Les bienfaits des psychédéliques

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Alors que la légalisation du cannabis gagne de plus en plus de pays, nos gouvernements qui s'y refusent obstinément se couvrent d'autant plus de ridicule que, malgré leurs rodomontades, jamais les drogues n'ont été aussi disponibles qu'aujourd'hui. On a beau mettre en scène le démantèlement de quelques points de deal vite reconstitués, le marché a bien changé maintenant puisqu'on peut se faire livrer son herbe à domicile par des entreprises de plus en plus professionnelles fournissant des produits standardisés et utilisant toutes les ficelles du marketing. Bien sûr, à la différence d'une légalisation contrôlée, et comme cela a toujours existé dans le marché de la drogue, on vous refile en plus des petits cadeaux que vous n'avez pas demandés, cocaïne, ecstasy, en espérant vous accrocher. On ne fait pas plus contre-productif pour une politique prétendue de contrôle des drogues.

Du moins, la situation est favorable pour compléter l'article sur la dépression en étudiant toutes sortes de psychédéliques (autres que le cannabis qui n'en fait pas vraiment partie), substances ayant prouvé leur capacité de modifier la conscience depuis des millénaires et qui font aujourd'hui l'objet du regain d'intérêt des scientifiques et psychiatres.

Ces molécules opèrent un retour en force depuis le début des années 2000, notamment parce que les médecins ont dû reconnaître que la pharmacopée psychiatrique limitée dans ses mécanismes d'action s'avérait inefficace pour nombre de patients. Depuis, le nombre d'essais et d'indications potentielles va croissant : dépressions résistantes aux antidépresseurs classiques, troubles du stress post-traumatique, addictions voire troubles obsessionnels compulsifs (TOC) ou symptômes anxio-dépressifs chez les patients cancéreux ou en fin de vie…

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L’espace-temps entre onde et particule

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J'avais signalé en novembre 2020 un article de Paul A. Klevgard qui donnait une interprétation ontologique de la dualité onde/particule en fonction de leur existence dans l'espace ou dans le temps, c'est-à-dire sous une forme locale ou non locale. En y repensant, après mon récent article sur la physique quantique, j'ai éprouvé le besoin, là encore sans en avoir les compétences, de revenir sur la notion d'espace-temps qui lie indissolublement l'espace et le temps (par les vitesses ou la gravitation), continuité qu'aussi bien la philosophie que le sens commun ont bien du mal à intégrer, non sans raisons, d'autant plus à y mêler la dualité onde/particule amenant à parler, comme Gilles Cohen-Tannoudji, de "matière-espace-temps". Il s'agit, en effet, de montrer une nouvelle fois ce qui, dans la physique, met en défaut notre entendement ordinaire du simple fait qu'on s'éloigne de ce que l'espace et le temps sont pour nous.

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Prendre ses désirs pour des réalités ?

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Ce slogan de Mai68, "prenez vos désirs pour des réalités", avait une charge libératrice, engageant à l'action, à s'affirmer et n'avoir pas peur de prendre des risques, ce qui évoquerait plus aujourd'hui l'esprit d'entreprise et les injonctions du développement personnel que l'esprit de révolte initial. Il n'était pas si absurde pourtant, à cette époque de libération des moeurs et d'émancipation sociale, de prendre au sérieux ses désirs, ou comme disait Lacan, de "ne pas céder sur son désir", car les désirs sont réels aussi et orientent nos vies, rien de pire que de les refouler. C'était alors un important progrès sur le surmoi punitif et a pu participer notamment à la légitimation du désir de libération des femmes, à la simple reconnaissance de leur désir, de leur existence de sujets désirants.

Cette sacralisation du désir avait cependant une face moins reluisante, celle d'un surmoi devenu injonction à la jouissance, idéologie du désir dénoncée dès le début par des marxistes comme Clouscard, soulignant sa complicité avec le libéralisme et la société de consommation qui en constituent incontestablement l'infrastructure matérielle, comme la publicité l'illustrera à outrance. En ce temps-là, la formule de Spinoza affirmant que "le désir est l'essence de l'homme" avait pris le caractère de l'évidence plus que de raison, se situant à l'opposé de l'homme de devoir que tous (curés, moralistes, idéologues, militaires, etc.) professaient avant, glorifiant au contraire le sacrifice des femmes, des soldats, des travailleurs. Là aussi, il faut y voir une conséquence des évolutions du travail qui ne se contente plus de la peine du travailleur pour "créer de la valeur" mais a besoin de sa motivation et veut explicitement mobiliser son désir devenu facteur de production.

Faire du désir un quasi impératif moral est non seulement problématique mais comporte aussi un côté autoritaire incitant les mâles dominants à forcer le consentement au nom du désir - comme le revendiquait Sade ("Français, encore un effort si vous voulez être républicains") - ce qui est abondamment dénoncé dans notre actualité. Il faut bien dire que l'interprétation courante n'allait pas plus loin que de donner crédit à la naïveté de l'enfant roi de croire pouvoir réaliser tous ses désirs, que ce serait même un droit de l'homme en plus d'un devoir, fantasme de toute puissance assez commun mais qui se cogne vite au réel justement. Pourtant rien de plus efficace encore de nos jours que de laisser croire aux foules qu'elles sont toutes puissantes, qu'il ne s'agit que de volonté, appelant logiquement à un pouvoir autoritaire capable de s'imposer à tous pour modeler la réalité selon nos désirs en dépit des résistances et des forces contraires, la libération des désirs se renversant en répression féroce des dissidents.

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Déterminisme quantique, entropie et liberté

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J'aime bien Carlo Rovelli et je suis bien incapable de juger ses théories, que ce soit la gravité quantique à boucles ou l'interprétation relationnelle et relativiste de la mécanique quantique, mais si une physique relationnelle le mène à des formulations qu'une philosophie écologique ne saurait renier, rejoignant de très anciennes spiritualités, il vaut mieux sans doute se garder de sauter directement de l'une à l'autre.

Le monde émergeant d’une conception relationnelle de la physique quantique n’est plus constitué d’éléments indépendants avec des caractéristiques spécifiques mais d’éléments dont les propriétés n’apparaissent que par rapport à d’autres éléments. La réalité en devient ponctuelle, discontinue et de nature probabiliste.

L’interprétation relationnelle nous empêche de décrire le monde physique dans sa globalité : on peut seulement décrire une partie du monde par rapport à une autre.

Comprendre que nous n’existons pas en tant qu’entité autonome nous aide à nous libérer de l’attachement et de la souffrance. C’est précisément en raison de son impermanence, de l’absence de tout absolu, que la vie a un sens et est précieuse.

Cette proximité jointe à la difficulté d'adhérer à plusieurs de ses théories (la place de l'observateur, les réalités multiples, la réversibilité mécanique) m'a incité, non pas à le réfuter, ce qui serait d'une prétention ridicule, mais à présenter une conception alternative, me paraissant plus rationnelle, ce qui, on le sait, n'est pas du tout un gage de sa vérification en physique mais peut susciter des éclaircissements.

C'est surtout l'occasion d'essayer de limiter le déterminisme quantique au niveau quantique justement et non aux autres niveaux, notamment celui du vivant, y réintroduisant une part de liberté, certes très limitée mais qui est au moins la part de doute et de réflexion, d'un vouloir tâtonnant tendu vers sa finalité, son objectif.

Dans ce cadre, qu'on ne puisse avoir une conception globale du monde ne tiendrait pas tant au relativisme de la relation (au perspectivisme nietzschéen) qu'à une multiplicité de niveaux, notamment selon les échelles de grandeur ou d'organisation (passage de la quantité à la qualité) laissant place à de nouvelles déterminations (et degrés de liberté).

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L’inexistentialisme est un humanisme

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Vous avez entendu les nouvelles ? Pas de quoi la ramener sur notre humanité, notre intelligence, notre démocratie avec le retour aux pires moments de l'histoire et ses relents de xénophobie, si ce n'est de nazisme, alors même qu'on peine à faire face à des menaces climatiques vitales. Les migrants meurent à nos portes, des murs s'érigent un peu partout. La panique s'empare des pouvoirs quand les fachos paradent et que la gauche s'effondre sans que les écologistes soient encore prêts à reprendre le flambeau. Au lieu de la connaissance et l'intelligence collective espérée, c'est en permanence la bêtise la plus crasse qui s'étale sans vergogne sur les réseaux comme à la télé ou dans les rues qui s'enflamment au nom des plus folles rumeurs.

A nouveau, notre image en prend encore un coup et il semble bien que nous n'y pouvons rien malgré notre rage d'un tel désastre, baladés d'un mouvement extrême à un autre, comme si nous n'existions pas. Ce n'est certes pas toujours aussi désespérant quand c'est par exemple la parole des victimes de viols qui se libère soudain, mais vraiment, on est trop loin de l'idéal du moi qui flattait notre narcissisme, et surtout il semble bien que la seule façon de peser sur l'événement en bien ou en mal, c'est d'aller dans le sens du vent avant qu'il ne retombe. Inutile de vouloir s'y opposer, c'est en pure perte. Il faut attendre que le temps fasse son oeuvre. "On se croit mèche, on n'est que suif".

On veut croire à l'Amour, à la Révolution ou à Dieu, foutaises ! Ce héros de l'histoire, tel qu'on se peint complaisamment, n'en est que le pantin, régurgitant tout ce qu'il a appris et se jetant sans retenu dans les batailles les plus absurdes du moment, d'autant plus exaltantes qu'elles promettent la lune. Rétrospectivement, les petits groupuscules s'écharpant sur l'interprétation du marxisme comme de la vraie foi paraissent si ridicules alors qu'ils n'avaient aucune prise sur les événements et aucune chance de mettre en pratique leurs théories pour changer la société. On se contente habituellement de suivre avec passion les informations du monde, de ce qui se passe ailleurs et nous dépasse, à l'évidence ne dépendant pas du tout de nous. La vérité, c'est qu'on n'est pas aux commandes, on ne décide pas de notre vie ni de notre existence ni même de nos pensées en dépit des apparences.

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Démocratie des minorités ou dictature majoritaire

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Contrairement aux mythes colportés très officiellement sur notre démocratie, notamment la référence constante au Contrat social de Rousseau (revendiqué certes par les révolutionnaires), il faudrait rectifier que nous avons hérité plutôt des institutions des monarchies constitutionnelles postérieures, ce que apparemment presque personne sur l'échiquier politique n'ose avouer. C'est grave car on défend du coup, aussi bien à gauche qu'à l'extrême-droite, une démocratie majoritaire foncièrement illibérale quoiqu'on dise puisque rejetant la séparation des pouvoirs inscrite pourtant dans la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 mais qui était surtout à la base des monarchies constitutionnelles, raison pour laquelle elles avaient la préférence de Montesquieu.

En conséquence, à part des écologistes attentifs à la diversité, au lieu de promouvoir la démocratie des minorités qui en résulte, celle-ci est dénoncée partout ailleurs comme illégitime (communautariste) face à la volonté de la majorité (confondue avec une volonté générale). Cela paraît à la plupart l'évidence même, alors que c'est une dangereuse illusion. La réalité est bien en effet celle d'une démocratie des minorités qui n'est rien d'autre que la conséquence du règne de l'Etat de Droit et des Droits de l'Homme, c'est-à-dire aussi de la laïcité qui en procède.

Ainsi, une des raisons de la montée inexorable du "fascisme" autoritaire tient du fait qu'elle est paradoxalement alimentée par ses opposants qui font de la surenchère sur le thème du "peuple" idéalisé et de la présentation simpliste d'une majorité lésée par une minorité - qui sera les capitalistes pour la gauche et les musulmans ou les minorités sexuelles pour la droite. Le mythe du souverainisme et de la volonté générale est effectivement indispensable à la prétention de "changer le système", ce qui exige à n'en pas douter un pouvoir fort capable d'imposer à une minorité des votants, parfois à quelques pourcentages près, un ordre nouveau, révolutionnaire, et sortir du capitalisme, du mondialisme ou même de l'évolution technologique. Bien sûr, sans cette "liberté collective" autoritaire il ne reste à la politique nationale qu'un réformisme limité, réduit à l'arbitrage d'intérêts contradictoires, pas de quoi déchaîner les passions des foules.

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Les impasses de l’anti-progressisme

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Même si le progressisme, la confiance dans le progrès, a pu se répandre depuis les Lumières (malgré Rousseau), de son côté la critique du progrès n'a cessé de se faire plus virulente d'abord envers l'industrie déshumanisante et la fin du monde paysan, puis les massacres inouïs de la guerre de 14-18, la bombe atomique, la société de consommation et enfin le numérique aujourd'hui entre écrans, robots et réseaux sociaux. Les ravages du progrès sont depuis longtemps manifestes aux yeux de tous, reconfigurant les territoires et les modes de vie, effaçant le passé, dispersant les familles en individualisant les parcours, hors des anciennes assignations et rôles sociaux. Cela n'a pas suffi pourtant à décourager un progressisme social au moins, ni à freiner en quoi que ce soit un progrès technique qui s'accélère au contraire, ce qu'on ne peut mettre sur le dos de "l'idéologie du progrès" ou des "technophiles", qui ne sont pas si nombreux (la résistance au changement est toujours majoritaire), mais à cause uniquement de l'efficacité matérielle qui s'impose toujours, au moins dans l'urgence, à cause donc du positif de la technique prenant le pas sur son négatif, à la longue même chez la plupart des "technophobes" déclarés.

L'écologie a cependant ajouté à la nostalgie du monde d'avant, la beaucoup plus sérieuse destruction de nos conditions de vie par une industrialisation déchaînée. Cela n'a pas plus ralenti le progrès technique mais a tout de même commencé à produire quelques timides réactions et la transition vers des techniques plus soutenables. Surtout, les premiers effets ressentis du réchauffement climatique ont semble-t-il achevé cette fois le discrédit du progressisme et de ses visions d'avenir radieux. Pour la France en particulier et sa passion de la politique, il faut ajouter encore à la conscience de la finitude de notre planète celle de la mondialisation marchande et de la fin des utopies : il n'y a pas d'autre monde que celui dont nous avons la charge et qu'il nous faut sauver de sa destruction. Tout ceci est amplifié par le sentiment justifié de notre déclin relatif quand les pays les plus peuplés nous rattrapent - n'ayant d'ailleurs pour seule ambition que de nous rejoindre. Pour nous, l'avenir n'est plus un projet positif portant la marque de notre humanité et voué à l'épanouissement de nos talents, se résumant désormais à empêcher le pire (simple négation de la négation). Les tentatives de reconstruire un "projet de société" et d'enthousiasmer les foules par de nouveaux plans sur la comète tombent vite aujourd'hui dans l'indifférence si ce n'est le ridicule. L'avenir est craint plus qu'espéré.

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Hegel écologiste à la fin du temps

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On n'en a jamais fini avec Hegel. J'ai déjà critiqué à plusieurs reprises l'idée de fin de l'histoire, contestant les interprétations politiques courantes qui en faisaient une forme de théodicée. Cette histoire sainte qui finit en paradis n'est certes pas complètement absente chez Hegel bien qu'elle n'ait plus tout-à-fait, à la fin, la naïveté du partisan enthousiaste de la Révolution Française qui y voyait la réalisation de la raison. Pour mieux saisir comment Hegel pensait réellement la fin de l'histoire, dans l'Etat de Droit universel, ainsi que de la philosophie dans les sciences, c'est-à-dire l'achèvement du savoir absolu, de la pensée qui se pense elle-même parvenue à la pleine conscience de soi, il m'a semblé qu'il n'y avait rien de plus utile que de juxtaposer la fin de la Logique, de l'Encyclopédie et de la Phénoménologie, ce qui nous permettra d'en tirer quelque enseignement sur notre actualité confrontée sur tous les plans à la question de la fin, conscience de soi et de notre finitude qui nous ramène aux urgences immédiates.

La fin de la Logique, en premier lieu, résonne en effet avec l'époque où notre liberté confrontée au savoir des risques écologiques s'engage dans les actions nécessaires dictées par le discours scientifique. Je ne prétends pas épuiser le sujet mais c'est l'interprétation que je défendrais ici, non pas donc d'une transformation du monde mais de sa préservation ou son amélioration, sa rationalisation où l'individu garde une part active essentielle - interprétation qui n'est pas incompatible avec la volonté d'aller dans le sens de l'histoire à condition de ne pas le confondre avec l'utopie d'un idéal subjectif.

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La psychanalyse comme analyse du transfert

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"Ce qui est intéressant dans la psychanalyse, ce n'est pas la théorie qui tente d'en rendre compte (ce n'est pas un dogme freudien ni une philosophie), mais uniquement le dispositif et ce que disent les analysants. La grande différence avec les autres thérapies, en effet, c'est qu'il ne s'agit pas d'un formatage, d'une "rééducation émotionnelle du patient" (p585), de l'application d'une théorie (il y en a plusieurs, chez Freud même). Il s'agit d'une parole "libre"... qui finit par dire toujours à peu près la même chose, retombant dans les histoires ennuyeuses de papa maman et de séduction sexuelle (si ce n'est de pédophilie). Chaque témoignage est certes singulier, mais il est d'autant plus étonnant d'y retrouver des mécanismes répétitifs qui étaient restés inaperçus (en dehors de la littérature) et dont on peut constater à quel point ils restent inacceptables aujourd'hui.

Il est bien clair que ce qui scandalise encore, c'est la place de l'inconscient (déresponsabilisant), l'importance de la sexualité (qui nous tire vers le bas), la fonction du phallus (du mâle dominant) et le complexe d'Oedipe (répressif) aboutissant à la castration (qui nous empêche de jouir), toutes choses qu'on s'acharne à dénier et dont il faut interroger l'universalité (y compris des extraterrestres?). Si les libertaires voudraient se débarrasser de l'Oedipe, les féministes du phallus et les religieux ou moralistes de la sexualité, c'est qu'on se trouve face à un réel qui n'est pas présentable, à l'opposé des représentations religieuses ou politiques comme des promesses publicitaires du développement personnel (dont les praticiens ne se soucient guère du transfert)".

J'ai repris ces deux paragraphes de mon article "Philosophie et psychanalyse" pour rappeler ce que la psychanalyse garde de scandaleux, à l'opposé de toute sagesse, thérapeutique ou normalisation, mais il faut insister sur le fait que la caractéristique première de la psychanalyse réside bien en effet dans l'analyse du transfert qui change tout. On peut s'étonner certes de cette place du transfert dans l'analyse qui semble hors sujet mais résulte là encore de la simple observation, vérité d'expérience : "Alors qu’une fois, j’avais délivré de son mal l’une de mes patientes les plus dociles, chez qui l’hypnose avait permis de réaliser les plus remarquables prodiges, en ramenant l’accès douloureux à sa cause, elle me passa à son réveil les bras autour du cou". C'est par cet "amour de transfert" que Freud interprétera le transfert comme projection sur l'analyste de l'image paternelle. En fait, il s'agirait plutôt selon Lacan du fait que le dispositif met l'analyste en position de sujet-supposé-savoir, l'amour s'adressant alors au savoir.

Ce phénomène qui semble marginal, simple parasitage du processus analytique pour ceux qui y voient une reconstruction de son enfance, oblige au contraire à le réinterpréter complètement en dépassant le contenu manifeste et sa prétention de vérité par la réintégration de l'énonciation et du sujet auquel elle s'adresse comme discours de séduction et désir de désir, ce qui a une portée considérable - suspicion portée sur la vérité comme sur tous les discours.

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L’Avenir n’existe pas, il n’y a que des temporalités multiples

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Tout est une question de tempo mais il est très difficile de bien évaluer la temporalité de chaque processus car il y en a plusieurs dont on ne peut prévoir les combinaisons multiples. La physique moderne a réfuté le temps absolu de Newton qui demeure cependant la forme a priori de notre sensibilité, comme dit Kant. On raisonne en permanence comme si le temps était linéaire alors qu'il y a bien plusieurs temporalités qui se croisent dans un présent qui n'a rien de la consistance d'une tranche de vie instantanée et de la cohabitation immobile de tous les êtres que les mystiques mettent en scène. Il n'y a qu'une multiplicité de trajectoires avec leurs temps propres, certains cycliques ou à très court terme, d'autres des temps astronomiques. Il est ainsi certain que nous sommes mortels et que notre planète n'est pas éternelle non plus, ni notre soleil, ni même l'univers tout entier voué à la disparition (avant son rebond?). On a bien du mal cependant à nous représenter ces milliards d'années qui ont pourtant été nécessaires à la vie pour se complexifier.

La fin de l'humanité nous touche beaucoup plus qui se compte tout au plus en millions ou milliers d'années mais que des illuminés n'ont pas peur d'annoncer pour demain ou presque. Il est vrai qu'on s'attend au pire mais ce n'est quand même qu'exagération de catastrophes annoncées déjà bien assez dramatiques comme ça, sans aller jusqu'à la disparition de l'espèce, c'est-à-dire de tout homme ! Garder la mesure des différentes temporalités est essentiel et trop souvent négligé.

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Sur l’histoire de l’art et sa fin

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Chaque art a sa période d’efflorescence, d’épanouissement, en tant qu’art, cette période étant précédée d’une période de préparation et suivie d’une période de déclin. C’est que les produits, les créations des arts étant des oeuvres de l’esprit n’atteignent pas d’emblée, comme les produits de la nature, leur état d’achèvement et de perfection, mais présentent un commencement, un développement, un achèvement et un déclin. Hegel, Esthétique, III 6

Mais à ce degré le plus élevé, l’art se dépasse, et devient prose, pensée. 131

L’art n’a plus ainsi pour nous la haute destination qu’il avait autrefois... tel qu’il est de nos jours, il n’est que trop fait pour devenir un objet de pensées. III 26-27

De ce fait, il a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation. Ce qu’une oeuvre d’art suscite aujourd’hui en nous, c’est, en même temps qu’une jouissance directe, un jugement portant aussi bien sur le contenu que sur les moyens d’expression et sur le degré d’adéquation de l’expression au contenu. 34

Hegel associait la fin de l'Art à la fin de l'histoire supposée, mais ceci juste avant que ne commence la riche histoire de l'art moderne, désormais achevée - bien que l'art post-moderne, qui a tant de mal à lui survivre, revendique d'en être la suite, mais se condamnant ainsi à ne faire qu'en réaffirmer la fin dans une répétition complètement stérile. Pourtant, ce que dit Hegel de la fin de l'art semble bien pouvoir s'appliquer à cet art contemporain. Il m'a donc semblé intéressant d'essayer de compléter l'histoire hégélienne par ce qui a suivi les tendances romantiques de son époque. L'art moderne pourrait y être compris comme une période particulière, car introduisant justement l'histoire dans l'art par sa déconstruction, ses révolutions artistiques. La fin de l'art moderne n'est, bien sûr, pas la fin de l'Art mais peut-être celle de son historicisation.

Au milieu des fracas de l'histoire actuelle et des catastrophes écologiques, parler d'art apparaît en tout cas bien futile aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas au siècle passé où il prétendait porter une vérité essentielle sur l'Esprit et notre humanité, l'utopie artistique étant alors inséparable des utopies révolutionnaires (surréalisme). Les temps ont bien changé avec la fin de l'art moderne et des utopies. L'art y a perdu son caractère sacré, prophétique et son importance métaphysique (dévoilement, homme nouveau, libéré des normes), revenant à sa fonction traditionnelle politique et sociale que l'art moderne pouvait occulter, l'historique y ayant pris le pas sur le sociologique.

Il faut d'abord se persuader qu'il n'y a dans l'Art rien d'accidentel ni de désintéressé malgré ce qu'on prétend. Contre les conceptions éternelles et universelles de l'art et du beau, depuis le paléolithique jusqu'à l'époque moderne, aussi bien que celles qui les ramènent à l'expression subjective et la perception immédiate, il s'agit en effet de réaffirmer les dimensions historiques et sociologiques (d'appartenance) des goûts artistiques, modes ou styles - comme on l'a fait pour les religions ou les idéologies - sans supprimer pour autant la spécificité du rapport à son histoire de l'art moderne, correspondant à une période historique qui est derrière nous.

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Les politiques des philosophes

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La philosophie apparaît en général comme une sagesse individuelle, Alain la définissant même comme une "doctrine du salut sans Dieu", même si Dieu y était bien présent jusqu'à Hegel et Schelling au moins. La philosophie politique apparaît par contre assez marginale tout au long de l'histoire de la philosophie mais c'est un peu comme la religion qui semble consister dans l'expérience mystique de l'adepte, sa foi, alors qu'elle a une fonction éminemment sociale (d'adhésion à un récit collectif et d'appartenance à un monde commun, celui de sa secte). De même, on va voir comme les différentes philosophies, opposées entre elles, s'avèrent en fait fonder des politiques et des idéologies encore vivaces, qui toutes promettent un salut, collectif cette fois.

Même Descartes, qui ne s'est guère occupé de politique, a pu faire dire à Tocqueville que la Révolution française était le fait de "cartésiens descendus dans la rue", ce qui est bien sûr exagéré, et peu conforme aux faits, mais n'est pas faux pour autant. Ainsi, la table rase du passé et la tentative de reconstruction rationnelle de la société par les révolutionnaires rejoignent bien la reconstruction rationnelle entreprise par Descartes comme par chaque système philosophique, reconstruction qui s'avère à chaque fois fautive. L'affirmation un peu trop optimiste d'un bon sens qui serait la chose la mieux partagée - ce que tout dément pourtant, notamment les sciences - participera beaucoup aussi à la légitimation de la démocratie, dans une conception "cognitive" de la démocratie, au moins très prématurée, et d'une volonté générale ne pouvant se tromper (pas de malin génie qui nous trompe).

En tout cas, pour ma part, c'est effectivement par souci politique surtout que je me suis intéressé à la philosophie, d'abord sous l'égide de Hegel et Marx, dans le sillage de Mai68, mais ayant fini par adopter une "philosophie" écologique de l'extériorité, je suis devenu plutôt antiphilosophe puisque réfutant aussi bien les promesses d'un salut personnel que d'un salut collectif dans une fin de l'histoire idyllique qui escamote l'extériorité du réel et les causalités écologiques. Les philosophies, qui ont fait avancer les connaissances et permis les sciences rationnelles, ne pêchent pas seulement en effet par ce qu'elles ignorent mais par ce qu'elles veulent refouler in fine grâce à quelque formule magique bien trouvée, le vrai n'étant plus qu'un moment du faux.

L'actualité politique illustre cependant qu'il ne suffit pas de simplement rejeter toute la tradition philosophique pour ne se fier qu'aux sciences car l'influence des diverses métaphysiques est bien réelle, elle aussi, motivant les différents mouvements de l'extrême-gauche à l'extrême-droite, les illusions révolutionnaires et démocratiques tout comme les revendications identitaires ou d'un retour à la nature. Ces illusions métaphysiques prennent des formes opposées entre Marx, Heidegger, Deleuze, etc., mais à chaque fois nous promettent la lune, une vie tout autre. Examiner l'histoire de la philosophie sous cet angle politique est en tout cas assez éclairant (rejoignant d'ailleurs des analyses marxistes).

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Concepts fondamentaux pour comprendre notre monde

Temps de lecture : 23 minutes

Un petit nombre de concepts fondamentaux qui vont à rebours des modes de pensée religieuses, métaphysiques ou idéologiques, suffisent à renverser la compréhension habituelle, à la fois idéaliste et subjectiviste, de notre humanité (et de la politique). Il n'y a, sur ces concepts examinés ici (information, récit, après-coup, extériorité), que du bien connu, vérifiable par tous, et il n'y aurait aucun mystère ni difficulté si les conceptions matérialistes (écologiques) n'étaient par trop vexantes et n'entraient en conflit avec nos récits, pour cela déniées ou refoulées constamment afin de sauver les fictions d'unité qui nous font vivre. On verra d'ailleurs que ces concepts fondamentaux touchent aux débats les plus sensibles de l'actualité (numérique, démocratie, identitaires, racisme, sociologie, etc).

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Rimbaud, la Commune et le retour au réel

Temps de lecture : 12 minutes

Rimbaud

Qu'est-ce pour nous, Mon Cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !... — Mais si, toute encor,
Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats
Périssez ! puissance, justice, histoire, à bas !
Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d'or !

Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans la Morsure : Ah ! passez,
Républiques de ce monde ! Des empereurs,
Des régiments, des colons, des peuples, assez !

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Théories du complot et critique sociale

Temps de lecture : 18 minutes

Les théories du complot sont, tout comme les mythes et religions, une des manifestations massives des limites de notre rationalité et de nos tendances paranoïaques au délire d'interprétation, manifestant à quel point Homo sapiens est tout autant Homo demens. C'est ce dont on semble refuser absolument de prendre toute la mesure pour ne pas attenter à notre narcissisme et continuer d'entretenir l'illusion de notre fabuleuse intelligence - illusion qui est justement le ressort du complotiste persuadé d'avoir tout compris et de n'être plus dupe de la vérité officielle, ressort plus généralement des militants plus ou moins révolutionnaires.

Ces contre-récits réapparaissent, en effet, à chaque fois que nos anciens modes de vies sont perturbés, que ce soit par la guerre, une épidémie ou une crise économique, les Juifs servant dans tous les cas de boucs émissaires à portée de main (accusés de profanations d’hosties ou de crimes rituels et d’empoisonnements des puits dès le XIIe siècle, jusqu'à la seconde guerre mondiale dont on voulait les rendre responsables). Ce n'est pas si différent d'Oedipe chargé de la culpabilité d'une peste décimant Thèbes, sauf que s'y ajoute l'idée, plus proche de la sorcellerie, d'une volonté humaine agissante derrière de fausses apparences qui masquent les véritables commanditaires et qu’il faut démasquer publiquement afin d'y mettre un terme et retrouver l'harmonie, la transparence et la souveraineté d'un temps passé idéalisé.

Ce dont il faudrait s'étonner, ce serait donc plutôt de notre étonnement pour ce qu'on peut considérer comme une constante tendance de l'esprit humain et de la psychologie des foules que les réseaux ne font qu'étaler aux yeux de tous. Ce qui devrait nous étonner, c'est l'idéalisation, en dépit de toutes les preuves du contraire, de notre intelligence humaine au nom des savoirs péniblement accumulés au cours des siècles, les sciences étant pourtant explicitement basées sur notre ignorance première et la fausseté de nos représentations ou convictions méthodiquement réfutées par l'expérience. C'est pourquoi on peut espérer que la place prise par les théories du complot les plus absurdes constituent un véritable tournant historique nous obligeant à reconnaître enfin notre rationalité limitée contre toutes les utopies rationalistes ?

D'un certain côté, on peut dire qu'il n'y a là rien de neuf depuis les théories fumeuses aussi bien sur l'inexistence que sur la création du virus du sida dans les années 1980 ou, plus récemment, les climatosceptiques s'opposant à la "pensée unique" en s'imaginant déjouer le complot mondial des climatologues (pour capter les budgets de la recherche !). Il y en a eu bien d'autres et à toutes les époques (notamment en 1789 au moment où la Révolution affirmait que ce sont les hommes qui font l'Histoire) mais il faut bien admettre un renouveau depuis le 11 septembre 2001, illustré entre autres par le succès du Da Vinci Code en 2003. Il est quand même remarquable que ce renouveau recycle le plus souvent d'anciennes traditions complotistes, en particulier avec les Illuminati qui en ont constitué une sorte de modèle, simple remake des anciennes théories du complot qui sont toujours des sortes de complots du diable. Le numérique et la globalisation leur donnent cependant une toute autre dimension.

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L’utopie rationaliste à l’ère du numérique

Temps de lecture : 13 minutes

L'ère du numérique et des réseaux planétaires, donnant un accès immédiat à toutes les connaissances, nous a fait entrer dans un nouvel âge des savoirs qui, étonnamment, sonne le glas de l'utopie rationaliste républicaine, c'est-à-dire de l'émancipation par l'éducation. Ce n'est pas bien sûr la raison elle-même qu'il faudrait mettre en cause pour revenir à l'irrationnel, aux mythes, au mysticisme, à la loi du coeur ou l'intuition. Ce n'est pas non plus la rationalité instrumentale tant critiquée pour sa froideur bureaucratique qui est en question. Tout au contraire, ce que révèle notre actualité, c'est bien plutôt comme notre folie s'oppose à la raison dans une histoire qui n'est pas la paisible accumulation progressive de connaissances mais un champ de bataille où s'affrontent des illusions contraires, dialectique bien présente qu'un progressisme naïf voudrait oublier.

Ce travail du négatif avec son lot d'hostilités et d'errance fait dire à Hegel que "Le vrai est ainsi le délire bachique dont il n’y a aucun membre qui ne soit ivre" (Phénoménologie p40). S'il y a bien malgré tout progrès de la raison dans l'histoire, c'est seulement après-coup, car, comme le dit à peu près Valéry, si le monde ne vaut (et n'évolue) que par les extrêmes (les extrémistes), il ne dure que par les moyens et les modérés, ce dont les écologistes notamment devraient prendre de la graine.

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De l’autonomie à l’écologie

Temps de lecture : 32 minutes

L'idéal d'autonomie, qui domine le champ intellectuel et politique depuis si longtemps, avait été mis par Castoriadis à la base de sa philosophie qui a toujours des partisans et revient dans l'actualité avec la publication de morceaux choisis sous le nom "Écologie et politique".

C'est l'occasion de reprendre la critique des fondements et de l'inconsistance, au regard d'une philosophie écologique, de philosophies de l'autonomie qui nous avaient tant séduits (chez Castoriadis comme chez Gorz, entre autres) mais qu'on retrouve paradoxalement de nos jours aussi bien dans le développement personnel ou le management que dans les idéologies révolutionnaires mais aussi sous des formes fascisantes, souverainistes, populistes, nationalistes et xénophobes, ce qu'on ne peut continuer à ignorer. De même, la prétendue "institution imaginaire de la société", qui fait de Castoriadis un peu l'héritier de Georges Sorel et du mythe de la grève générale, pourrait être tout autant récupérée par l'extrême-droite et ceci pour la forte raison que remplacer la nécessité matérielle par un conflit de valeurs arbitraires mène à la violence totalitaire, comme on a pu le montrer avec l'interprétation du marxisme par Gentile, le philosophe du fascisme.

Il y a un besoin indiscutable d'autonomie, qui est effectivement vitale comme on le verra, mais à l'idéalisme subjectiviste et moraliste au fondement des idéologies progressistes aussi bien qu'identitaires, on doit opposer le matérialisme écologique, la prévalence de l'extériorité et donc de l'hétéronomie dont il est illusoire de pouvoir se délivrer quand ceux qui le prétendent ne font que se ranger sous une autre pensée héritée, qui va de la tradition révolutionnaire au complotisme et l'antisémitisme. Il se trouve qu'en 1983 un petit livre reprenait une conférence de Castoriadis et Cohn-Bendit sous le nom "De l'écologie à l'autonomie" alors qu'il s'agira ici, tout au contraire, de passer de l'autonomie à l'écologie.

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La beauté sauvage de l’évolution

Temps de lecture : 13 minutes

Ainsi l'homme doute et désespère, en se fondant il est vrai sur bien des expériences apparentes de l'histoire ; et même en une certaine mesure cette triste plainte a pour elle toute l'étendue superficielle des événements mondiaux; c'est pourquoi j'en ai connu plus d'un qui sur l'immensité océanique de l'histoire humaine cherchaient en vain le Dieu que sur la terre ferme de l'histoire naturelle ils voyaient avec les yeux de l'esprit et avec une émotion toujours renouvelée dans chaque brin d'herbe et chaque grain de sable.

Dans le temple de la création, tout leur apparaissait plein de toute-puissance et de bienveillante sagesse. Au contraire sur le théâtre des actions humaines auquel notre durée de vie est proportionnée, ils ne voyaient que le conflit permanent de passions aveugles, de forces déréglées, d'armes de destruction ne servant aucun dessein positif. L'histoire pour eux ressemblait à une toile d'araignée, dans le coin de ce merveilleux palais, dont les fils entremêlés conservent encore les traces d'un carnage bien après que l'araignée qui la tissa se soit dérobée aux regards.

Cependant, s'il est un Dieu dans la Nature, il existe aussi en histoire.
Herder, Histoire et cultures, p187

Bien sûr, en tant qu'évêque réformé, le pré-romantique Herder prêche pour sa paroisse en s'opposant au Voltaire de l'Essai sur l’histoire générale après le désastre de Lisbonne impossible à justifier aux yeux de ceux qui voulaient croire à la providence divine. Pour nous convaincre que nous vivons malgré tout dans le meilleur des mondes possibles, Herder reprend l'argumentation de Leibniz dans sa Théodicée faisant de l'imperfection du monde et de l'existence du mal l'indispensable condition de la biodiversité sans quoi nous serions certes dans un paradis de créatures parfaites, semblables à Dieu mais toutes identiques. Ce rôle fondamental donné à la biodiversité devrait nous parler, à notre époque d'extinctions de masse mais aussi pendant cette période de pandémie, mal dont la fonction biologique est notamment la régulation des populations trop nombreuses, et donc la préservation de la biodiversité justement...

Le bon côté des religions, c'est qu'attribuer à Dieu la création du monde suscite l'admiration pour son oeuvre et engage à lui rendre grâce pour ses bienfaits et la magnificence de la nature, gratitude des enfants pour leurs parents qui veillent sur eux malgré tous les dangers, alors que, sans cette garantie divine, injustices et malheurs nourrissent plutôt la révolte et le désespoir en dépit de tous les paysages somptueux, des grandes civilisations et leurs créations artistiques, ou même des trop rares mouvements de solidarité et générosité. Impossible de célébrer la sauvagerie régnante. On ne peut nier pour autant les beautés de la nature et l'exaltation qu'elles peuvent produire. Si on doit les attribuer à l'évolution plutôt qu'à un projet divin, substituant au nom de Dieu dans la citation en exergue celui d'évolution, on comprendra mieux le ressort du progrès humain qui semblerait sinon trop paradoxal au milieu du désastre et de la connerie universelle, en l'absence de toute providence divine ou rationnelle.

Il faut, en effet, qu'on soit contraint par la pression extérieure d'être raisonnable et de s'unir, c'est ce que ça veut dire, sinon la folie et l'avidité dominent. Pas d'évolution sans catastrophes, sans échecs répétés. Il ne s'agit pas d'un développement endogène, de la réalisation d'une essence (humaine), d'un sens de l'histoire, d'une production de notre liberté. Il faut y voir plutôt un processus d'optimisation, de complexification, ou un apprentissage, une intériorisation souvent douloureuse de l'extériorité plus que l'expression d'une intériorité préalable, relevant ainsi d'une causalité écologique. De même les beautés de la nature ne sont pas tombées du ciel mais les vestiges de grandes destructions, des difficultés rencontrées par la vie et d'une sélection féroce (de l'adaptabilité). L'évolution biologique est jonchée de cadavres et ce n'est pas par un malheureux hasard car sans la mort, pas d'évolution des organismes, tout comme, sans la guerre et la disparition d'anciennes civilisations, il n'y aurait pas d'histoire. Dans l'amour de la nature le plus naïf, la violence naturelle est beaucoup trop déniée de même que le fait qu'il n'y a d'évolution que forcée. C'est oublier le travail du négatif et le processus dans le résultat, le cri de la créature derrière la beauté des paysages, des ruines même, tout comme l'émerveillement de l'improbable miracle d'exister en gomme les plus terribles épreuves.

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La vérité des religions

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- Permanence et diversité des religions

Les religions sont une réalité massive impossible à ignorer puisque correspondant à un stade décisif de notre développement cognitif au même titre que les mythes. C'est d'abord en effet le produit du langage narratif, de sa grammaire permettant le récit du passé et se substituant au langage simplement phonétique qu'on peut dire encore animal, ne servant que de signal ou de désignation (nomination). Ce n'est pas qu'il était impossible avant de représenter des scènes de chasse en combinant images et gestes, mais le langage narratif ouvre au foisonnement des récits et de leurs univers parallèles, récits du lointain ou de l'invisible, monde du sacré opposé au monde profane (visible, matériel, immédiat), mais faisant exister un monde commun qui est un monde de l'esprit, de la culture, avec un langage commun à des groupes élargis qui en assurent la pérennité et la complexification. C'est sans doute la véritable fondation de notre humanité, plus que l'outil - et bien plus récemment, un peu plus de 100 000 ans sans doute jusqu'à 40 000 ans pour Alain Testart car il se produit une "explosion de la communication à l'aide de symboles vers 38000/35000" (Avant l'histoire, p234). Ainsi, société, culture et religion ("l’état théologique ou fictif") seraient indissociables à partir d'un certain stade pour des êtres parlants qui se racontent des histoires.

Il n'est pas si facile en tout cas de se débarrasser des religions comme l'espéraient les républicains rationalistes et les marxistes - assimilant la religion à l'opium du peuple et l'oppression des dominés par le clergé mais qui auront vu le retour stupéfiant, comme si de rien n'était, de la religion orthodoxe en Russie après plus de 70 ans d'athéisme pourtant (il faut dire que la religion y était remplacée par le dogmatisme du marxisme-léninisme stalinien servant d'idéologie commune). Il ne faut pas se fier à notre France déchristianisée et son improbable laïcité républicaine, héritière de nos guerres de religions. Car les religions sont diverses et se tolèrent mal entre elles, servant de marqueurs identitaires. Il n'a pas manqué de tentatives de les réconcilier ni de déclarations oecuméniques, mais l'exemple de Leibniz montre qu'à vouloir réconcilier protestants et catholiques on n'arrive qu'à se faire détester des deux camps car on ne marchande pas avec la vérité, du moins avec ce qu'on croit tel et constitué en conviction "profonde" inébranlable, existentielle.

De même, ce qui fait obstacle à la récupération des religions par le rationalisme qui prétend en incarner la vérité, c'est le fait qu'elles touchent à la vérité justement et sont liées à des groupes sociaux, des civilisations. "La religion est le lieu où un peuple se donne la définition de ce qu'il tient pour le Vrai" Hegel, p151. Il est significatif que cette récupération par des athées endurcis se formule presque de la même façon chez Auguste Comte, Durkheim ou Alain, débutant par la proclamation que toutes les religions sont vraies pour en donner des explications scientifiques assez différentes mais qui ratent l'essentiel.

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La fin de la philosophie

Temps de lecture : 20 minutes

  ni sagesse ni savoir absolu ni surhomme
Les éléments d'une philosophie écologique que je viens de rassembler ont toute l'apparence d'une philosophie (écologique, dualiste matière/information) et prolongeant l'histoire de la philosophie (Hegel, Marx, etc). Pourtant, je me suis senti très souvent obligé de préciser qu'on pouvait contester que cette philosophie sans consolation soit encore de la philosophie car ne promettant aucune sagesse et plutôt nouvelle version d'une vision scientifique du monde qui est souci écologique, conformément à l'époque, et qui ne procède pas d'un philosophe particulier ni d'un système a priori mais de résultats scientifiques pouvant toujours être remis en cause par l'expérience, après-coup.

On serait donc bien dans la fin de la philosophie au sens que lui donne Heidegger pour qui "Fin de la philosophie signifie : début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'occident européen. La fin de la philosophie au sens de sa ramification en sciences" (Questions IV p118). Ce point de vue "positiviste" vide toujours plus la philosophie de substance au profit des diverses sciences, poursuivant la déconstruction des philosophies idéalistes et de leurs illusions, y compris le matérialisme dogmatisé du marxisme prouvant qu'il ne suffit pas de se vouloir scientifique (car sans Dieu) pour l'être et ne pas tomber dans un nouveau dogmatisme idéaliste. C'est la leçon de l'histoire, raison pour laquelle il y a une histoire nous faisant avancer quoiqu'on dise. Tant que nous ferons des erreurs et que nous aurons des illusions sur la réalité, il y aura donc toujours une histoire de la philosophie mais qu'on pourrait considérer malgré tout comme une sortie de la philosophie et de la métaphysique. Nous serions ainsi dans l'histoire, qui n'est pas finie, de la fin de la philosophie absorbée par les sciences, et se réduisant finalement à la morale, à l'éthique comme philosophie première (Lévinas).

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