Malaise dans la civilisation numérique

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Aux travailleurs du numérique.

Changer d'ère

On en sait beaucoup moins qu'on ne croit. La pensée est lente et notre rationalité limitée. Il nous est difficile d'être nos propres contemporains et de comprendre notre actualité. Il suffit de lever la tête de son clavier pourtant pour mesurer tous les bouleversements que nous vivons. Il y en a eu d'autres, sans doute, et à chaque époque son malaise, mais ce n'est pas tout-à-fait le même à chaque fois. Ainsi, on est passé de la névrose de culpabilité à la dépression d'un individualisme exacerbé, ce qui dénote un progrès malgré tout de notre autonomie où le numérique n'est pas tout-à-fait pour rien, mais il faut bien convenir que la dématérialisation, la permanence des connexions, la rapidité des échanges ont un effet déréalisant nous précipitant dans un tout autre monde, qu'on peut trouver assez inquiétant.

Tout ne va pas pour le mieux, non, et on n'a pas fini d'en éprouver tous les effets pervers mais le malaise est en grande partie idéologique, de ne pas arriver à lui donner sens, en plus de réelles difficultés d'adaptation à ce nouvel écosystème. Certes, le sentiment de perte n'est pas seulement celui de nos repères, de nos anciens modèles, c'est aussi la perte bien réelle de nos protections sociales aggravant douloureusement notre précarité, ainsi que l'absence de prise en compte des nouvelles conditions de production, mais cette inadaptation résulte bien d'une insuffisante compréhension des transformations en cours. Il faut dire que les changements que nous vivons sont tellement considérables qu'on peut les comparer aux débuts du Néolithique ou de l'écriture mais à une vitesse considérablement accélérée. Les anciennes idéologies sont devenues complètement obsolètes. On le sait, mais elles restent encore dominantes tout comme les institutions en place qui se révèlent tout aussi inadaptées aux conditions de l'économie immatérielle.

Non seulement nous devons subir cette inadaptation qui provoque beaucoup de souffrances et de destructions de compétences mais nous devons essuyer les plâtres d'un dur apprentissage où tous les excès et les premières illusions se confrontent au réel. On peut dire qu'on se trouve au plus mauvais moment, celui de la crise, quand une nouvelle époque tarde à naître et se peuple de monstres (délires complotistes, technophobes ou mystiques). On peut dire aussi qu'on est au moment le plus crucial, dans l'oeil du cyclone, au moment où notre voix et notre action peuvent porter le plus et décider de l'avenir.

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L’émergence de la génération internet

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Alors que la génération internet émerge à peine de son enfance et s'apprête à conquérir le monde pour le changer bien au-delà de ce qu'on imagine, la confusion est à son comble avec certaines critiques de la société voulant faire des nouvelles technologies l'origine de tous nos maux.

Les raisons de la colère certes ne manquent pas : arrogance de l'argent, inégalités qui se creusent, mépris des pauvres, perte des solidarités, précarisation du travail, conformisme réactionnaire, réflexes identitaires, libertés bafouées, flicage généralisé. On conviendra pourtant qu'il n'y a rien là-dedans qui permette d'accuser internet et les nouvelles technologies des malheurs du temps comme d'aucuns voudraient nous le faire croire. A l'évidence, ce ne sont pas du tout des processus obscurs ni le perfectionnement des techniques de contrôle et de surveillance qui sont en cause mais, tout au contraire, des politiques très précises et assez récentes même si elles nous sont devenues tellement banales et familières qu'on les dirait presque naturelles...

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Le capitalisme cognitif

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Le capitalisme cognitif, la nouvelle grande transformation, Yann Moulier-Boutang, Editions Amsterdam

C'est un livre que tout le monde devrait lire, au moins les économistes, car il fait le point d'études économiques trop méconnues sur les transformations du capitalisme et du travail à l'ère de l'information alors, qu'à part une frange du patronat qui s'y trouve confrontée très concrètement et tente d'en tirer profit, tout le monde semble faire comme si rien n'avait changé, que ce soient les syndicats, les politiques et même la plupart des économistes (libéraux aussi bien que ce qui reste de marxistes à l'ancienne). Il faut dire que, pour tous ceux qui en sont restés à l'ère industrielle, du fordisme et de la "valeur-travail", il est bien difficile de comprendre la logique de cette "nouvelle économie" si déroutante, en réduisant l'analyse à déclarer ce capitalisme "financier", ce qui est une tautologie ! Pour cette impuissance à comprendre ce qui constitue une nouveauté radicale, Yann Moulier-Boutang utilise l'image du "vieux vin dans de nouvelles bouteilles" ou du "vin nouveau dans de vieilles bouteilles", selon qu'on garde l'idéologie pour l'appliquer aux réalités nouvelles, ou qu'on change d'idéologie pour l'appliquer à des réalités anciennes. On peut se demander d'ailleurs si le reproche ne peut lui être retourné dans une certaine mesure, mais, ce qui est sûr, c'est que, ce dont nous avons besoin, ce sont de nouvelles théories pour une réalité nouvelle !

Ces théories existent. Contrairement aux essayistes qui veulent nous faire croire qu'ils ont tout inventé et tirent de leur génie la lumière dont ils éclairent le monde, Yann Moulier-Boutang, comme tous les gens sérieux, nous donne ses références et tous les noms des auteurs et des ouvrages dont il a fait son miel. C'est en s'appuyant sur un grand nombre de travaux d'économistes ou d'autres chercheurs, reliant ainsi fort à propos des savoirs dispersés, qu'il déroule une démonstration implacable de notre "nouvelle économie" et peut en proposer une théorie alternative à l'économie mathématique.

Malgré un très large accord sur la plupart des analyses, nous discuterons cependant les deux principales thèses qui justifient son titre, d'abord le fait que l'économie "cognitive" plus que l'économie de l'information caractériserait notre époque, mais surtout le fait que le capitalisme soit vraiment compatible avec cette nouvelle économie de l'immatériel, alors que tout montre au contraire son inadaptation, aussi bien sur les droits de propriété que sur le salariat : c'est véritablement un nouveau système de production.

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Critique de l’avenir du travail

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L'avenir du travail, sous la direction de Jacques Attali, avec le concours de Pierre Cahuc, Fançois Chérèque, Jean-Claude Javillier, Phlippe Lemoine, Luc-François Salvador, Dominique Turcq, Philippe Vivien. Institut Manpower, Fayard, 2007.

En fait d'avenir du travail, il ne s'agit guère plus ici que de prolonger les tendances actuelles, en particulier celles du monde anglo-saxon pris comme modèle dominant, afin de dessiner à gros traits l'avenir auquel nous serions condamnés. C'est une présentation très partiale qui reprend la plupart des poncifs de la vulgate libérale, le plus incroyable étant qu'on n'y parle pas du tout d'écologie, encore moins de relocalisation de l'économie bien sûr, et qu'on fait comme si le système actuel était durable et ne devait connaître aucun bouleversement majeur à court terme : les riches vont continuer à devenir plus riches, les systèmes sociaux vont continuer à se dégrader, etc. Ce monde invivable qu'on nous promet, sauf dans certains pays scandinaves qui semblent habités par des martiens, est certes celui qui paraîtra le plus probable : on ne peut dépasser son temps (en 1942 Schumpeter était, lui, persuadé du triomphe du socialisme soviétique!).

De l'autre côté il y a ceux qui veulent revenir en arrière, au compromis salarial fordiste comme si rien n'avait changé depuis plus de 60 ans, imputant à l'avidité du patronat et à la faiblesse des luttes syndicales la dégradation du salariat. Ces syndicalistes font comme si on pouvait décider complètement de notre avenir, comme si ce n'était qu'une question de volonté et de combativité. Entre laisser faire et volontarisme, il faudrait plutôt prendre la mesure effectivement de la mutation technologique en cours, des transformations du travail, de la mondialisation achevée mais aussi des nouvelles contraintes écologiques, des déséquilibres générationnels, des dégâts du libéralisme et des aspirations des peuples pour essayer de déterminer ce qui serait possible et surtout souhaitable. Bien sûr l'avenir ne sera ni l'un ni l'autre mêlant le pire et le meilleur sans doute, mais nous ne sommes pas de simples spectateurs et nous sommes responsables collectivement de notre avenir.

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La maladie de la disparition

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Une nouvelle "fable des abeilles" pour notre temps !

Il se murmure que les abeilles disparaissent, annonçant une catastrophe écologique, et que la cause pourrait en être la multiplication des téléphones portables à cause de la pollution électro-magnétique qu'ils provoquent (l'électrosmog).

C'est, en fait, plus que contestable mais selon des chercheurs allemands de la Landau University la saturation des ondes désorienterait tellement les abeilles qu'elles ne pourraient plus rejoindre leur ruche, ce qui pourrait entraîner leur extermination en provoquant ce qu'on appelle en anglais Colony Collapse Disorder, et en français la "maladie de la disparition". Voilà ce qu'on pourrait prendre effectivement pour un signe annonciateur de notre propre disparition...

Cependant, même si les ondes n’en sont probablement pas la véritable cause, non seulement on est bien malgré tout face à un risque majeur mais on peut y voir aussi une fable sur l'inconscience avec laquelle nous travaillons à notre propre destruction en détruisant systématiquement nos conditions vitales, tout cela à cause d'une conception un peu trop myope de la productivité et d'une rentabilité immédiate. On verra que c'est une leçon écologique qui s'applique tout autant à l'économie cognitive et qu'il faudrait aussi en tirer les conséquences dans la préservation des milieux humains.

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L’improbable miracle d’exister

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L'existence de l'univers est un miracle (une singularité), l'existence de la matière est un miracle (un défaut dans l'être), l'émergence de la vie est le miracle qui répond au miracle d'un monde improbable. L'indétermination de l'existence constituant notre liberté précède toute détermination, toute matière, toute vie, toute information, tout sens. Notre monde est un monde d'événements largement imprévisibles, notre vie un miracle fragile.

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