jouer son rôle, ni l'inter-individualité mais bien le commun (la langue commune), ce qui fait de nous un animal politique comme disait Aristote, participant à une histoire collective (Simondon n'est pas utilisable ici). L'identité individuelle est d'abord celle d'un nom, c'est-à-dire dans le langage et dans une lignée familiale (mais comme Godelier le montre, la famille elle-même n'a jamais été le fondement du social qui est toujours un récit commun).

        Notre rapport à la technique précède le langage narratif mais c'est celui-ci qui nous donne accès au monde (humain). C'est une illusion de croire qu'il y avait avant un homme entier, le mythe expliquait déjà la séparation énigmatique avec notre animalité. Le langage produit un sujet divisé de faire exister un monde fictionnel au-dessus du monde biologique et à nous faire tenir à nos idéaux, mais si le langage est la condition de la transmission de savoirs techniques élaborés et de la coopération sociale, c'est bien l'évolution technique qui est déterminante "en dernière instance", le langage n'en étant que l'instrument mais aussi ce qui nous occupe le plus.

  3. Ce qui nous spécifie n'est pas tellement nos capacités cognitives mais d'habiter le langage et d'avoir la capacité de dire "Je", de parler en notre nom.
    "Au début était le verbe" mot en accord assez profond avec Dolto, mais la question est au début de quoi? Votre réponse, si j'ai suivi (pas certain): de la conscience ou de ce qui nous rend humain.

    • L'expérience de la psychanalyse est effectivement décisive bien qu'on ait voulu y dévaluer la narration par rapport aux signifiants (symptomatiques) mais je ne suis pas Dolto quand elle prétend que tout est langage même si le langage recouvre tout.

      Le début que les mythes essaient d'expliquer, c'est la séparation de l'animal par le langage narratif, séparation difficile à comprendre mais qui ne faisait pas de doute même si chaque population, chaque langue, chaque culture se prétend la seule des véritables hommes, les autres (barbares) étant rejetés à l'animalité tout comme les esclaves (anthropos, bétail à deux pieds). C'est l'intérêt du Sapiens de Yuval Harari d'avoir montré comme le langage narratif avait façonné notre monde autour de 70 000 ans. C'est le début de la conscience (morale) et de ce qu'on considère comme humain, ce qui nous lie aux autres dans un récit commun.

      • L'expression de Dolto me semble être métonymique, c'est bien dans son style qui va directement au cœur des sujets (du sujet dans ce cas!)
        Qu'est-ce qui relève de l'histoire, qu'est-ce qui relève de la fable sur la préhistoire humaine en ce qui concerne le langage? C'est quand même difficile de se faire une idée.

        • Il est certain que la préhistoire reste spéculative mais, dans l'état actuel des connaissances, l'hypothèse de l'émergence d'un langage narratif vers 70 000, ne donnant toute sa mesure que vers 50 000, est à considérer sérieusement. Cela fait longtemps que j'en parle mais je crois qu'il faut absolument lire (ou entendre) le livre de Yuval Harari qui en donne une présentation très convaincante (même si mon point de vue est un petit peu différent) :

          https://youtu.be/KkBJ5lr8cCw

          • Il y a des sites qui produisent un mp3 à partir d'une vidéo youtube, je crois.

            J'ai parlé de ma divergence avec Yuval Harari dans la dernière revue des sciences. C'est surtout que Yuval Harari surestime l'arbitraire de la fiction (notamment de la liberté et de l'égalité) alors que je privilégie les causalités matérielles après-coup et l'autonomie de l'évolution technique.

          • J'en suis au chapitre 16 du livre de Harari. Vraiment passionnant, merci du conseil. Un livre à mettre dans toutes les mains pour qui veut sortir le nez du guidon. Votre divergence me semble vraiment mineure, parce qu'au fond, il mobilise sans cesse le principe de sélection après-coup.

          • Oui, ma divergence est mineure, dans le sens où cela ne m'empêche pas d'approuver presque tout ce qu'il dit, ce pourquoi je le recommande chaudement, en effet.

            Malgré tout, même s'il ne peut l'ignorer complètement, le fait qu'il n'intègre pas vraiment le darwinisme matérialiste de l'après-coup d'une sélection par le résultat lui fait surévaluer l'arbitraire de l'histoire alors que ce n'est pas du tout l'impression que donne ce survol des millénaires. Ce n'est qu'une nuance qui ne concerne qu'une poignée de paragraphes sur tout le livre mais qui change la compréhension globale.

  4. C’est un homme abouti, un homme arrivé au bout d’un long cheminement évolutif qui donne « existence à des concepts abstraits » et qui vit dans une cité. La cité n’étant « une chose naturelle » que dans le sens où elle est un moment obligé de l’évolution humaine. Les rapports sociaux (rapports entre groupes se pensant abstraitement (ex . les guerriers, les paysans, ceux du clan X et ceux du clan Y etc.) n’apparaissent qu’avec des groupes nombreux ayant dépassé le stade de la simple subsistance. Jusque-là on peut imaginer que les relations ne sont seulement que de personne à personne car les groupes sont peu nombreux et ne survivent que par le partage et l’entraide.

    Il me semble aussi que la pensée telle que nous la pratiquons (notre mode de pensée) est le fruit d’une longue évolution. Homère ne pensait pas comme un homme moderne (voir Bruno Cany « Homère – une anthropologie poétique de la vérité » - et Claude Levy-Strauss « la pensée sauvage »). Ce n’est véritablement chez Platon et chez quelques présocratiques qu’on voit une pensée essentiellement conceptuelle.

    • Si j'ai rajouté une citation d'Aristote, c'est pour montrer que ce que je dis n'est pas entièrement nouveau et que, comme toujours, on peut dire que c'était déjà dans Aristote avec cependant la différence de repérer dans le langage le rôle de la narration elle-même, avant la raison qu'elle permet, et, bien sûr, la cité grecque qui est historiquement située.

      Par contre, lorsque je parle de concepts abstraits, ce n'est pas au sens de Platon ou d'Aristote, mais simplement l'effet du langage y compris sur la pensée sauvage (mana, fétiches, esprits, monde des morts, dette de sang, honneur, etc).

      Donc, oui, la cité est relativement tardive mais elle précède quand même largement les Grecs puisqu'on peut la dater du néolithique et même un peu avant (12 000 ans). Le langage narratif remontant probablement à plus de 60 000 ans, il précède la cité chez ces chasseurs-cueilleurs de l'âge de l'abondance qui seront des groupes de plus en plus importants mais non, ces tribus ne se résumaient pas à des relations personnelles, entièrement codifiées au contraire par une culture commune, des tabous, des rites, des structures de parenté compliquées qui se justifient par des mythes.

      Il y a incontestablement une évolution historique de notre conscience, liée notamment au système de production et aux rapports sociaux mais aussi, aux paradigmes de l'époque, aux techniques, à l'écriture (par exemple la lecture silencieuse semble très récente, postérieure à Rabelais). Il ne faut pas cependant exagérer les différences. Quand on lit Aristote, ces différences ne sautent pas aux yeux - sauf sur les femmes et les esclaves.

      On vient de parler de Julian Jaynes qui lui aussi voulait voir une coupure radicale entre Homère et Athènes (plutôt même entre l'Iliade et l'Odyssée!), ce qui est assez ridicule même si l'invention des syllabes et l'alphabétisation générale a eu un impact considérable sur la pensée et la conscience de soi. J'ai essayé d'expliquer le Miracle grec par des causalités matérielles mais si sa portée est décisive pour nous, la Chine a suivie sa propre voie.

      On a des documents bien plus anciens qu'Homère, comme l'épopée de Gilgamesh (pas si loin de l'Odyssée) qui nous parle encore et montre que nous n'avons pas changé tant que ça. Comme on n'a pas d'écrits plus anciens, on peut toujours imaginer à partir des mythes sumériens que la culpabilité envers les dieux et l'agriculture (qui fait le travail des dieux, de la nature, à leur place) ont développé la conscience de soi mais les chasseurs-cueilleurs d'aujourd'hui ne sont pas si différents de nous. Il y a tout de même d'énormes différences, de même qu'avec nos grands-parents agriculteurs ou les poilus d'il y a 100 ans, mais aussi entre nous et sur une large base commune.

  5. Mon commentaire précédent visait seulement à rappeler que d’autres formes de « langages » existent, que le langage dit « narratif » avec ces outils de la parole et de l’écrit. L’information des formes s’individualise selon d’autres outils et catégories de signes comme le geste, l’objet technique, la machine.
    En héritiers de la pensée occidentale nous devons assumer (accepter, prendre conscience) de reconnaître que notre tradition philosophique à exagérément posé des privilèges humains, comme de l’h omme sur l’animal, de l’âme sur le corps, du psychique sur le somatique, de l’abstrait sur le concret, de la pensée sur la perception. Au point de se trouver dans nos temps modernes déstabilisé par sa créature , la machine. Des machines intelligentes seront--elles en état d’imposer à l’homme le pouvoir d’une vaste machination. Ou bien encore l’I.A. va-t-elle pouvoir transporter ailleurs, dans un autre milieu sidéral… une humanité fautive, non- consciente de ses propres pouvoirs et de ses faiblesses relativement au milieu dans lequel il produit et se reproduit en tant qu’espèce vivante?
    Le constat est évident d’un recyclage du narratif dans la fiction, dans de nouveaux mythes, de nouveaux rêves et cauchemars..
    Ma question est la suivante : Simondon avait brillamment posé la question du rapport raisonné de l’homme avec l’outil, puis avec la machine-outil puis les premières « sciences et techniques dures de l’informatique » Ce qu’il a dit sur le non- risque d’accéder jamais à l’intelligence pour la machine, est-il confirmé aujourd’hui ? Et sans qu’on accepte de descendre l’intelligence humaine de cette montagne mythique ( son Mont Horeb ) d’où elle a cru follement s'imaginer en capacité de dominer son monde, puis son environnement puis la planète entière, puis de changer de planète?

    • Ce n'est pas effectivement n'importe quel langage mais bien la narration, le discours indirect, la prose du monde qui est la condition pour qu'une IA puisse avoir une quelconque volonté morale ou désir de domination, ce dont on peut douter alors qu'elle pourra facilement dépasser notre intelligence ou capacité de calcul qui n'est donc pas ce sur quoi on doit se focaliser mais sur la constitution d'un monde commun par le récit qu'on en fait.

  6. Et ce serait sans doute bien plus beau
    Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout
    Pouvaient m'occuper aussi
    Mais dans ce sens il n'y a rien de fait
    Car si je suis partout à cette heure il n'y a cependant que moi qui suis en moi

    Guillaume Apollinaire
    "Merveille de la guerre"

Laisser un commentaire