L’état d’urgence sociale

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A croire les médias et le gouvernement, la guerre est déclarée. On pourrait en rire tant l'ordre règne partout sans en être apparemment troublé le moins du monde. Il n'y a pas de quoi rire pourtant car l'état d'urgence n'est pas décrété contre des actes isolés de délinquance mais bien parce que la révolte rencontre des soutiens dans toute la population, parce qu'il y a un véritable état d'urgence sociale.

A l'évidence, il n'y a nul besoin d'un couvre-feu car c'est plutôt le moment du reflux et de la réflexion, de la consolidation et de l'organisation ainsi que d'une certaine contamination et dissémination dans toute l'Europe sans doute. D'une certaine façon, cette déclaration de guerre tombe à pic pour reconstituer des forces qui s'épuisaient mais il ne faut pas se fier à ce retour au calme qui risque d'être très provisoire car l'événement pourrait s'avérer fondateur d'une rupture et d'une nouvelle offensive des luttes sociales.

On se tromperait lourdement à croire que ce sont les incendiaires qui détiendraient le sens de l'événement, alors qu'il sont simplement là où s'accumulent les barrières sociales, les mises au ban de la société à la fois géographique, ethnique, économique et culturelle ! Ce n'est que le maillon le plus faible qui a craqué le premier mais il ne s'agit pas de jauger le niveau de conscience politique de tel ou tel acteur, ni de juger le mouvement à quelques dérives isolées. L'important c'est son caractère de mouvement collectif.

Comme souvent, ce qui déclenche l'émeute c'est un mot de travers, une question d'honneur. Dans toutes les sociétés, les violences sont en premier lieu liées à l'honneur, dans les sociétés originaires tout comme au moyen âge. Recevoir d'un ministre l'insulte de racaille et la prendre pour soi spécifie une population et provoque une révolte qui reste "marginale", tout comme une révolte d'étudiant, cela n'empêche pas que ce n'est rien qu'un mot de trop après trop d'humiliations, ni qu'une grande partie de la population est dans un état d'urgence sociale et qu'une révolution n'appartient pas aux insurgés.

On n'en est certes pas à la révolution mais ce qui frappe dans ces émeutes, c'est le soutien qu'elles ont pu rencontrer malgré tout. On a vu un nombre non négligeable de porte-paroles auto-proclamés donner leur interprétation de l'événement, on dira tenter de le récupérer, sauf que l'explosion elle-même n'aurait pas eu lieu sans cette atmosphère de sourde révolte. L'époque est objectivement révolutionnaire depuis quelques années déjà pour toutes sortes de raisons, peut-être va-t-elle commencer à le savoir. C'est en tout cas ce qui donne sens à l'événement et l'explique mieux que les causes particulières.

Il ne s'agit pas de se diviser en immigrés et "français de souche", en banlieues, villes ou campagnes, ni même en jeunes et vieux. Il faut ajouter nos revendications au contraire, remplir nos cahiers de doléances, profiter de la conjoncture pour politiser l'insurrection. Lorsque les salariés sont entrés dans l'action en Mai68, c'était avec de toutes autres revendications que les étudiants mais ils ont donné force et consistance à ce qui n'aurait été sinon qu'une flambée de violence adolescente. Ce n'est pas le jeune qui brûle des voitures qui a le secret de la révolte mais tous ceux qui se précipitent pour y prêter main forte, y donner sens, y apporter leur soutien et leurs protestations, comme autant de pavés dans la marre de l'ordre établi.

Dans la situation où nous sommes, l'étonnant n'est pas le soulèvement des banlieues mais plutôt qu'il ne se soit pas plus généralisé. Il faut garder à l'esprit que c'est le cas de la plupart des événements historiques qui ne mobilisent pas forcément de grandes masses au départ mais plus souvent un nombre réduit de protagonistes. Il est probable que la fièvre retombe dans l'immédiat mais sans amélioration rapide de la situation on ne voit pas comment le feu ne reprendrait pas sous peu sur ces braises encore fumantes.

En tout cas on peut essayer de voir comment les choses pourraient se passer, au regard de l'expérience historique, même si cela ne se passe jamais de la même façon, encore moins comme on le voudrait ! L'analogie est notre seul guide, à la fois éclairant et trompeur, mais il vaut mieux être un peu aveuglé plutôt qu'avancer complètement en aveugle. Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas comprendre une période révolutionnaire sans dialectique, c'est-à-dire sans toute une série de retournements. Il n'y a pas un développement linéaire de la crise mais un trajet tortueux entre les extrêmes dans une dramatisation des enjeux où se décide notre avenir commun.

En Mai68, ce qui avait entretenu le mouvement c'était le cycle répression / manifestation de protestation contre la répression. Le durcissement de la droite fait donc partie du jeu. L'état d'urgence et le couvre-feu vont ici jusqu'à la caricature. L'erreur du gouvernement c'est de s'en tenir à des réponses médiatiques sous-prétexte que brûler des voitures était un signal pour les médias. De toutes façons tout dépendra de l'intervention des salariés et chômeurs qui doivent bientôt rentrer dans l'action.

Nous en somme pour l'instant au deuxième stade, juste après l'explosion et avant la vague sociale. C'est un moment d'organisation et d'échanges, de structuration des groupes et du ralliement de toutes sortes d'activistes, partis d'extrême-gauche et quelques religieux sans doute. A ce stade, le seul pouvoir qu'on a c'est celui de la parole. Il ne faut pas s'arrêter de parler, ne pas laisser la place aux caïds et aux politiciens qu'il faut noyer dans un flot de paroles. Bien que ce ne soit pas le plus probable pour l'instant, rien de mieux pour cela qu'une bonne grève générale avec occupations (des lieux publics si ce n'est des lieux de travail), mais ce ne sont jamais les armes des insurgés qui donnent la victoire (la force est du mauvais côté). C'est presque toujours la perte de légitimité du pouvoir (y compris à ses propres yeux) qui précipite sa perte. Il est donc crucial que ces luttes restent justes et non-violentes (envers les personnes). Il faut jouer sur la victimisation.

Le plus tragique pourtant, c'est l'absence d'alternative politique qui rend illusoire toute issue positive à court terme. On n'est qu'au début d'un long chemin sans doute, même si l'histoire prend parfois des raccourcis. On peut s'attendre à une certaine continuité et dissémination d'épisodes de flambées urbaines avec des hauts et des bas, en même temps sans doute qu'une montée des luttes syndicales, mais il pourrait se produire à partir de cette explosion des banlieues un changement de perspectives surtout, un retour à la base, aux solidarités concrètes. Hélas ne règnent partout que de vieux dogmatismes rassis qui ne présagent rien de bon. L'urgence serait de savoir quoi faire, de s'accorder sur nos objectifs de développement humain. Ce n'est pas gagné d'avance !

Rien qui permette vraiment d'être optimiste mais on voit bien qu'il y a deux types d'attitudes face aux événements historiques : celle de l'analyse extérieure qui condamne ou même y trouve des explications sociologiques ou individuelles mais voudrait que l'événement n'ait pas eu lieu et se persuade qu'il n'apporte rien de neuf, contrairement à l'attitude du militant qui est partie prenante et veut lui donner sens, veut porter le feu ailleurs et changer l'avenir en s'appuyant sur l'énergie de la révolte, en cherchant son introuvable traduction politique. C'est comme si la pensée devait suivre les flammes. Gare aux dégâts donc, on connaît tous les dangers des mouvements de foule, des démagogues, des extrêmistes, des dogmatismes, des narcissismes, des fous pour qui passés les bornes il n'y a plus de limites, mais dans ce contexte chacun éprouve le sérieux de l'existence et le poids de ses actes, dans le chaos et la désorientation du moment, chacun sait qu'il peut être responsable du basculement du monde.

Et ce poids sur nos épaules, nous dépasse infiniment, comme celui de décider d'une constitution européenne, et précipite un grand nombre de citoyens dans un débat politique permanent et un apprentissage accéléré de l'histoire du monde pour essayer d'éviter le pire et choisir le bon côté, sans jamais en être tout-à-fait sûr pourtant. On ne peut éviter en effet toutes sortes de dérives qu'il faudrait reconnaître pour avoir une chance de les corriger. Hélas, l'auto-critique est ce qu'il y a de plus difficile, plus encore pour un pouvoir ! Tout dépend toujours de notre constante vigilance et de notre capacité de réaction. La démocratie ne se réduit pas au vote et aux règles mais repose sur l'humanité de ses citoyens, sur leur intelligence et sur leurs vertus, sur leur intervention publique enfin. C'est pour cela que l'homme est un animal politique et qu'il n'y a rien de tel que les crises historiques pour nous donner l'impression d'exister vraiment, de sentir le goût du temps qui passe et de son actualité la plus brûlante, où nous mettons en jeu toute notre vie.

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