Le désir de savoir à l'ère du numérique
Du point de vue extérieur de l'évolution, Homo sapiens se confond avec l'Homo faber, ses capacités cognitives étant avant tout pratiques, techniques, vitales, assurant sa conquête de la planète entière. C'est le plus avancé qui gagne sur les populations archaïques. Les enjeux de l'intelligence sont d'abord matériels, le savoir est un pouvoir. Cela n'empêche pas que, du point de vue subjectif, le savoir ne soit pas seulement utilitaire et qu'il y ait un désir de savoir détaché de son utilité, libido sciendi postulée par Aristote, curiosité futile mais propre à notre espèce. Sa définition de la philosophie (reprise du Théétète), comme venant de l'étonnement et des questions qu'il pose, peut être accusée d'édulcorer la dialectique socratique et le choc qu'elle a pu représenter, révélant non seulement notre ignorance et nos questions irrésolues mais, bien pire, qu'on se trompait avec arrogance à croire savoir ce qu'on ignore. En effet, à l'origine, il n'y a pas la vérité vraie ni un esprit vierge et un rapport direct au monde mais l'erreur, l'opinion, les préjugés, les mythes, des représentations fausses qu'il faut surmonter, pas seulement la pure ignorance. La recherche de la vérité n'est donc pas une activité innocente, ce que savent tous les pouvoirs qui s'en méfient, les enjeux en sont bien réels touchant au social comme au plus intime de notre être, mettant en cause nos croyances et nos appartenances religieuses ou politiques.
Le sérieux de la pensée, de la philosophie et de l'Histoire ne peut pas être nié. Pour autant, cela n'empêche pas qu'il y ait des pensées légères et purement distractives. Non seulement notre cerveau semble fait pour résoudre des problèmes, qu'il récompense du plaisir d'avoir trouvé, mais il semble en avoir besoin pour se maintenir en éveil et garder une activité incessante. C'est ce besoin qu'on peut dire biologique qu'il s'agit d'examiner ici et qui se manifeste par les divertissements les plus basiques (jeux de patience, réussite) destinés à tromper le terrible ennui qui nous ronge. Heidegger distinguait 3 sortes d'ennuis : 1) l'ennui ordinaire (de l'attente d'un train) quand on n'a rien à faire et qu'on cherche justement un passe-temps quelconque, 2) l'ennui mondain des soirées inutiles qu'on voudrait fuir et qui sont une perte de temps, 3) enfin l'ennui profond d'une vie qui n'a plus de sens, indifférente, sans désir, hors du temps et suicidaire à se soustraire au monde, sortir du jeu et de l'illusio, faisant la dure épreuve de la durée. L'ennui mondain serait plutôt lié au désir d'autres activités qu'à un manque de désir, mais, là aussi, reconnaître l'importance du désir ne doit pas empêcher de reconnaître dans l'ennui ordinaire, qui nous précipite dans le divertissement le plus insignifiant, un au-delà du désir, à condition de ne pas faire du divertissement ce qui nous empêche de penser à nous et à notre misérable existence, mais ce qui nous permet d'exercer nos facultés mentales. C'est en tout cas une partie de ce qui rend le travail désirable malgré sa pénibilité, et rend si invivable le chômage de longue durée ou les retraites inactives (et bien sûr la prison). Les dieux grecs eux-mêmes craignaient l'ennui, un temps sans histoire, et ce serait selon Hésiode la raison de la création du monde et de l'humanité, pour les divertir, de même que, dans la Bible, Eve est créée pour sortir Adam de l'ennui ! Vraiment, il n'y a rien de plus inhumain que l'ataraxie du sage qui ne se pose plus de questions et contemple de haut l'agitation du monde. Nous avons besoin de désirs, d'actions et de problèmes à résoudre.