La question du suicide

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SuicideLe suicide est incompréhensible pour une société de consommation individualiste qui nous pousse sans cesse au jouir, ne valorisant que la pensée positive et le développement personnel. Ecraser les autres, jouer des coudes dans une compétition acharnée, voilà qui est naturel mais se retirer du jeu n'a aucun sens pour un biologisme primaire et une interprétation un peu trop simpliste du darwinisme (réduit à une naturalisation du capitalisme). Au début des attentats suicides pratiqués par les Islamistes, ce qui dominait, c'était bien l'incrédulité qu'une telle chose soit encore possible dans notre monde alors qu'on ne tolère même plus que la guerre fasse une seule victime dans nos rangs ! C'est pourtant de l'étonnement qu'il aurait fallu s'étonner tant le suicide a toujours eu une grande place dans notre humanité, conséquence immédiate de notre conscience de la mort et de notre liberté, loin d'une supposée aberration psychologique. Pour Camus, on le sait, il n'y a même qu'un seul problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide, et les surréalistes sont partis de la question : le suicide est-il une solution ? Ce n'est pas pour autant sujet dont on parle (un professeur en a fait l'expérience récemment) mais qu'on préférerait bien plutôt refouler de nos consciences si le suicide n'était si présent dans notre actualité.

C'est un suicide qui a déclenché la révolution tunisienne et les suicidés du travail sont devenus une nouvelle forme de protestation sociale alors même que le suicide assisté est devenu la revendication d'une fin de vie dans la dignité (si ce n'est dans l'amour comme pour André Gorz avec sa compagne). Cela ne cadre pas bien avec notre prétendue réduction à l'animalité pas plus qu'avec la soi-disant disparition de la mort, le Maître absolu, dans nos sociétés marchandes. On ne peut mettre bien sûr tous les suicides sur le même plan, le fanatique qui se fait exploser et le philosophe qui se suicide. Ce n'est pas la même chose de se sacrifier pour les siens ou d'affirmer sa liberté, de vouloir culpabiliser les survivants ou simplement se soustraire à la douleur et la déchéance. Ce n'est pas la même chose une décision rationnelle ou prise sous le coup de l'émotion, de la fatigue, de l'épuisement. Il vaut certainement le coup de bien faire ces distinctions, de sortir de la confusion générale mais aussi d'en discuter les raisons et la limite que le suicide pose à des conditions de vie insupportables comme à l'humiliation, du moins lorsque des luttes collectives ne peuvent y suppléer.

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Commune connerie

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biais_cognitifsErrare humanum est
Quand on se rend compte à quel point on a pu être con, on ferait mieux de se taire. C'est d'ailleurs ce que je fais en dehors de ce blog mais vraiment, je ne peux nier avoir avec ma génération collectionné les égarements. En commençant par la religion qui est la preuve massive de notre crédulité et à laquelle je croyais dur comme fer quand j'étais enfant, jusqu'à vouloir être curé ! Je me trouvais à l'époque bien moins crédule quand même que les païens adorateurs d'idoles, puis, je me suis cru beaucoup plus malin quand je n'y ai plus cru et que je me suis engagé dans les mouvements post-soixante-huitards, certain qu'on pouvait changer le monde avec quelques mots d'ordre simplistes et que notre génération allait tout reprendre à zéro (on a vu). Je n'étais quand même pas trotskiste, ni aussi con que les maoïstes casqués scandant de façon effrayante "Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao" ! Avec le recul, la somme de bêtise et d'aveuglements de ces temps là semble considérable (y compris pour un Sartre!), vraiment pas de quoi s'en glorifier outre-mesure même si l'effet à long terme en est largement positif. Après je me suis cru obligé de vivre en communauté et d'aller voir ce qui restait des hippies en Californie. Malgré des côtés sympas, notamment les expériences psychédéliques, il fallait là aussi se traîner un paquet de stupidités plus ou moins mystiques avec la dénégation du surmoi collectif. L'École Freudienne de Paris, ensuite, c'était tout un poème avec Lacan en sujet supposé savoir qui suscitait bien malgré lui des attitudes quasi religieuses de croyants et provoquait une palanquée de délires imbitables trop chargés de signifiants. L'apport de Lacan est incontestable mais ce n'est pas dans les milieux intellectuels qu'il y a le moins de connerie, c'est sûr, et rien de pire que les disciples ! Il y a même quelques raisons de considérer les différentes philosophies en leur fond, et pour leurs adeptes au moins, comme des formes de la bêtise et de la religion (de Platon à Deleuze) bien qu'y échappant par l'argumentation publique[1]. Mon intervention à la création de la Cause Freudienne s'appelait déjà "l'institution ou le partage de la bêtise" mais je ne peux dire que j'en étais complètement indemne, ce qu'on voit bien une fois qu'on a pris ses distances. A mes débuts dans l'écologie, ce n'était guère mieux. J'avais encore, sans le savoir, une conception naïve de la démocratie et m'imaginais, comme les autres militants, que notre devoir était de dessiner une sorte de société plus ou moins idéale, sauf qu'il y en avait plusieurs et que ça faisait des tendances écolos qui s'affrontaient pour rien. Ce qui est curieux, c'est que nous étions nourris de sciences sociales et de déterminisme économique mais qu'on faisait comme si le politique pouvait s'en abstraire par la simple force d'une volonté générale inexistante. Surtout, la vie de parti démentait les belles paroles, la politique elle-même laissant peu d'espoir de changer les choses, réduite à la lutte des places gagnée forcément par les plus ambitieux, et les élections se révélant entièrement dépendantes de ses réseaux.

Ça fait déjà beaucoup. Ce n'est pas une raison pour ne plus rien faire ou espérer mais au moins nous amener à plus de modestie. Si je ne renie rien de mon parcours historique qui ne se résume pas à sa part d'aveuglement, il y a bien eu glissement d'une écologie révolutionnaire devenue désormais plus alternative et localiste. Je suis donc devenu finalement plus matérialiste et réaliste, avec une meilleure compréhension de notre entrée dans l'ère de l'information qui change toutes nos représentations. Comment croire pourtant que je ne me fais pas encore trop d'illusions ou que je ne serais pas encore à côté de la plaque d'une façon ou d'une autre étant donné le peu d'écho rencontré ? Comment croire que ce serait la fin de l'histoire et de notre propre évolution, qui n'a aucune raison de s'arrêter ? C'est paraît-il une illusion commune et fait partie de nos errements les moins évitables. De quoi, en effet, nous faire juger faussement de l'avenir à l'aune du présent alors que les temps changent et que les vérités de demain ne seront pas celles d'hier (ce dont témoignent notamment les sciences par leurs changements de paradigme mais il y a aussi les modes qui changent et des cycles idéologiques). Après une telle carrière, c'est en tout cas la prétention de dire le vrai qui ne peut plus être si assurée, avec la nécessité de maintenir le soupçon sur nos certitudes et une attitude critique, y compris envers la pensée critique - ce qui ne doit pas faire tomber pour autant dans un scepticisme dogmatique.

Si je raconte mon histoire, ce n'est pas que je me crois plus con qu'un autre mais que je ne crois pas être un cas particulier car c'est ce que chacun a pu vérifier dans sa vie, sauf à rester figé dans une position par fidélité excessive qu'on peut à juste titre qualifier de psychorigide. C'est aussi ce que les sciences expérimentent quotidiennement, où il n'y a pas tellement moins de connerie ou de tromperies qu'ailleurs mais où c'est l'expérience qui tranche et l'on est forcé par les nouvelles découvertes à remettre en cause en permanence nos anciennes croyances qui nous semblaient pourtant les plus certaines et rationnelles. La pratique de ma revue des sciences me le rappelle chaque mois mais, en fait, rien de mieux que la programmation pour toucher ses propres limites et se confronter à l'erreur comme ce qui est le plus humain et contre quoi il faut se prémunir sans cesse, seule façon de la surmonter (car surmonter nos erreurs, on ne fait que ça).

Il n'y a rien de nouveau là-dedans, que du bien connu, ce qu'on appelle désormais les biais cognitifs et que Bacon dénonçait déjà dans son Novum organum sous le nom d'idoles (idole de la tribu, de la caverne, de la place publique, du théâtre). On va voir toute la difficulté d'en faire la liste alors que c'est, en général, ce qu'on refuse d'admettre pourtant, à quel point on est bête et ignorant. Moi-même, il me faut me le rappeler régulièrement. Naturellement on se monte la tête à se croire qualifié pour déterminer comment le monde doit marcher (la monnaie, les banques, l'économie, les impôts, etc.). Le pire, c'est que moins on en sait et plus on croit savoir ce qu'il faut faire ! Certains croient même que ce serait le principe de la démocratie ! Il faut tout au contraire en savoir beaucoup pour savoir tout ce qu'on ignore encore. C'est ce qu'on appelle l'ignorance docte qui est tout l'opposé de l'ignorance crasse ou des préjugés du sens commun. C'est en s'approchant des phénomènes dans le détail qu'on peut constater tout ce qui nous échappe et qu'on n'imaginait pas de loin. Au contraire des démagogues qui flattent le savoir du peuple comme d'une assemblée inspirée par les dieux pour mieux l'endoctriner, c'est notre ignorance commune qui devrait nous rassembler et qui est bien plutôt le principe de la démocratie aussi bien chez Aristote que John-Stuart Mill. Répétons-le, il ne s'agit pas de tomber dans un scepticisme généralisé et la passivité d'un spectateur désabusé mais bien d'en rabattre sur nos prétentions et revenir à un peu plus d'humilité au lieu de prendre des airs de héros déchus ou d'anges vengeurs en se comportant comme des perroquets répétant de vieux discours depuis longtemps caducs. Aussi bien en politique qu'en économie, notre désorientation est manifeste et peut mener au pire. Il faudrait en prendre acte. Cependant, le constat sévère de son insuffisance est ce qui devrait rendre le travail intellectuel encore plus crucial et non pas du tout le disqualifier complètement.

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En finir avec les destructions créatrices

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De l'écosystème à l'organisme
destruction_creatriceComme au moment des bulles financières, il y a un côté surréaliste à voir tout un échafaudage qui ne devrait pas tenir debout et qui pourtant ne s'écroule pas, comme suspendu dans les airs. Cela ne dure qu'un temps, le krach finissant toujours par se produire, mais il ne faut pas sous-estimer cette force d'inertie importante qui est fonction des masses en jeu et qui brouille le jugement. On peut expliquer ainsi la période actuelle d'euphorie comme si la crise était derrière nous alors que rien n'a été réglé pourtant. C'est peu de dire que le plus probable serait qu'on replonge, comme les révolutions arabes qui tournent mal. Le pire est toujours possible mais cela ne doit pas empêcher d'envisager l'hypothèse beaucoup plus improbable qu'on arrive à éviter l'effondrement (à le repousser indéfiniment au moins). Ce n'est pas, en effet complètement impossible, on en aurait en tout cas les moyens à l'ère de l'information et de l'écologie, de régulations globales et de la constitution d'un Etat universel. Surtout, cette fois, on voit qu'il n'y a pas seulement l'inertie naturelle mais bien une coordination active des Etats, même minimale, même à contre-coeur, ce qui nous installe déjà dans un tout autre régime.

Arriver à éviter les crises systémiques, principal souci depuis la faillite de Lehman Brothers, pourrait se révéler le principal vecteur de l'achèvement d'une unification du monde déjà effective mais cette situation inédite ne serait pas sans conséquences, en premier lieu de se priver de ce que Schumpeter appelait des "destructions créatrices", provoquées pour lui par l'innovation ("le nouveau ne sort pas de l'ancien mais apparaît à côté de l'ancien et lui fait concurrence jusqu'à le ruiner"). Certains ont pu même dire qu'il n’y a crise que s’il y a innovation, ce qui est très exagéré. Pour René Passet, la nécessité de ces destructions créatrices serait plutôt une caractéristique des systèmes complexes obligeant à passer par l'effondrement pour se reconstruire sur d'autres bases. Dans un cas comme dans l'autre, vouloir empêcher les crises systémiques, ce serait incontestablement une façon d'arrêter l'évolution économique, au moins de la freiner. En effet, cela se traduit très concrètement d'abord par une garantie étatique des banques qui en supprime le risque ("l'aléa moral"), constituant pourtant sa matière première, tout autant que son caractère privé. Beaucoup s'en offusquent exigeant qu'on laisse les banques faire faillite en toute bonne logique libérale mais, comme la bombe nucléaire, c'est une arme qui s'est révélée bien trop dévastatrice pour répéter l'opération.

On ne voit pas bien cependant comment on éviterait dès lors d'étendre cette protection aux autres grandes entreprises jusqu'à celles qui ont un impact local fort, dans ce qui s'apparenterait de plus en plus à une économie administrée plus qu'aux lois du marché. La contamination à une grande partie de l'économie pourrait être irrésistible à la longue. Derrière le libéralisme affiché, ce qui se met en place, ce serait ainsi une gouvernance mondiale qu'on peut qualifier de cybernétique de naviguer à vue sous la pression des événements et pas du tout selon un plan préconçu comme les anciennes économies planifiées. Il faut y voir un événement majeur qu'on peut analyser comme la transformation de l'écosystème planétaire en organisme, en grande partie grâce aux réseaux numériques mais pas seulement puisque c'est la crise systémique qui nous a fait rentrer dans la fin d'un certain libéralisme. Tout comme un organisme se définit par sa résistance à la mort, la prévention des crises systémiques (y compris écologiques) contient l'exigence de régulations globales et change la donne par rapport à la concurrence internationale, signe qu'on quitterait l'économie sauvage et la jungle du marché pour constituer une sorte d'organisme planétaire avec des échanges régulés.

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L’Etat universel et homogène

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Junger-Ernst-L-Etat-UniverselA mesure que la mondialisation progresse, plus nombreux sont ceux qui voudraient s'y soustraire par un retour à une Nation idéalisée dans un splendide isolement alors même que la moindre mesure originale tentée soulève des tempêtes et oblige à revenir en arrière. La pression extérieure est incontestablement homogénéisante, tout comme les prix ont tendance à s'unifier dans des marchés ouverts. Le déplorer ou vouloir le refuser ne change rien à l'affaire, sauf à vouloir dresser un mur entre nous et le reste du monde, ce qui n'est plus du tout tenable. Nous faisons partie de ce monde et de ce temps, comme de cette Europe si faiblarde. Le seul territoire qu'il nous reste est celui de la proximité, ce qui n'est pas rien et le lieu des alternatives locales à la globalisation marchande mais ce n'est pas ce qui empêchera le monde de continuer à s'unifier.

Il fut un temps, pas si lointain, où le mondialisme semblait n'être qu'une idéologie d'élites cosmopolites alors qu'on semble découvrir avec retard l'effacement effectif des frontières qui se manifeste bruyamment par l'exil fiscal notamment. Sur la fiscalité, là aussi, nous avons donc perdu la possibilité de trop nous écarter de la norme européenne. La démocratie nationale a bien perdu l'essentiel de sa substance. On peut en éprouver légitimement un sentiment de dépossession. Nous appartenons indubitablement à un Empire plus large dont l'éclatement est toujours possible dans ces moments de crise mais qui ne nous redonnerait pas l'éclat d'antan et précipiterait plutôt notre déclin alors qu'une Europe unie redeviendrait, pour un temps au moins, la première puissance.

Ce n'est pourtant qu'une partie de la question car, on observe surtout la constitution d'une sorte de gouvernement mondial de l'économie, notamment à travers les politiques coordonnées des banques centrales et la régulation des marchés financiers - mais pas sur les monnaies qui restent encore nationales. Impossible de savoir, donc, si cette solidarité résistera à la guerre des devises qui a commencé mais ce ne serait sans doute qu'un accroc dans un mouvement de plus long terme d'unification du monde déjà largement effective, Etat universel en formation depuis longtemps.

Certains voient dans l'émergence d'un Etat supra-national le résultat d'un complot américain, ou même plus précisément des Rothschild, et auquel Kojève notamment aurait prêté main forte ! L'histoire ne serait ainsi qu'une suite d'intentions mauvaises, comme dans les conceptions policières de l'histoire ignorant les forces matérielles et les tendances de fond. On peut faire plutôt de l'unification du monde une conséquence de l'entropie universelle et du développement des communications. C'est cette dimension entropique qu'on va examiner ici et que René Passet pense retrouver dans l'interprétation de la fin de l'histoire et des classes sociales comme homogénéisation des populations en même temps que différenciation des individus.

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L’histoire avant l’histoire

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Alain Testart, Avant l'histoire
L'époque semble, dans les sciences sociales, aux mises au point méthodologiques, comme si la situation actuelle rendait plus urgent de sortir de l'idéologie (y compris du marxisme et du politiquement correct) pour pouvoir se rapprocher des faits afin de rendre compte de ce qui se passe. Après le Monde pluriel de Bernard Lahire, que j'ai trouvé un brin décevant malgré une bonne orientation de départ, voilà un autre livre réflexif sur sa discipline dont la grandeur est de nous confronter à notre ignorance sans renoncer à construire un savoir (voie de la philosophie ni dogmatisme, ni scepticisme).

Il faut dire que notre préhistoire est le meilleur témoignage de notre propension à reconstruire toute une histoire avec quelques traces matérielles. La paléoanthropologie ressemble à un Sherlock Holmes qui devrait réviser sans arrêt ses conclusions avec la découverte de nouveaux indices. Dans ma revue des sciences je m'amuse à chaque fois de la réécriture de nos origines à partir d'une simple dent parfois, comme un jeu de piste fait pour nous égarer mais on ne peut dire pour autant que ce n'est pas un savoir en progrès, en ceci que sont réfutées de plus en plus des mythes que nous formons, les récits qu'on en fait inévitablement. Ce n'est donc pas pour rien qu'Alain Testart commence son livre-programme par une histoire de la préhistoire et de la notion d'évolution ou de progrès pour se situer lui-même dans ce temps historique (avec une critique du progressisme déjà datée), temps de la science où l'on sait qu'on changera d'avis si de nouvelles découvertes l'exigent. Le plus intéressant, pour nous, c'est de penser l'évolution de la technique et son accélération à partir du Néolithique. Les questions des inégalités et de la richesse sont aussi importantes pour réfuter les visions idylliques qu'on se fait du "bon sauvage" mais on sera plus circonspect sur l'explication de la démocratie européenne par la supposée rémanence d'une culture "démocratique" datant du néolithique et dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'a pas toujours été évidente.

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Jamais période ne fut aussi révolutionnaire…

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Peut-être devrait-on parler d'évolution plutôt que de révolution tant ce mot est chargé d'illusions mais nous sommes indubitablement, malgré une impression d'immobilisme et de régression, dans une période révolutionnaire de bouleversements accélérés comme il n'y en a peut-être jamais eu dans l'histoire humaine à cette rapidité, avec des risques mais aussi des potentialités inouïes. Pas celles que la plupart de ceux qui se disent révolutionnaires espèrent encore, surévaluant notre pouvoir sur les événements et notamment sur une crise qui n'en finit pas de s'aggraver.

La crise de 1929 n'a pas été aussi fulgurante qu'on l'imagine, les choses n'arrêtaient pas de s'arranger, on voyait le bout du tunnel tout le temps bien que le chômage n'en finissait pas de monter... On a vraiment l'impression de refaire exactement les mêmes erreurs que dans les années 1930, un véritable décalque mené tambour battant. Il semble qu'on n'ait pas le choix et que les événements décident de nous plus que nous ne décidons d'eux. Il faut en prendre la mesure. Par rapport à cette sombre époque, nous avons à faire face en plus au déclin industriel résultant du développement des anciens pays du tiers monde, des nouveaux enjeux écologiques et du déferlement numérique tout aussi planétaire. Tout cela conspire à l'affaiblissement de la politique et du niveau national mais aussi à la mise en concurrence des systèmes sociaux.

Dans ces moments de complète transformation, les tentations de retour en arrière sont aussi compréhensibles que vaines, ne faisant que retarder la prise en compte de ces nouvelles réalités. Ainsi, on peut être sidéré aussi bien de la minimisation de la crise que de l'ignorance par les gauches des nouvelles conditions de production et des nouveaux rapports de force géopolitiques ! Quand on voit l'inadéquation à la fois des politiques suivies par les gouvernements et de ce qu'y opposent ceux qui les contestent, il est clair que la question est d'abord cognitive, témoignant de notre impuissance et d'une désorientation générale. C'est sur ce point qu'il faudrait un progrès décisif, exigé par l'unification du monde déjà effective. On n'y est pas du tout.

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Réexaminer notre rapport aux drogues

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On considère en général que le problème des drogues est le type même du problème marginal concernant des marginaux. Il y aurait tant de choses plus importantes, surtout en cette période de crise. On considère aussi qu'il n'y aurait en tout cas aucun rapport avec l'écologie réduite à l'environnementalisme. C'est pourtant tout le contraire. Les drogues ont une place centrale dans les sociétés humaines, elle est simplement presque universellement déniée. Il ne s'agit que d'en devenir conscients, de regarder la réalité en face. Il est même difficile de faire le tour des différentes dimensions affectées par les préjugés scientistes ou religieux sur les drogues qui incarnent au plus haut point nos limites cognitives et le poids des fausses opinions.

De même, la plupart de ceux qui ne sont pas écologistes voudraient limiter l'écologie à un secteur spécialisé et consensuel en oubliant sa dimension politique et conflictuelle soulignée par André Gorz en 1974 (leur écologie et la nôtre). Si l'écologie-politique attentive au bien-être des populations ne peut être insensible à ces questions vitales et liberticides, il y a incontestablement division dans l'écologie entre hygiénistes ou moralistes (qui confondent le naturel avec le normatif) et une écologie-politique attachée à l'autonomie du vivant et sa diversité comme à l'expérience de soi et l'exploration du monde, à l'opposé de toute administration autoritaire de nos vies, même au nom de l'écologie.

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La société de consommation avant le capitalisme

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Il arrive qu'on prenne pour une caractéristique de l'humanité voire de la vie elle-même ce qui n'est que l'idéologie d'une nouvelle classe dominante voulant faire oublier qu'elle vient juste d'usurper la place mais il arrive tout autant qu'on prenne pour une nouveauté absolue ce qui ne date pas d'hier pourtant. Il est toujours difficile de faire la part de la continuité et celle de la rupture, il ne faut pas se fier là-dessus aux premières évidences trop tranchées et globalisantes. Le plus grave, en ces affaires, c'est de se tromper dans l'ordre des causalités. Ainsi, il n'est pas indifférent de faire de la société de consommation une cause ou une conséquence du capitalisme.

Tout dépend évidemment de ce qu'on appelle "société de consommation" et qui désigne normalement ce qu'on appelle aussi le compromis fordiste de l'après-guerre. C'est le moment où le travail salarié dépend directement de la consommation des salariés (l'emploi dépend de la croissance). On peut dire ainsi que le capitalisme s'impose d'abord matériellement par sa productivité puis dure ensuite par la société de consommation, ce que Debord appelait le spectaculaire intégré où toute la société s'intègre à l'économie de marché. Cette analyse reste valable pour cette période bien que dépassée par l'ouverture des marchés aux pays émergents qui entraîne baisse des salaires et dislocation des protections sociales en délocalisant les marchés (c'est le spectaculaire désintégré). La fièvre consumériste et la publicité envahissante n'ont rien de nouveau, dénoncées en vain depuis plus de 50 ans maintenant. Nombre de critiques de l'aliénation marchande avaient voulu faire du capitalisme l'unique cause d'un dérèglement du désir qui serait depuis entièrement dénaturé et fabriqué, avec pour conséquence un discours moralisateur inutile et pesant. C'est là que Jan de Vries apporte un démenti salutaire à cette fable trop simpliste, en montrant que la société de consommation, dans le sens cette fois d'une fin de l'autarcie, de la monétisation et de l’achat de marchandises, a bien précédé le capitalisme industriel au XVIIIè siècle.

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L’oubli du récit

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Il y a beaucoup de raisons à notre rationalité limitée tenant à notre information imparfaite et notre débilité mentale, à la pression du groupe et aux paradigmes de l'époque quand ce n'est pas un savoir trop assuré pris dans la répétition jusqu'à se cogner au réel. Il y a bien sûr aussi le poids de l'intérêt comme de l'émotion. Tout cela est à prendre en compte et il y a déjà largement de quoi en rabattre sur nos prétentions mais on reste encore dans le biologique. Or, la connerie humaine va très au-delà d'un manque d'information ou d'une bêtise animale puisque ce qui nous distingue, c'est bien notre propension à délirer et d'habiter un monde presque entièrement fictif. Il n'y a de folie que d'homme. On peut dire que c'est l'envers de notre liberté mais c'est surtout le produit du langage narratif, ce qui n'est pas assez souligné et s'oublie derrière le contenu alors que c'est sans doute ce qui nous humanise et le distingue radicalement des langages animaux. Ainsi, ce ne serait peut-être pas la parole adressée à l'autre mais le récit plus que le langage lui-même qui nous aurait fait entrer dans un monde humain peuplé d'histoires de toutes sortes, pas seulement de signes.

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Une philosophie sans consolation

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Si pleurer, c'est déjà être consolé[1], les consolations ne manquent pas à notre vallée de larmes. Il y a aussi, sans conteste, un plaisir de la recherche de la vérité et de l'écriture qui, même à rendre compte de nos malheurs, nous console vaguement de l'injustice du monde et de la précarité de l'existence dans le commerce avec les idées éternelles, un peu comme un blues déchirant peut exalter notre sentiment de vivre dans l'expression même de la douleur la plus profonde. Il y a indéniablement un bonheur de la philosophie, presque malgré elle, mais c'est l'erreur la plus commune parmi les philosophes de prétendre faire du bonheur la promesse de leur philosophie comme d'une quelconque sagesse ou psychologie normative. Si le philo-sophe avoue qu'il n'est pas sage, c'est d'aimer trop la vérité et de ne s'intéresser qu'au discours public, au bien dire enfin plus qu'à son bien-être.

Or, la vérité est presque toujours déceptive, ce serait une erreur vraiment d'y rechercher une quelconque consolation que rien ne justifie au contraire puisqu'à perdre nos illusions, c'est la rugueuse réalité à laquelle on se cogne (c'est ça le cognitif). Ce serait trop facile de pouvoir attribuer nos malheurs simplement à notre aveuglement, à un voile que la philosophie déchirerait pour nous ouvrir enfin à la jouissance interdite (Béatrice), à la splendeur de la vérité (claritas) et au point de vue divin (dit du troisième genre ou de Sirius, bien au-dessus des simples mortels). C'est le conte pour enfant que nous racontent toutes les religions et dont la philosophie n'a pas pu se défaire depuis Aristote qui critiquait pourtant avec quelques raisons le souverain bien de Platon mais qui le remplace immédiatement par la contemplation du philosophe et le bonheur de savoir. Il ne restait plus aux professeurs de vertu et aux petits maîtres qu'à s'engouffrer dans ce nouveau marché avec chacun sa petite recette entre exaltation des plaisirs et refoulement stoïque des peines. A ces faux philosophes qui voudraient faire de nous des spectateurs satisfaits et passifs du spectacle du monde, il faut opposer une lucidité plus diabolique sans doute mais une philosophie désabusée et stratégique, dépourvue de promesses autres que celles d'une action organisée.

Il n'y a rien qui permette dans les lois de la nature, les sciences sociales ni l'expérience historique d'être trop optimiste. Nous n'avons pas de raison de nous réconcilier avec le monde même s'il est le produit de nos actions, point où Marx avait raison contre Hegel sauf que c'était juste pour repousser la réconciliation au supposé communisme à venir, avec des promesses bien plus insensées que celles de Hegel pour qui la lutte des classes et les contradictions sociales n'ont pas de fin. Seulement, ce n'est pas parce que rien n'est sans raison ou que l'argumentation tend à l'universel qu'on devrait s'en satisfaire et ne plus s'opposer au monde qui court à sa perte. Dans sa lutte perpétuelle contre la mort qui nous ronge aucune vie ne peut rester inactive ni espérer la fin de l'entropie universelle. La lutte et la contradiction sont bien au fondement du monde de la vie et non le laisser-faire du simple spectateur. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas renverser l'ordre établi qu'il faudrait le prétendre juste et passer dans le camp de la réaction. Il n'y a aucune raison de renoncer à plus de justice ni à vouloir aller au bout des possibilités de l'époque, il faudrait du moins mieux tenir compte des rapports de force matériels et se donner des objectifs réalisables au lieu de se payer de mots.

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Ne pas surestimer nos moyens

Temps de lecture : 18 minutes

Passée la période des élections et des espérances révolutionnaires les plus folles, nous voilà revenus au sol et la situation est encore plus catastrophique qu'on ne veut bien le dire. Tout semble perdu sur tous les fronts avec des marges de manoeuvres réduites à la portion congrue. Dream is over. Le plus grave, on ne le répétera jamais assez, ce sont les problèmes écologiques qui s'annoncent de plus en plus insolubles avec le développement des pays les plus peuplés (après Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, qu'on désigne sous le nom de BRICS, voici venir les « Next eleven » dont l'économie décolle : Bangladesh, Égypte, Indonésie, Iran, Corée, Mexique, Nigeria, Pakistan, Philippines, Turquie, Vietnam...) alors qu'on se dirige vers un pic de population où la pression sur les ressources sera à son maximum. Dans l'immédiat, ce sont les problèmes économiques qui sont destinés à s'aggraver durablement en attendant le krach de la dette et le retour de l'inflation. La pression budgétaire se combine à la pression du développement des autres continents pour démanteler les protections sociales et mettre à mal notre "modèle européen".

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Pour une philosophie de l’information

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Il semble que la philosophie soit restée bloquée sur la question du langage sans arriver à intégrer la notion d'information sinon pour faire une critique superficielle de sa trivialité. C'est d'autant plus fâcheux qu'elle se trouve incapable dès lors de penser notre actualité qui est celle de l'ère de l'information, justement. Des actualités, il ne sera pas question ici pourtant, ni des journaux d'information ni même de la communication ou des réseaux, mais de considérations qui paraîtront beaucoup plus inactuelles sur le concept lui-même d'information tel qu'il s'est manifesté dans le numérique et l'informatisation du monde. Aussi bien les sciences que les modes de vie en ont été profondément affectés sans que cela ne semble avoir beaucoup préoccupé les philosophes, sinon pour de vaines condamnations morales tout-à-fait inutiles alors que ce sont ses catégories qui devraient en être bouleversées.

C'est ce qu'on va essayer de montrer par ce qui relie information et finalité tout comme ce qui sépare l'émetteur du récepteur, l'information du fait, le logiciel du matériel, dualisme fondamental du corps et de l'esprit qui nous coupe de la présence immédiate mais devrait permettre de fonder un véritable matérialisme spirituel. De quoi renouveler le sens de la vie comme incertitude de l'avenir sans laquelle il n'y a pas d'information qui vaille. Il serait téméraire de vouloir déduire de prémisses si générales des conclusions un tant soit peu politiques mais on pourrait tirer tout de même de cette base, qui semble si mince, une éthique de la réaction et de la correction de nos erreurs, en tout cas donner un nouvel éclairage à des questions plus anciennes.

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Du revenu garanti aux coopératives municipales

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Pour publication, suite au colloque à Montreuil pour un revenu social, les 30 et 31 mars 2012 (où je n'étais pas) j'ai dû fusionner, et améliorer, les deux articles que je leur avais écrit (Un revenu pour travailler et Des coopératives municipales pour des travailleurs autonomes).

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Des coopératives municipales pour des travailleurs autonomes

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Comme on le voit bien, colloque après colloque, il n'y a pas du tout d'unité du revenu garanti dont les différentes versions expriment toute une gamme de positions politiques différentes. C'est qu'on ne peut donner sens à un dispositif isolé qui dépend du rôle qu'on lui fait jouer dans l'organisation sociale. Cela peut aller de la simple mesure sociale, d'un palliatif du marché du travail assurant une consommation minimum, jusqu'à l'élément d'un nouveau système de production relocalisé qui change la façon de produire en donnant accès au travail choisi. C'est uniquement grâce à un ensemble de dispositifs faisant système (production, revenu, échange) qu'un revenu garanti permettrait de sortir du salariat capitaliste et de passer de la sécurité sociale au développement humain, mais surtout de la consommation à la production, de la valorisation des marchandises à celle des oeuvres (de l'avoir à l'être comme disent les publicitaires).

Dans cette optique, le revenu garanti constitue effectivement pour beaucoup la condition d'un travail autonome et du travail choisi, ce qui est bien dans ce cas un revenu pour travailler (et qui donc s'auto-finance en partie) même si on ne doit pas y être obligé du tout, condition de la liberté du travail (et de prendre le temps d'élaboration, de formation, d'expérimentation, de soins, etc., sans oublier le temps de vivre évidemment!). La difficulté, comme toujours, c'est de tabler sur la liberté individuelle plutôt que la contrainte mais s'il est exclu d'obliger quiconque à un travail autonome (ni à une quelconque contrepartie productive d'ailleurs), cela n'empêche pas de l'encourager, de le rendre possible, d'y inciter par toutes sortes de mesures.

Ce serait la fonction des "coopératives municipales" de fournir, quand c'est possible, les conditions matérielles et humaines du travail autonome permis par un revenu garanti, offrant ainsi à tous une alternative au marché du travail et à l'emploi salarié dans une entreprise marchande.

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Le monde humain comme monde commun

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Etienne Bimbenet, L'animal que je ne suis plus, Folio

Le monde commun est un rêve qui nous façonne depuis la première parole. p401

Ce livre est intéressant à plus d'un titre. D'abord il fournit un accès à toute une littérature qui va du cognitivisme à la phénoménologie en passant par l'éthologie, ensuite il tente une phénoménologie du vécu spécifiquement humain, en opposition à celui de l'animal. Son parti pris lui interdit de faire vraiment du langage ce qui nous sépare de l'animalité en donnant matérialité à la pensée (ce qui la façonne en retour) pour essayer d'en cerner la condition de possibilité pré-verbale. On peut considérer que c'est une impasse conceptuelle mais qui se révèle étonnement productive même si, malgré tous ses efforts, l'empreinte du langage se fait constamment sentir. Il aboutit en effet à situer dans la désignation, le simple geste de montrer du doigt, ce qui différencie déjà l'enfant du chimpanzé (qui en serait à peu près incapable), d'autant plus que ce geste ne serait pas impératif mais déclaratif. On peut certes trouver des contre-exemples ponctuels mais non pas contester son caractère exceptionnel dans le règne animal. Par contre, il est difficile de ne pas faire le lien avec la nomination.

Faut-il donc y voir la condition du langage ou son effet (les bébés comprenant des mots dès 6 mois mais montrant du doigt dès 3 mois) ? Les deux pourraient se confondre dès lors qu'il y aurait eu sélection génétique, incorporation au génome de cette dimension essentielle de la nomination puisque c'est bien la spécificité de l'espèce humaine qui est visée (désignée) ici.

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Critique de la critique

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J'avais déjà montré comme les mouvements d'avant-garde post-révolutionnaires pouvaient trouver leur modèle originel dans le trio d'étudiants formé par Hölderlin, Schelling et Hegel (la poésie, la mythologie et la science) voulant réaliser immédiatement ce qui leur apparaissait comme la Vérité même dont la Révolution française leur avait donné la preuve en même temps qu'un sentiment d'inachèvement avec la grande déception thermidorienne finissant en césarisme... On peut dire que Hegel a forgé sa dialectique sur ces contradictions de l'affirmation d'une liberté absolue qui mène à la Terreur supprimant toute liberté alors qu'ensuite l'Empire dominateur répand le Code civil et le règne du Droit, apportant la liberté dans une grande part de l'Europe ! Ce renoncement à l'immédiateté est de l'ordre d'un deuil impossible qui plongera Hegel dans une grande dépression mais il ne faut pas voir dans ses élans de jeunesse un simple égarement qu'il aurait dû surmonter car l'opposition au monde et la négation de l'existant constituent le moment initial de la dialectique qui s'enclenche avec la nécessité que ce premier positionnement critique soit suivi d'une "critique de la critique". C'est effectivement ce qu'on désigne habituellement comme le troisième temps d'une dialectique qui ne se limite certes pas à l'opposition des bons et des méchants car après la thèse puis l'antithèse, il y a la "négation de la négation" qu'on appelle trop rapidement synthèse. C'est, en effet, loin d'être la fin de l'histoire, plutôt l'engagement dans une série de rebondissements futurs et de retournements contradictoires dont le schéma est toujours à peu près le même. Si un mouvement révolutionnaire se pose d'abord en s'opposant à l'ordre établi et son discours trompeur, son arbitraire, ses injustices, il lui faut ensuite faire face à ses divisions internes et ses propres préjugés à mesure qu'il devient lui-même un pouvoir.

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Un revenu pour travailler

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Je voudrais prendre à revers l'interprétation courante d'un revenu de base inconditionnel comme devant nous délivrer du travail alors qu'il est tout au contraire la condition d'un travail autonome et qu'il doit donc être considéré comme productif. C'est ce qui lui donne un tout autre sens que la seule suppression de la misère, justifiant dés lors un montant supérieur au minimum vital sans que cela puisse être considéré comme une simple dépense mais au contraire une ressource ou un investissement. Cependant, pour que ce point de vue soit effectif, on ne peut faire du revenu garanti une mesure isolée sans les institutions démocratisant l'accès au travail autonome (notamment des coopératives municipales), non pas un solde de tout compte mais un point de départ, une condition préalable au dépassement du salariat qui n'est en rien une fin du travail dans une civilisation des loisirs si ennuyeuse.

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Théorie de la société

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Dans le prolongement du livre sur la vie, je m'attelle à nouveau à une tâche impossible mais qui me paraît indispensable au vu des différentes idéologies politiques et des projets de transformation sociale. Il ne s'agit en aucun cas de prétendre à une théorie complète de la socialité humaine, ce qui exigerait de toutes autres dimensions, mais de donner simplement quelques repères principaux du fonctionnement des sociétés humaines au-delà des mythes qu'on s'en fait. Ce minimum d'anthropologie n'est pas, en effet, un problème théorique mais pratique au plus haut point en ce qu'il permet de déterminer, contre les rêves d'un "homme nouveau" fantasmé, ce qu'on peut espérer en politique et les limites de la plasticité humaine, au-delà de la fable d'une nature bonne qui aurait été pervertie ou de l'appel aux valeurs morales aussi bien qu'aux hommes de bonne volonté comme si tous nos problèmes venaient de la méchanceté du coeur des hommes. Le problème, c'est bien plutôt que pour comprendre les sociétés et leur rapport aux individus qui les composent, il faut non seulement adopter un matérialisme historique et dialectique complètement déconsidéré mais intégrer des concepts très controversés comme ceux de totalité sociale, de structure, de système ou de cycle (de macroéconomie), de champ social, de discours ainsi que de rationalité limitée, d'information imparfaite, etc.

La société, ce n'est pas la communauté, pas un peuple, ce n'est pas la famille, ce n'est pas seulement nos rapports ou nos échanges avec les autres, c'est une organisation sociale, des rites et des institutions, des textes fondateurs, un mode de vie et de coexistence sur un territoire, avec en premier lieu les systèmes de production assurant la survie matérielle et la reproduction sociale. Toute une tradition nominaliste a prétendu que la société n'existait pas, ce qui est consternant d'aveuglement, en particulier dans les rapports avec d'autres sociétés, pas seulement la guerre. Ce réductionnisme voudrait tout expliquer par l'auto-organisation des individus ou leurs capacités d'imitation alors que la mobilisation générale vient clairement d'un niveau supérieur sur lequel l'individu a peu de prises. Ce qui n'existe pas, c'est plutôt l'individu autonome, le self made man qui ne doit rien à personne et dont Robinson a créé le mythe fondateur. Il faut reconnaître tout au contraire nos interdépendances et nos appartenances, non seulement une langue commune et toute la culture dont nous héritons, mais aussi bien la coopération productive, la monnaie, les circuits du don et des échanges, l'état des techniques et de la médecine, les infrastructures matérielles et le code de la route qui va avec, etc., existence bien réelle de la société au-dessus de nous. Il faut être aveuglé par l'idéologie pour ne pas reconnaître l'utilité sociale, la sphère publique et les biens communs légitimant l'impôt qui les finance et qui doit être approuvé démocratiquement, domaine privilégié de la politique, mais cette société au-dessus de nous peut faire sentir aussi toute son oppression en écrasant les individus. On va donc essayer d'esquisser quels sont ces individus qui font société alors qu'ils en sont le produit, quels sont les principaux déterminismes sociaux et le système de production auxquels ils participent.

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La relocalisation de la production

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Adresse aux 2èmes rencontres de la relocalisation (24 et 25 septembre)
L'écologie, c'est d'abord la relocalisation puisque c'est la réhabitation de notre territoire et la réappropriation de nos vies dans lesquelles la production et le travail occupent une grande place. L'économie locale est à la fois un facteur déterminant de notre qualité de vie et de l'équilibre local. La relocalisation concerne aussi bien la production d'énergie, par le solaire et autres énergies renouvelables, l'agriculture, avec l'organisation de circuits courts, et même l'industrie qui délocalise, mais la relocalisation concerne majoritairement les services (de proximité) et le travail immatériel à l'ère du numérique. Il s'agit non seulement de travailler au pays (sans dépendre de multinationales) mais d'accéder au travail choisi et d'échapper au salariat productiviste (ce qui nécessite un revenu garanti) tout en trouvant à valoriser ses compétences (grâce à des coopératives municipales), en privilégiant les échanges de proximité (avec des monnaies locales).

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Un homme de parole (le sujet du langage)

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Pour finir la série, après avoir survolé l'histoire de l'humanisation du monde et de sa transformation matérielle, il s'agit de comprendre en quoi précisément le langage narratif a pu tout changer de notre vécu au point de nous séparer des autres animaux.

Il n'y a pas de nature humaine, ce qui fait l'homme, c'est la culture qui s'oppose à la nature par construction, la raison qui nous détache du biologique, la civilisation qui réprime nos instincts, l'histoire qui prend le relais de l'évolution. C'est un nouveau stade de la séparation du sujet et de l'objet, de l'autonomisation de l'individu par rapport à son environnement, processus qui vient de loin et n'est pas réservé à notre temps. Tout n'est pas culturel pour autant. Il ne s'agit en aucun cas de nier les mécanismes biologiques étudiés avant, par exemple dans la différence des sexes, mais de ne pas les assimiler trop rapidement à ce que la culture y superpose de systématisation (dans la division actif/passif notamment). Pour les sociétés humaines, rien ne justifie de faire du biologique une raison suffisante, encore moins une norme culturelle, et il faudrait éviter les tentations scientistes de mettre sur le compte de la biologie ce qui résulte d'une longue histoire.

L'essentiel, c'est le lien de la culture et du langage tel qu'il avait été établi par le structuralisme dont l'apport là-dessus est considérable et ne peut être ignoré. On peut regretter le discrédit dans lequel il est tombé de nos jours, certes à cause de ses excès, ses erreurs, ses errements. Le phénomène est on ne peut plus classique et relève justement d'une analyse structurale : chaque génération se construit sur l'opposition à la génération précédente et toute théorie trop dominante est destinée à un temps de purgatoire quand elle est passée de mode ! Il n'empêche que la culture, les contes, les mythes, les rites, les modes relèvent bien d'une approche linguistique et structurale, ce qui n'est en rien une négation de l'histoire comme le craignait Jean-Paul Sartre, ni même de l'humanisme, encore moins de la liberté. On devrait parler plutôt, comme Lucien Goldmann, d'un structuralisme génétique car les structures évoluent, bien sûr. Ce n'est pas parce qu'il y a des règles qu'elles ne peuvent pas changer, simplement elles doivent garder une certaine cohérence, un peu comme l'évolution du squelette doit respecter des contraintes structurelles, évoluant donc plutôt par sauts et changements de paradigme (ou d'épistémé).

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