Ce que les extraterrestres nous apprennent

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Il y a des révolutions cognitives à bas bruit qui passent d'abord inaperçues dans le fracas des actualités, n'étant pas de l'ordre d'une découverte soudaine mais d'un progressif changement de paradigme, de façon de poser les questions.

C'est le cas pour l'existence d'extraterrestres qui est passée du statut de pure fiction plus ou moins délirante, témoignant d'un excès de crédulité, à celle d'hypothèse scientifique de plus en plus fondée au regard des connaissances sur les possibles origines de la vie - dont on retrouve tous les composants dans les météorites - ainsi que par l'évolution animale vers la complexité jusqu'à un cerveau développé dont les capacités cognitives sont de mieux en mieux comprises. Tout ceci ajouté à la détection de planètes "habitables" suffit à rendre incontournable l'hypothèse de la reproduction sur d'autres planètes d'une telle évolution qui n'a aucune raison d'être unique, vie extraterrestre devenue dès lors objet scientifique.

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La méprise sur l’universel de la morale et de la science

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L'universel peut désigner des concepts très différents qui font l'objet d'une confusion constante très dommageable entre ce qui est nécessaire, obligé, éternel, et ce qui est simplement général, commun à notre espèce ou notre univers, entre la logique pure et l'étendue, plus précisément entre l'universel de la morale ou de la science et l'universel cosmopolite de l'anthropologie si ce n'est l'humanisme de "tous les hommes". On parlera ainsi d'une compétence universelle pour une juridiction étendue à la terre entière, ou d'un suffrage universel supposé ouvert à tous les citoyens bien que les femmes en aient longtemps été exclues, etc. La nuance entre ces différents sens peut paraître négligeable alors qu'on n'est pas du tout sur le même plan et surtout que la confusion des sens n'est pas sans conséquences politiques funestes, empêchant l'adhésion à l'idéologie universaliste appelée par l'unification planétaire écologique, économique, technologique, scientifique, médiatique, épidémique, etc.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les conceptions de l'universel des différentes philosophies, religions ou idéologies se trouvent bien avoir des implications politiques très concrètes, nourrissant entre autres les passions identitaires, revendication mal venue de sa particularité pour ce qui relève de l'universel. Si les causalités matérielles sont bien déterminantes en dernière instance, sélectionnant les idéologies dominantes, cela n'empêche pas que les idées les plus abstraites peuvent structurer des représentations idéologiques antagoniques - un peu comme la querelle des universaux au Moyen-Âge.

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En avant

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Non seulement tout le monde connaît et discute de ce qui est là et arrive, de ce qui se passe comme on dit, mais tout le monde s'emploie aussi à parler de ce qui ne doit intervenir que plus tard, de ce qui n'est pas encore là, et même de ce qu'il faudrait faire pour s'y préparer. Chacun a toujours déjà anticipé ce que les autres ont également anticipé et dont il se mettent en quête. Le bavardage s'irrite même, à la fin, que ce qu'il avait pressenti et réclamait constamment se produise effectivement car cela lui ôte du même coup l'occasion de pouvoir continuer à en rêver. Heidegger 1925, p403

Comme la pandémie et la guerre en témoignent abondamment, l'incertitude la plus grande de l'avenir suscite le besoin irrépressible d'en raconter la suite malgré tout, aussi incompétent soit-on. C'est d'autant moins chose nouvelle que ce mécanisme se révèle au principe même du fonctionnement du cerveau et de l'apprentissage, y compris pour l'Intelligence Artificielle (ou apprentissage automatique) qui progresse en validant ou non ses prévisions (on peut même utiliser pour cela ce qu'on appelle des "generative adversarial networks"). Ce mécanisme fait partie d'un nécessaire feedback qui relève plus généralement de la cybernétique, de la correction d'erreurs comme seul accès au réel (qui reste extérieur) et moteur de la dialectique cognitive. Celle-ci progresse inévitablement par l'erreur, dans l'après-coup du résultat indécidable d'avance, et pour cela même occupant l'imagination des suites possibles du récit, au-delà de nos propres intentionalités. Le plaisir musical témoigne même de son lien à la surprise déjouant nos prédictions, à ce décalage qui est le signe du réel.

Le prendre en compte devrait nous amener à réfuter la conception antérieure du futur, comme dimension temporelle assimilée à l'espace, et d'une humanité trop rapidement identifiée à ses finalités et sa projection dans un avenir présenté comme absolument prévisible et avec un volontarisme revendiquant une maîtrise illusoire (paranoïaque), véritable négation de l'histoire. Notre horizon est bien plus limité, non pas à l'instant présent mais à l'instant suivant et son après-coup, pas à pas, activité de l'esprit comme perception qui n'a pas de repos. Si la mémoire à court terme, mémoire de l'immédiat, est le coeur de la conscience, celle-ci sert à en tirer des prédictions grâce à la mémoire à long terme (réseaux de neurones). L'inquiétude de la suite et la tentative permanente de la deviner ou de redresser la barre sont plus fondamentales que le souci pratique qui nous en divertit, ou même de l'ennui qui nous en prive momentanément. On peut appeler cela notre liberté d'esprit et de toujours pouvoir renier ce qu'on croyait faussement jusque là.

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Déterminisme quantique, entropie et liberté

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J'aime bien Carlo Rovelli et je suis bien incapable de juger ses théories, que ce soit la gravité quantique à boucles ou l'interprétation relationnelle et relativiste de la mécanique quantique, mais si une physique relationnelle le mène à des formulations qu'une philosophie écologique ne saurait renier, rejoignant de très anciennes spiritualités, il vaut mieux sans doute se garder de sauter directement de l'une à l'autre.

Le monde émergeant d’une conception relationnelle de la physique quantique n’est plus constitué d’éléments indépendants avec des caractéristiques spécifiques mais d’éléments dont les propriétés n’apparaissent que par rapport à d’autres éléments. La réalité en devient ponctuelle, discontinue et de nature probabiliste.

L’interprétation relationnelle nous empêche de décrire le monde physique dans sa globalité : on peut seulement décrire une partie du monde par rapport à une autre.

Comprendre que nous n’existons pas en tant qu’entité autonome nous aide à nous libérer de l’attachement et de la souffrance. C’est précisément en raison de son impermanence, de l’absence de tout absolu, que la vie a un sens et est précieuse.

Cette proximité jointe à la difficulté d'adhérer à plusieurs de ses théories (la place de l'observateur, les réalités multiples, la réversibilité mécanique) m'a incité, non pas à le réfuter, ce qui serait d'une prétention ridicule, mais à présenter une conception alternative, me paraissant plus rationnelle, ce qui, on le sait, n'est pas du tout un gage de sa vérification en physique mais peut susciter des éclaircissements.

C'est surtout l'occasion d'essayer de limiter le déterminisme quantique au niveau quantique justement et non aux autres niveaux, notamment celui du vivant, y réintroduisant une part de liberté, certes très limitée mais qui est au moins la part de doute et de réflexion, d'un vouloir tâtonnant tendu vers sa finalité, son objectif.

Dans ce cadre, qu'on ne puisse avoir une conception globale du monde ne tiendrait pas tant au relativisme de la relation (au perspectivisme nietzschéen) qu'à une multiplicité de niveaux, notamment selon les échelles de grandeur ou d'organisation (passage de la quantité à la qualité) laissant place à de nouvelles déterminations (et degrés de liberté).

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L’inexistentialisme est un humanisme

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Vous avez entendu les nouvelles ? Pas de quoi la ramener sur notre humanité, notre intelligence, notre démocratie avec le retour aux pires moments de l'histoire et ses relents de xénophobie, si ce n'est de nazisme, alors même qu'on peine à faire face à des menaces climatiques vitales. Les migrants meurent à nos portes, des murs s'érigent un peu partout. La panique s'empare des pouvoirs quand les fachos paradent et que la gauche s'effondre sans que les écologistes soient encore prêts à reprendre le flambeau. Au lieu de la connaissance et l'intelligence collective espérée, c'est en permanence la bêtise la plus crasse qui s'étale sans vergogne sur les réseaux comme à la télé ou dans les rues qui s'enflamment au nom des plus folles rumeurs.

A nouveau, notre image en prend encore un coup et il semble bien que nous n'y pouvons rien malgré notre rage d'un tel désastre, baladés d'un mouvement extrême à un autre, comme si nous n'existions pas. Ce n'est certes pas toujours aussi désespérant quand c'est par exemple la parole des victimes de viols qui se libère soudain, mais vraiment, on est trop loin de l'idéal du moi qui flattait notre narcissisme, et surtout il semble bien que la seule façon de peser sur l'événement en bien ou en mal, c'est d'aller dans le sens du vent avant qu'il ne retombe. Inutile de vouloir s'y opposer, c'est en pure perte. Il faut attendre que le temps fasse son oeuvre. "On se croit mèche, on n'est que suif".

On veut croire à l'Amour, à la Révolution ou à Dieu, foutaises ! Ce héros de l'histoire, tel qu'on se peint complaisamment, n'en est que le pantin, régurgitant tout ce qu'il a appris et se jetant sans retenu dans les batailles les plus absurdes du moment, d'autant plus exaltantes qu'elles promettent la lune. Rétrospectivement, les petits groupuscules s'écharpant sur l'interprétation du marxisme comme de la vraie foi paraissent si ridicules alors qu'ils n'avaient aucune prise sur les événements et aucune chance de mettre en pratique leurs théories pour changer la société. On se contente habituellement de suivre avec passion les informations du monde, de ce qui se passe ailleurs et nous dépasse, à l'évidence ne dépendant pas du tout de nous. La vérité, c'est qu'on n'est pas aux commandes, on ne décide pas de notre vie ni de notre existence ni même de nos pensées en dépit des apparences.

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Hegel écologiste à la fin du temps

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On n'en a jamais fini avec Hegel. J'ai déjà critiqué à plusieurs reprises l'idée de fin de l'histoire, contestant les interprétations politiques courantes qui en faisaient une forme de théodicée. Cette histoire sainte qui finit en paradis n'est certes pas complètement absente chez Hegel bien qu'elle n'ait plus tout-à-fait, à la fin, la naïveté du partisan enthousiaste de la Révolution Française qui y voyait la réalisation de la raison. Pour mieux saisir comment Hegel pensait réellement la fin de l'histoire, dans l'Etat de Droit universel, ainsi que de la philosophie dans les sciences, c'est-à-dire l'achèvement du savoir absolu, de la pensée qui se pense elle-même parvenue à la pleine conscience de soi, il m'a semblé qu'il n'y avait rien de plus utile que de juxtaposer la fin de la Logique, de l'Encyclopédie et de la Phénoménologie, ce qui nous permettra d'en tirer quelque enseignement sur notre actualité confrontée sur tous les plans à la question de la fin, conscience de soi et de notre finitude qui nous ramène aux urgences immédiates.

La fin de la Logique, en premier lieu, résonne en effet avec l'époque où notre liberté confrontée au savoir des risques écologiques s'engage dans les actions nécessaires dictées par le discours scientifique. Je ne prétends pas épuiser le sujet mais c'est l'interprétation que je défendrais ici, non pas donc d'une transformation du monde mais de sa préservation ou son amélioration, sa rationalisation où l'individu garde une part active essentielle - interprétation qui n'est pas incompatible avec la volonté d'aller dans le sens de l'histoire à condition de ne pas le confondre avec l'utopie d'un idéal subjectif.

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La psychanalyse comme analyse du transfert

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"Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, ce n'est pas la théorie qui tente d'en rendre compte (ce n'est pas un dogme freudien ni une philosophie), mais uniquement le dispositif et ce que disent les analysants. La grande différence avec les autres thérapies, en effet, c'est qu'il ne s'agit pas d'un formatage, d'une "rééducation émotionnelle du patient" (p585), de l'application d'une théorie (il y en a plusieurs, chez Freud même). Il s'agit d'une parole "libre"... qui finit par dire toujours à peu près la même chose, retombant dans les histoires ennuyeuses de papa maman et de séduction sexuelle (si ce n'est de pédophilie). Chaque témoignage est certes singulier, mais il est d'autant plus étonnant d'y retrouver des mécanismes répétitifs qui étaient restés inaperçus (en dehors de la littérature) et dont on peut constater à quel point ils restent inacceptables aujourd'hui.

Il est bien clair que ce qui scandalise encore, c'est la place de l'inconscient (déresponsabilisant), l'importance de la sexualité (qui nous tire vers le bas), la fonction du phallus (du mâle dominant) et le complexe d'Oedipe (répressif) aboutissant à la castration (qui nous empêche de jouir), toutes choses qu'on s'acharne à dénier et dont il faut interroger l'universalité (y compris des extraterrestres?). Si les libertaires voudraient se débarrasser de l'Oedipe, les féministes du phallus et les religieux ou moralistes de la sexualité, c'est qu'on se trouve face à un réel qui n'est pas présentable, à l'opposé des représentations religieuses ou politiques comme des promesses publicitaires du développement personnel (dont les praticiens ne se soucient guère du transfert)".

J'ai repris ces deux paragraphes de mon article "Philosophie et psychanalyse" pour rappeler ce que la psychanalyse garde de scandaleux, à l'opposé de toute sagesse, thérapeutique ou normalisation, mais il faut insister sur le fait que la caractéristique première de la psychanalyse réside bien en effet dans l'analyse du transfert qui change tout. On peut s'étonner certes de cette place du transfert dans l'analyse qui semble hors sujet mais résulte là encore de la simple observation, vérité d'expérience : "Alors qu’une fois, j’avais délivré de son mal l’une de mes patientes les plus dociles, chez qui l’hypnose avait permis de réaliser les plus remarquables prodiges, en ramenant l’accès douloureux à sa cause, elle me passa à son réveil les bras autour du cou". C'est par cet "amour de transfert" que Freud interprétera le transfert comme projection sur l'analyste de l'image paternelle. En fait, il s'agirait plutôt selon Lacan du fait que le dispositif met l'analyste en position de sujet-supposé-savoir, l'amour s'adressant alors au savoir.

Ce phénomène qui semble marginal, simple parasitage du processus analytique pour ceux qui y voient une reconstruction de son enfance, oblige au contraire à le réinterpréter complètement en dépassant le contenu manifeste et sa prétention de vérité par la réintégration de l'énonciation et du sujet auquel elle s'adresse comme discours de séduction et désir de désir, ce qui a une portée considérable - suspicion portée sur la vérité comme sur tous les discours.

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L’Avenir n’existe pas, il n’y a que des temporalités multiples

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Tout est une question de tempo mais il est très difficile de bien évaluer la temporalité de chaque processus car il y en a plusieurs dont on ne peut prévoir les combinaisons multiples. La physique moderne a réfuté le temps absolu de Newton qui demeure cependant la forme a priori de notre sensibilité, comme dit Kant. On raisonne en permanence comme si le temps était linéaire alors qu'il y a bien plusieurs temporalités qui se croisent dans un présent qui n'a rien de la consistance d'une tranche de vie instantanée et de la cohabitation immobile de tous les êtres que les mystiques mettent en scène. Il n'y a qu'une multiplicité de trajectoires avec leurs temps propres, certains cycliques ou à très court terme, d'autres des temps astronomiques. Il est ainsi certain que nous sommes mortels et que notre planète n'est pas éternelle non plus, ni notre soleil, ni même l'univers tout entier voué à la disparition (avant son rebond?). On a bien du mal cependant à nous représenter ces milliards d'années qui ont pourtant été nécessaires à la vie pour se complexifier.

La fin de l'humanité nous touche beaucoup plus qui se compte tout au plus en millions ou milliers d'années mais que des illuminés n'ont pas peur d'annoncer pour demain ou presque. Il est vrai qu'on s'attend au pire mais ce n'est quand même qu'exagération de catastrophes annoncées déjà bien assez dramatiques comme ça, sans aller jusqu'à la disparition de l'espèce, c'est-à-dire de tout homme ! Garder la mesure des différentes temporalités est essentiel et trop souvent négligé.

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Sur l’histoire de l’art et sa fin

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Chaque art a sa période d’efflorescence, d’épanouissement, en tant qu’art, cette période étant précédée d’une période de préparation et suivie d’une période de déclin. C’est que les produits, les créations des arts étant des oeuvres de l’esprit n’atteignent pas d’emblée, comme les produits de la nature, leur état d’achèvement et de perfection, mais présentent un commencement, un développement, un achèvement et un déclin. Hegel, Esthétique, III 6

Mais à ce degré le plus élevé, l’art se dépasse, et devient prose, pensée. 131

L’art n’a plus ainsi pour nous la haute destination qu’il avait autrefois... tel qu’il est de nos jours, il n’est que trop fait pour devenir un objet de pensées. III 26-27

De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation. Ce qu’une oeuvre d’art suscite aujourd’hui en nous, c’est, en même temps qu’une jouissance directe, un jugement portant aussi bien sur le contenu que sur les moyens d’expression et sur le degré d’adéquation de l’expression au contenu. 34

Hegel associait la fin de l'Art à la fin de l'histoire supposée, mais ceci juste avant que ne commence la riche histoire de l'art moderne, désormais achevée - bien que l'art post-moderne, qui a tant de mal à lui survivre, revendique d'en être la suite, mais se condamnant ainsi à ne faire qu'en réaffirmer la fin dans une répétition complètement stérile. Pourtant, ce que dit Hegel de la fin de l'art semble bien pouvoir s'appliquer à cet art contemporain. Il m'a donc semblé intéressant d'essayer de compléter l'histoire hégélienne par ce qui a suivi les tendances romantiques de son époque. L'art moderne pourrait y être compris comme une période particulière, car introduisant justement l'histoire dans l'art par sa déconstruction, ses révolutions artistiques. La fin de l'art moderne n'est, bien sûr, pas la fin de l'Art mais peut-être celle de son historicisation.

Au milieu des fracas de l'histoire actuelle et des catastrophes écologiques, parler d'art apparaît en tout cas bien futile aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas au siècle passé où il prétendait porter une vérité essentielle sur l'Esprit et notre humanité, l'utopie artistique étant alors inséparable des utopies révolutionnaires (surréalisme). Les temps ont bien changé avec la fin de l'art moderne et des utopies. L'art y a perdu son caractère sacré, prophétique et son importance métaphysique (dévoilement, homme nouveau, libéré des normes), revenant à sa fonction traditionnelle politique et sociale que l'art moderne pouvait occulter, l'historique y ayant pris le pas sur le sociologique.

Il faut d'abord se persuader qu'il n'y a dans l'Art rien d'accidentel ni de désintéressé malgré ce qu'on prétend. Contre les conceptions éternelles et universelles de l'art et du beau, depuis le paléolithique jusqu'à l'époque moderne, aussi bien que celles qui les ramènent à l'expression subjective et la perception immédiate, il s'agit en effet de réaffirmer les dimensions historiques et sociologiques (d'appartenance) des goûts artistiques, modes ou styles - comme on l'a fait pour les religions ou les idéologies - sans supprimer pour autant la spécificité du rapport à son histoire de l'art moderne, correspondant à une période historique qui est derrière nous.

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Les politiques des philosophes

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La philosophie apparaît en général comme une sagesse individuelle, Alain la définissant même comme une "doctrine du salut sans Dieu", même si Dieu y était bien présent jusqu'à Hegel et Schelling au moins. La philosophie politique apparaît par contre assez marginale tout au long de l'histoire de la philosophie mais c'est un peu comme la religion qui semble consister dans l'expérience mystique de l'adepte, sa foi, alors qu'elle a une fonction éminemment sociale (d'adhésion à un récit collectif et d'appartenance à un monde commun, celui de sa secte). De même, on va voir comme les différentes philosophies, opposées entre elles, s'avèrent en fait fonder des politiques et des idéologies encore vivaces, qui toutes promettent un salut, collectif cette fois.

Même Descartes, qui ne s'est guère occupé de politique, a pu faire dire à Tocqueville que la Révolution française était le fait de "cartésiens descendus dans la rue", ce qui est bien sûr exagéré, et peu conforme aux faits, mais n'est pas faux pour autant. Ainsi, la table rase du passé et la tentative de reconstruction rationnelle de la société par les révolutionnaires rejoignent bien la reconstruction rationnelle entreprise par Descartes comme par chaque système philosophique, reconstruction qui s'avère à chaque fois fautive. L'affirmation un peu trop optimiste d'un bon sens qui serait la chose la mieux partagée - ce que tout dément pourtant, notamment les sciences - participera beaucoup aussi à la légitimation de la démocratie, dans une conception "cognitive" de la démocratie, au moins très prématurée, et d'une volonté générale ne pouvant se tromper (pas de malin génie qui nous trompe).

En tout cas, pour ma part, c'est effectivement par souci politique surtout que je me suis intéressé à la philosophie, d'abord sous l'égide de Hegel et Marx, dans le sillage de Mai68, mais ayant fini par adopter une "philosophie" écologique de l'extériorité, je suis devenu plutôt antiphilosophe puisque réfutant aussi bien les promesses d'un salut personnel que d'un salut collectif dans une fin de l'histoire idyllique qui escamote l'extériorité du réel et les causalités écologiques. Les philosophies, qui ont fait avancer les connaissances et permis les sciences rationnelles, ne pêchent pas seulement en effet par ce qu'elles ignorent mais par ce qu'elles veulent refouler in fine grâce à quelque formule magique bien trouvée, le vrai n'étant plus qu'un moment du faux.

L'actualité politique illustre cependant qu'il ne suffit pas de simplement rejeter toute la tradition philosophique pour ne se fier qu'aux sciences car l'influence des diverses métaphysiques est bien réelle, elle aussi, motivant les différents mouvements de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, les illusions révolutionnaires et démocratiques tout comme les revendications identitaires ou d'un retour à la nature. Ces illusions métaphysiques prennent des formes opposées entre Marx, Heidegger, Deleuze, etc., mais à chaque fois nous promettent la lune, une vie tout autre. Examiner l'histoire de la philosophie sous cet angle politique est en tout cas assez éclairant (rejoignant d'ailleurs des analyses marxistes).

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Concepts fondamentaux pour comprendre notre monde

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Un petit nombre de concepts fondamentaux qui vont à rebours des modes de pensée religieuses, métaphysiques ou idéologiques, suffisent à renverser la compréhension habituelle, à la fois idéaliste et subjectiviste, de notre humanité (et de la politique). Il n'y a, sur ces concepts examinés ici (information, récit, après-coup, extériorité), que du bien connu, vérifiable par tous, et il n'y aurait aucun mystère ni difficulté si les conceptions matérialistes (écologiques) n'étaient par trop vexantes et n'entraient en conflit avec nos récits, pour cela déniées ou refoulées constamment afin de sauver les fictions d'unité qui nous font vivre. On verra d'ailleurs que ces concepts fondamentaux touchent aux débats les plus sensibles de l'actualité (numérique, démocratie, identitaires, racisme, sociologie, etc).

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L’utopie rationaliste à l’ère du numérique

Temps de lecture : 13 minutes

L'ère du numérique et des réseaux planétaires, donnant un accès immédiat à toutes les connaissances, nous a fait entrer dans un nouvel âge des savoirs qui, étonnamment, sonne le glas de l'utopie rationaliste républicaine, c'est-à-dire de l'émancipation par l'éducation. Ce n'est pas bien sûr la raison elle-même qu'il faudrait mettre en cause pour revenir à l'irrationnel, aux mythes, au mysticisme, à la loi du coeur ou l'intuition. Ce n'est pas non plus la rationalité instrumentale tant critiquée pour sa froideur bureaucratique qui est en question. Tout au contraire, ce que révèle notre actualité, c'est bien plutôt comme notre folie s'oppose à la raison dans une histoire qui n'est pas la paisible accumulation progressive de connaissances mais un champ de bataille où s'affrontent des illusions contraires, dialectique bien présente qu'un progressisme naïf voudrait oublier.

Ce travail du négatif avec son lot d'hostilités et d'errance fait dire à Hegel que "Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre" (Phénoménologie p40). S'il y a bien malgré tout progrès de la raison dans l'histoire, c'est seulement après-coup, car, comme le dit à peu près Valéry, si le monde ne vaut (et n'évolue) que par les extrêmes (les extrémistes), il ne dure que par les moyens et les modérés, ce dont les écologistes notamment devraient prendre de la graine.

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Rater sa vie

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Qui ne voudrait réussir sa vie ? C'est l'injonction répétée partout, des parents à la publicité. Les bibliothèques sont pleines d'ouvrages et de conseils pour y parvenir. Et pourtant, cela fait partie des fausses évidences qui n'ont aucun sens (tout comme la recherche du bonheur) ou bien dont le sens est d'une indigence extrême, que ce soit le conformisme social de la reproduction familiale, de la réussite financière ou professionnelle, voire d'une petite célébrité ou d'une position dominante tout aussi éphémères. On a beau se rengorger de ces futilités et d'avoir effectivement réussi quelque chose, comme dit Pascal : "le dernier acte est toujours sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais".

Que serait effectivement une vie réussie comme si elle avait atteint sa destination, achevé sa mission ? Il ne suffit pas de rester dans les mémoires, d'être encensé par ses proches ni de susciter des regrets éternels. Même si quelqu'un universellement célèbre comme Jean-Paul Sartre semble bien pouvoir légitimement juger dans son dernier interview avoir réussi sa vie, cela n'a pas empêché que j'en avais pourtant éprouvé un malaise. N'avait-il pas, en effet, raté l'essentiel de ce qu'il poursuivait, cette utopie communiste supposée nous rendre transparents les uns aux autres et qui l'avait mené tant de fois à se tromper avec toute sa bonne conscience (au lieu d'avoir raison avec Aron). Simone de Beauvoir a été plus authentique dans l'aveu final de "La force des choses" mesurant avec stupeur à quel point elle avait été flouée par une histoire suivant une toute autre voie que celle espérée après la libération et la décolonisation, sans parler du communisme réellement existant qui finira par s'écrouler.

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De l’autonomie à l’écologie

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L'idéal d'autonomie, qui domine le champ intellectuel et politique depuis si longtemps, avait été mis par Castoriadis à la base de sa philosophie qui a toujours des partisans et revient dans l'actualité avec la publication de morceaux choisis sous le nom "Écologie et politique".

C'est l'occasion de reprendre la critique des fondements et de l'inconsistance, au regard d'une philosophie écologique, de philosophies de l'autonomie qui nous avaient tant séduits (chez Castoriadis comme chez Gorz, entre autres) mais qu'on retrouve paradoxalement de nos jours aussi bien dans le développement personnel ou le management que dans les idéologies révolutionnaires mais aussi sous des formes fascisantes, souverainistes, populistes, nationalistes et xénophobes, ce qu'on ne peut continuer à ignorer. De même, la prétendue "institution imaginaire de la société", qui fait de Castoriadis un peu l'héritier de Georges Sorel et du mythe de la grève générale, pourrait être tout autant récupérée par l'extrême-droite et ceci pour la forte raison que remplacer la nécessité matérielle par un conflit de valeurs arbitraires mène à la violence totalitaire, comme on a pu le montrer avec l'interprétation du marxisme par Gentile, le philosophe du fascisme.

Il y a un besoin indiscutable d'autonomie, qui est effectivement vitale comme on le verra, mais à l'idéalisme subjectiviste et moraliste au fondement des idéologies progressistes aussi bien qu'identitaires, on doit opposer le matérialisme écologique, la prévalence de l'extériorité et donc de l'hétéronomie dont il est illusoire de pouvoir se délivrer quand ceux qui le prétendent ne font que se ranger sous une autre pensée héritée, qui va de la tradition révolutionnaire au complotisme et l'antisémitisme. Il se trouve qu'en 1983 un petit livre reprenait une conférence de Castoriadis et Cohn-Bendit sous le nom "De l'écologie à l'autonomie" alors qu'il s'agira ici, tout au contraire, de passer de l'autonomie à l'écologie.

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La beauté sauvage de l’évolution

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Ainsi l'homme doute et désespère, en se fondant il est vrai sur bien des expériences apparentes de l'histoire ; et même en une certaine mesure cette triste plainte a pour elle toute l'étendue superficielle des événements mondiaux; c'est pourquoi j'en ai connu plus d'un qui sur l'immensité océanique de l'histoire humaine cherchaient en vain le Dieu que sur la terre ferme de l'histoire naturelle ils voyaient avec les yeux de l'esprit et avec une émotion toujours renouvelée dans chaque brin d'herbe et chaque grain de sable.

Dans le temple de la création, tout leur apparaissait plein de toute-puissance et de bienveillante sagesse. Au contraire sur le théâtre des actions humaines auquel notre durée de vie est proportionnée, ils ne voyaient que le conflit permanent de passions aveugles, de forces déréglées, d'armes de destruction ne servant aucun dessein positif. L'histoire pour eux ressemblait à une toile d'araignée, dans le coin de ce merveilleux palais, dont les fils entremêlés conservent encore les traces d'un carnage bien après que l'araignée qui la tissa se soit dérobée aux regards.

Cependant, s'il est un Dieu dans la Nature, il existe aussi en histoire.
Herder, Histoire et cultures, p187

Bien sûr, en tant qu'évêque réformé, le pré-romantique Herder prêche pour sa paroisse en s'opposant au Voltaire de l'Essai sur l’histoire générale après le désastre de Lisbonne impossible à justifier aux yeux de ceux qui voulaient croire à la providence divine. Pour nous convaincre que nous vivons malgré tout dans le meilleur des mondes possibles, Herder reprend l'argumentation de Leibniz dans sa Théodicée faisant de l'imperfection du monde et de l'existence du mal l'indispensable condition de la biodiversité sans quoi nous serions certes dans un paradis de créatures parfaites, semblables à Dieu mais toutes identiques. Ce rôle fondamental donné à la biodiversité devrait nous parler, à notre époque d'extinctions de masse mais aussi pendant cette période de pandémie, mal dont la fonction biologique est notamment la régulation des populations trop nombreuses, et donc la préservation de la biodiversité justement...

Le bon côté des religions, c'est qu'attribuer à Dieu la création du monde suscite l'admiration pour son oeuvre et engage à lui rendre grâce pour ses bienfaits et la magnificence de la nature, gratitude des enfants pour leurs parents qui veillent sur eux malgré tous les dangers, alors que, sans cette garantie divine, injustices et malheurs nourrissent plutôt la révolte et le désespoir en dépit de tous les paysages somptueux, des grandes civilisations et leurs créations artistiques, ou même des trop rares mouvements de solidarité et générosité. Impossible de célébrer la sauvagerie régnante. On ne peut nier pour autant les beautés de la nature et l'exaltation qu'elles peuvent produire. Si on doit les attribuer à l'évolution plutôt qu'à un projet divin, substituant au nom de Dieu dans la citation en exergue celui d'évolution, on comprendra mieux le ressort du progrès humain qui semblerait sinon trop paradoxal au milieu du désastre et de la connerie universelle, en l'absence de toute providence divine ou rationnelle.

Il faut, en effet, qu'on soit contraint par la pression extérieure d'être raisonnable et de s'unir, c'est ce que ça veut dire, sinon la folie et l'avidité dominent. Pas d'évolution sans catastrophes, sans échecs répétés. Il ne s'agit pas d'un développement endogène, de la réalisation d'une essence (humaine), d'un sens de l'histoire, d'une production de notre liberté. Il faut y voir plutôt un processus d'optimisation, de complexification, ou un apprentissage, une intériorisation souvent douloureuse de l'extériorité plus que l'expression d'une intériorité préalable, relevant ainsi d'une causalité écologique. De même les beautés de la nature ne sont pas tombées du ciel mais les vestiges de grandes destructions, des difficultés rencontrées par la vie et d'une sélection féroce (de l'adaptabilité). L'évolution biologique est jonchée de cadavres et ce n'est pas par un malheureux hasard car sans la mort, pas d'évolution des organismes, tout comme, sans la guerre et la disparition d'anciennes civilisations, il n'y aurait pas d'histoire. Dans l'amour de la nature le plus naïf, la violence naturelle est beaucoup trop déniée de même que le fait qu'il n'y a d'évolution que forcée. C'est oublier le travail du négatif et le processus dans le résultat, le cri de la créature derrière la beauté des paysages, des ruines même, tout comme l'émerveillement de l'improbable miracle d'exister en gomme les plus terribles épreuves.

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La vérité des religions

Temps de lecture : 26 minutes

- Permanence et diversité des religions

Les religions sont une réalité massive impossible à ignorer puisque correspondant à un stade décisif de notre développement cognitif au même titre que les mythes. C'est d'abord en effet le produit du langage narratif, de sa grammaire permettant le récit du passé et se substituant au langage simplement phonétique qu'on peut dire encore animal, ne servant que de signal ou de désignation (nomination). Ce n'est pas qu'il était impossible avant de représenter des scènes de chasse en combinant images et gestes, mais le langage narratif ouvre au foisonnement des récits et de leurs univers parallèles, récits du lointain ou de l'invisible, monde du sacré opposé au monde profane (visible, matériel, immédiat), mais faisant exister un monde commun qui est un monde de l'esprit, de la culture, avec un langage commun à des groupes élargis qui en assurent la pérennité et la complexification. C'est sans doute la véritable fondation de notre humanité, plus que l'outil - et bien plus récemment, un peu plus de 100 000 ans sans doute jusqu'à 40 000 ans pour Alain Testart car il se produit une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Avant l'histoire, p234). Ainsi, société, culture et religion ("l’état théologique ou fictif") seraient indissociables à partir d'un certain stade pour des êtres parlants qui se racontent des histoires.

Il n'est pas si facile en tout cas de se débarrasser des religions comme l'espéraient les républicains rationalistes et les marxistes - assimilant la religion à l'opium du peuple et l'oppression des dominés par le clergé mais qui auront vu le retour stupéfiant, comme si de rien n'était, de la religion orthodoxe en Russie après plus de 70 ans d'athéisme pourtant (il faut dire que la religion y était remplacée par le dogmatisme du marxisme-léninisme stalinien servant d'idéologie commune). Il ne faut pas se fier à notre France déchristianisée et son improbable laïcité républicaine, héritière de nos guerres de religions. Car les religions sont diverses et se tolèrent mal entre elles, servant de marqueurs identitaires. Il n'a pas manqué de tentatives de les réconcilier ni de déclarations oecuméniques, mais l'exemple de Leibniz montre qu'à vouloir réconcilier protestants et catholiques on n'arrive qu'à se faire détester des deux camps car on ne marchande pas avec la vérité, du moins avec ce qu'on croit tel et constitué en conviction "profonde" inébranlable, existentielle.

De même, ce qui fait obstacle à la récupération des religions par le rationalisme qui prétend en incarner la vérité, c'est le fait qu'elles touchent à la vérité justement et sont liées à des groupes sociaux, des civilisations. "La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu'il tient pour le Vrai" Hegel, p151. Il est significatif que cette récupération par des athées endurcis se formule presque de la même façon chez Auguste Comte, Durkheim ou Alain, débutant par la proclamation que toutes les religions sont vraies pour en donner des explications scientifiques assez différentes mais qui ratent l'essentiel.

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La fin de la philosophie

Temps de lecture : 20 minutes

  ni sagesse ni savoir absolu ni surhomme
Les éléments d'une philosophie écologique que je viens de rassembler ont toute l'apparence d'une philosophie (écologique, dualiste matière/information) et prolongeant l'histoire de la philosophie (Hegel, Marx, etc). Pourtant, je me suis senti très souvent obligé de préciser qu'on pouvait contester que cette philosophie sans consolation soit encore de la philosophie car ne promettant aucune sagesse et plutôt nouvelle version d'une vision scientifique du monde qui est souci écologique, conformément à l'époque, et qui ne procède pas d'un philosophe particulier ni d'un système a priori mais de résultats scientifiques pouvant toujours être remis en cause par l'expérience, après-coup.

On serait donc bien dans la fin de la philosophie au sens que lui donne Heidegger pour qui "Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'occident européen. La fin de la philosophie au sens de sa ramification en sciences" (Questions IV p118). Ce point de vue "positiviste" vide toujours plus la philosophie de substance au profit des diverses sciences, poursuivant la déconstruction des philosophies idéalistes et de leurs illusions, y compris le matérialisme dogmatisé du marxisme prouvant qu'il ne suffit pas de se vouloir scientifique (car sans Dieu) pour l'être et ne pas tomber dans un nouveau dogmatisme idéaliste. C'est la leçon de l'histoire, raison pour laquelle il y a une histoire nous faisant avancer quoiqu'on dise. Tant que nous ferons des erreurs et que nous aurons des illusions sur la réalité, il y aura donc toujours une histoire de la philosophie mais qu'on pourrait considérer malgré tout comme une sortie de la philosophie et de la métaphysique. Nous serions ainsi dans l'histoire, qui n'est pas finie, de la fin de la philosophie absorbée par les sciences, et se réduisant finalement à la morale, à l'éthique comme philosophie première (Lévinas).

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Homo sapiens, Google et la question

Temps de lecture : 11 minutes

Le désir de savoir à l'ère du numérique
Du point de vue extérieur de l'évolution, Homo sapiens se confond avec l'Homo faber, ses capacités cognitives étant avant tout pratiques, techniques, vitales, assurant sa conquête de la planète entière. C'est le plus avancé qui gagne sur les populations archaïques. Les enjeux de l'intelligence sont d'abord matériels, le savoir est un pouvoir. Cela n'empêche pas que, du point de vue subjectif, le savoir ne soit pas seulement utilitaire et qu'il y ait un désir de savoir détaché de son utilité, libido sciendi postulée par Aristote, curiosité futile mais propre à notre espèce. Sa définition de la philosophie (reprise du Théétète), comme venant de l'étonnement et des questions qu'il pose, peut être accusée d'édulcorer la dialectique socratique et le choc qu'elle a pu représenter, révélant non seulement notre ignorance et nos questions irrésolues mais, bien pire, qu'on se trompait avec arrogance à croire savoir ce qu'on ignore. En effet, à l'origine, il n'y a pas la vérité vraie ni un esprit vierge et un rapport direct au monde mais l'erreur, l'opinion, les préjugés, les mythes, des représentations fausses qu'il faut surmonter, pas seulement la pure ignorance. La recherche de la vérité n'est donc pas une activité innocente, ce que savent tous les pouvoirs qui s'en méfient, les enjeux en sont bien réels touchant au social comme au plus intime de notre être, mettant en cause nos croyances et nos appartenances religieuses ou politiques.

Le sérieux de la pensée, de la philosophie et de l'Histoire ne peut pas être nié. Pour autant, cela n'empêche pas qu'il y ait des pensées légères et purement distractives. Non seulement notre cerveau semble fait pour résoudre des problèmes, qu'il récompense du plaisir d'avoir trouvé, mais il semble en avoir besoin pour se maintenir en éveil et garder une activité incessante. C'est ce besoin qu'on peut dire biologique qu'il s'agit d'examiner ici et qui se manifeste par les divertissements les plus basiques (jeux de patience, réussite) destinés à tromper le terrible ennui qui nous ronge. Heidegger distinguait 3 sortes d'ennuis : 1) l'ennui ordinaire (de l'attente d'un train) quand on n'a rien à faire et qu'on cherche justement un passe-temps quelconque, 2) l'ennui mondain des soirées inutiles qu'on voudrait fuir et qui sont une perte de temps, 3) enfin l'ennui profond d'une vie qui n'a plus de sens, indifférente, sans désir, hors du temps et suicidaire à se soustraire au monde, sortir du jeu et de l'illusio, faisant la dure épreuve de la durée. L'ennui mondain serait plutôt lié au désir d'autres activités qu'à un manque de désir, mais, là aussi, reconnaître l'importance du désir ne doit pas empêcher de reconnaître dans l'ennui ordinaire, qui nous précipite dans le divertissement le plus insignifiant, un au-delà du désir, à condition de ne pas faire du divertissement ce qui nous empêche de penser à nous et à notre misérable existence, mais ce qui nous permet d'exercer nos facultés mentales. C'est en tout cas une partie de ce qui rend le travail désirable malgré sa pénibilité, et rend si invivable le chômage de longue durée ou les retraites inactives (et bien sûr la prison). Les dieux grecs eux-mêmes craignaient l'ennui, un temps sans histoire, et ce serait selon Hésiode la raison de la création du monde et de l'humanité, pour les divertir, de même que, dans la Bible, Eve est créée pour sortir Adam de l'ennui ! Vraiment, il n'y a rien de plus inhumain que l'ataraxie du sage qui ne se pose plus de questions et contemple de haut l'agitation du monde. Nous avons besoin de désirs, d'actions et de problèmes à résoudre.

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Derrida, du phonocentrisme à la déconstruction des hiérarchies

Temps de lecture : 20 minutes

  La voix et le phénomène, 1967
Je trouve la lecture de Derrida très pénible, et encore plus dans ses innovations stupides comme de juxtaposer dans Glas deux textes sans aucun rapport, mais plus généralement par son caractère fuyant, insaisissable, si agaçant. Ce n'est pas pour rien qu'il est considéré comme un philosophe abscons et n'est pas sans rapport non plus avec les subtilités talmudiques voire cabalistiques mais auxquelles s'ajoute une propension à la dénégation (par exemple la préface de La dissémination qui se nie comme préface, tournant autour de l'impossibilité d'une préface !). La position de Derrida était en effet très ambiguë par rapport à la communauté juive dont il voulait se délivrer dans sa jeunesse pour ne plus être discriminé, ce qui ne l'empêchera pas d'en être profondément influencé mais en revendiquant dès son premier texte, une pluralité des origines qui guidera toute son oeuvre et lui permettra notamment de se distancer de Heidegger, dont il était si proche souvent, lui empruntant le concept de déconstruction qui fera sa gloire, mais justement pas pour revenir à une origine perdue et plutôt pour en brouiller les pistes et se soustraire à toute identification.

J'ai toujours été très critique envers ses positions, que ce soit dans ma période marxiste ou lacanienne. Il faut dire qu'il faisait partie de la race improbable des nietzschéens de gauche, avec Deleuze et Foucault ! Cependant, en dépit de mes préventions, je le considère malgré tout aussi incontournable que Heidegger et, en tout cas, le représentant le plus important de la French theory, bien plus que Foucault, sans même parler de Deleuze ! La voix et le phénomène (1967) qui est au fondement de son oeuvre ultérieure, et d'une facture plus classique, m'avait vraiment marqué. Au-delà de la critique de Husserl et de la métaphysique de la présence, sa déconstruction du signifiant et d'un certain structuralisme où le phonème se donne comme l'idéalité maîtrisée du phénomène (p87) constituait un pas essentiel justifiant d'y revenir pour faire le point. L'autre raison, reliée plus spécifiquement à mes derniers textes, tient à l'étonnement que sa contestation d'un langage réduit à la présence se soit incarnée dans l'écriture (sainte) alors que le récit en constitue une bien meilleure illustration à faire ouvertement référence à ce qui n'est pas là, recouvrant le réel et l'expérience immédiate de la chose même par des significations culturelles fictives.

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L’insouciante tragédie de l’existence

Temps de lecture : 13 minutes

Il est irresponsable d'inciter les gens à chercher la vérité alors qu'il n'y a que la vérité qui blesse et qu'ils risquent de tomber sur le cadavre dans le placard. Rien de plus naïf que de s'imaginer qu'il suffirait de sortir de l'ignorance pour s'accorder sur ce qu'il faudrait faire et que tout s'arrange soudain. Il n'est pas étonnant que les religions prospèrent partout : c'est qu'à ne plus croire en Dieu, il n'est plus possible de diviniser l'humanité comme ont cru pouvoir le faire aussi bien les communistes ou nos républicains rationalistes que la plupart des philosophes. Que reste-t-il donc si on ne suit plus Hegel dans son épopée de l'Esprit, ni Marx dans son histoire sainte, ni Heidegger dans sa quête de l'Etre ?

Comment une conception écologique, reconnaissant nos déterminations extérieures qui nous font le produit de notre milieu, pourrait-elle garder une haute idée de l'humanité dès lors qu'on ne la croit plus maître de son destin ? Ce que l'accélération technologique rend plus palpable, c'est qu'au lieu d'être sortis de l'évolution, comme on nous l'enseigne, tout au contraire, c'est l'évolution technique qui nous a forgés et que nous continuons de subir de plus belle, loin d'en avoir la maîtrise, jusqu'à la modification de notre génome.

De plus, on est bien obligé de constater qu'en dépit de la haute opinion que nous avons de nous-même, l'Homo sapiens se montre si peu rationnel et si souvent inhumain - même s'il y a tout autant de gestes émouvants d'humanité. Il ne s'agit pas de noircir le tableau, il n'en a pas besoin quand la bêtise régnante s'étale partout, aussi bien sur les réseaux sociaux qu'en politique ou philosophie, nul n'en est à l'abri semble-t-il, mais au plus haut qu'on remonte on ne trouve qu'obscurantisme et l'absurdité des mythes ou de la religion de la tribu, justifiant souvent quelques cruautés au nom de grands mots et de l'ordre du monde. Il n'y a pas à s'en émerveiller.

Difficile, de toutes façons, de prétendre s'extirper par l'esprit de notre part biologique, animale, c'est-à-dire de notre destin de mortels qui ne nous grandit pas non plus dans les mouroirs modernes où l'on attend la mort sans aucun héroïsme. On peut toujours s'être illustré par de hauts faits, croire à la valeur de nos exploits passés et à notre haute moralité, à la fin, cela ne compte plus guère, mort presque toujours minable, aussi loin des clichés de Hegel que de Heidegger.

Nous ne nous réduisons certes pas à notre biologie et appartenons bien au monde de l'esprit, du sens, des idées et du récit de soi, mais revendiquer notre haute culture ne suffira pas à rehausser notre image quand elle ne fait que nous divertir de notre tragique réalité en nous racontant de belles histoires. Le plus trompeur, c'est de se croire toujours, par notre position, à la fin de l'histoire, du monde, de l'humanité pour en être les derniers représentants vivants. Par suite, l'Histoire a beau être pleine de massacres insensés, on fait comme si tout cela était du passé, comme si nous étions devenus maîtres et possesseurs de ce monde hostile par la force de la raison, heureux contemporains d'une fin radieuse, d'un dimanche de la vie où il ne devait se passer plus rien...

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