La conscience après-coup de nos décisions et jugements

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On avait abordé, dans le mystère de la conscience expliqué, l'hypothèse de Todd E. Feinberg et Jon M. Mallatt, postulant que si notre conscience nous est mystérieuse, c'est parce que nous ne percevons pas notre système de perception et nos neurones (la perception s'oublie derrière le perçu). Il est intéressant de le compléter par les conclusions que tire Peter Carruthers de la réduction de la conscience à "l'espace de travail" du cerveau dans un interview qui est faussement titré "Il n'y a pas de pensée consciente", ce qui est absurde, alors que ce qu'il dit est bien plus précis, c'est que nos actes ne sont pas directement conscients, contrairement aux sensations, et le deviennent seulement après-coup par leur perception ou leur verbalisation.

Il y a bien confirmation du fait qu'on n'est pas conscient non plus du processus de décision ou du jugement, qui ne deviennent conscients qu'après coup, ce qui est assez logique, mais ce qu'ajoute Peter Carruthers, c'est qu'on en devient conscient, après-coup, seulement par les sensations, qu'il n'y aurait même que des sensations (des représentations?) qui peuvent être conscientes, c'est-à-dire présentes dans notre espace de travail mental.

On voit qu'il y a séparation entre théorie et pratique, représentation et action, réflexion et décision. Rappelons qu'en philosophie, si la conscience peut s'identifier à la conscience morale (responsabilité, conscience de soi et de ses actes), elle l'est plus primitivement à l'intentionalité, conscience entièrement absorbée par son objet, qu'elle n'est pas (aussi bien concept que perception) - cependant Husserl parle également de flux de conscience, comme ce qui nous arrive plus que ce qu'on vise, la première forme de conscience correspondant à la focalisation de l'attention et l'autre au circuit par défaut, à l'esprit vagabond (qui est surtout un discours ininterrompu plus que des images ou des sensations). Ici la conscience est plutôt réflexive et résolution de problèmes.

L'idée que les esprits sont transparents pour eux-mêmes (que tout le monde a une conscience directe de leurs propres pensées) est intégrée à la structure de notre faculté de "lire dans l'esprit" ou de "théorie de l'esprit", selon moi.

Les caractéristiques importantes de la conscience sont la subjectivité (le sentiment que l'événement mental m'appartient), la continuité (elle semble ininterrompue) [c'est très contestable] et l'intentionalité (elle est dirigée vers un objet).

Il y a deux théories principales de la conscience. La première est ce qu'on appelle la théorie de "l'espace de travail" (élaborée notamment par Stanislas Dehaene et Bernard Baars). Leur théorie stipule que pour être considéré comme conscient, un état mental doit faire partie du contenu de la mémoire de travail ("l'interface utilisateur" de notre esprit) et donc être disponible pour d'autres fonctions mentales, telles que la prise de décision et la verbalisation. En conséquence, les états conscients sont ceux qui sont "diffusés globalement". Le point de vue alternatif, proposé par Michael Graziano, David Rosenthal et d’autres, affirme que les états mentaux conscients sont simplement ceux que vous connaissez, dont vous êtes directement conscients, d’une manière qui ne nécessite pas que vous vous interprétiez vous-même. Vous n'êtes pas obligé de lire dans votre esprit pour le connaître. En fait, quel que soit le point de vue que vous adoptez, il s'avère que des pensées telles que des décisions et des jugements ne doivent pas être considérées comme conscientes. Ils ne sont pas en effet accessibles dans la mémoire de travail [dont ils sont le résultat], et nous n'en sommes pas directement conscients. Nous avons simplement ce que j'appelle "l'illusion d'immédiateté" - la fausse impression que nous connaissons directement nos pensées.

Or, en neurophilosophie, on se réfère à la "pensée" dans un sens très spécifique où les pensées ne sont justement que des attitudes mentales non sensitives, telles que des jugements, des décisions, des intentions et des objectifs. Ce sont des événements abstraits, ce qui signifie qu'ils ne correspondent pas à des expériences sensorielles. De telles pensées ne figurent jamais dans la mémoire de travail. Elles ne deviennent donc pas conscientes. Nous ne les connaissons jamais qu'en interprétant ce qui devient conscient, c'est-à-dire l'imagerie visuelle et les mots que nous entendons nous-mêmes dans notre tête.

Donc, la conscience a toujours une base sensorielle?

Je prétends que la conscience est toujours liée à une modalité sensorielle, qu’elle comporte inévitablement un aspect auditif, visuel ou tactile. Toutes sortes d'images mentales, telles que la parole intérieure ou la mémoire visuelle, peuvent bien sûr être conscientes. Nous voyons des choses dans notre esprit; nous entendons notre voix intérieure. Nous sommes conscients des contenus sensoriels présents dans la mémoire de travail, mais nous ne sommes pas directement conscients de nos pensées - Tout comme nous ne sommes pas directement au courant des pensées des autres. Nous interprétons nos propres états mentaux de la même manière que nous interprétons les esprits des autres, sauf que nous pouvons utiliser comme données, dans notre cas, notre propre imagerie visuelle et notre langage intérieur. Ce processus par lequel les gens apprennent leurs propres pensées est appelé l'accès sensoriel interprétatif, ou ISA.

Il vous semble simplement entendre le sens de ce que je dis. Ce qui monte à la surface de votre esprit, ce sont les résultats de ces processus mentaux. C’est ce que je veux dire: les déductions elles-mêmes, le fonctionnement réel de notre esprit, reste inconscient. Nous ne connaissons que ses produits.

Ce n’est pas une prise de conscience directe de notre monde intérieur de pensées et de jugements, mais un processus hautement inférentiel qui ne nous donne que l’impression de l’immédiateté.

Pour autant, nous ne sommes pas simplement des marionnettes manipulées par nos pensées inconscientes, car de toute évidence, la réflexion consciente a des effets sur notre comportement mais elle est alimentée par des processus implicites avec lesquels elle interagit. En fin de compte, être libre signifie agir conformément à ses propres raisons, qu'elles soient conscientes ou non.

[Voir aussi l'hypothèse plus récente identifiant la conscience à la mémoire épisodique, non directement à la sensation mais avec un décalage donc, n'étant pas assez rapide dans l'action dont l'exécution précède la conscience des détails de la conduite à tenir même si elle suit la conscience de la décision prise.]

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9 réflexions au sujet de “La conscience après-coup de nos décisions et jugements”

  1. "Il y a bien confirmation du fait qu'on n'est pas conscient non plus du processus de décision ou du jugement, qui ne deviennent conscients qu'après coup"

    C'est vraiment enfoncer des portes ouvertes. Le principe de la boite noire a largement diffusé ce processus depuis des années.

    Et inversement, ce qui est appelé plus ou moins pertinemment intelligence artificielle correspondant à une autre forme de boite noire étant des moteurs d'inférence.

      • Il y a une différence entre la représentation et la sensation car elles s'opposent souvent l'une à l'autre.

        On peut se représenter faire du ski et être quasiment incapable d'en avoir les sensations kinéstésiques.

        De même, on peut se représenter se tenir droit et n'avoir aucune sensation de ce qu'est se tenir à peu près droit car tous les capteurs dynamiques de cette position statique sont anesthésiés par l'habitude.

        • La visualisation du ski est pour l'auteur une sensation de même qu'un concept abstrait devient une sensation par la perception interne du mot qui le désigne mais, comme le dit mon dernier commentaire, l'hypothèse d'une conscience réduite à la perception de soi semble contredite par les membres fantômes qui semblent bouger tout seuls quand une partie du réseau cérébral dysfonctionne. Les connaissances là dessus restent précaires à ce jour.

          • Parmi les sports que j'ai pratiqués, le ski est celui m'a le plus surpris, comme le surf, quand on skie bien, en confiance donc, il n'y a plus de visualisation du geste à faire, mais quasiment que des sensations tactiles au niveau des pieds et des jambes, et des sensations d'équilibre accélérations-décélérations.

  2. Rôle de la rétroaction (inconsciente) dans l'apprentissage :

    Les mécanismes d'apprentissage synaptique dans le cortex cérébral dépendent d'une boucle de rétroaction avec des régions cérébrales profondes, cette rétroaction permet le renforcement synaptique en activant et désactivant des neurones inhibiteurs particuliers.

    Dès qu'un stimulus sensoriel se produit, le cortex traite et filtre l'information avant d'en renvoyer les aspects les plus pertinents aux autres régions du cerveau. Certaines d'entre elles renvoient à leur tour de l'information au cortex. Ces boucles, appelées systèmes de rétroaction, sont essentielles au fonctionnement des réseaux corticaux et à leur adaptation aux nouvelles informations sensorielles. "Lors de l'apprentissage perceptuel (ou l'amélioration de la capacité à répondre à un stimulus sensoriel), les circuits neuronaux doivent d'abord évaluer l'importance de l'information sensorielle reçue puis affiner la façon dont elle sera traitée à l'avenir. Les systèmes de rétroaction confirment dans une certaine mesure que les synapses responsables de la transmission de l'information à d'autres régions du cerveau l'ont fait correctement".

    "Il est intéressant de noter que les neurones inhibés lorsque la stimulation sensorielle et la rétroaction se produisent simultanément inhibent habituellement les neurones importants pour la perception ; ce qu'on appelle une inhibition de l'inhibition ou une désinhibition".

    Comment un système peut-il apprendre par lui-même en analysant sa propre activité? Pertinentes pour la compréhension de l'apprentissage chez les animaux, ces questions sont aussi au cœur des programmes d'intelligence artificielle.

    https://www.techno-science.net/actualite/cerveau-apprend-se-parlant-lui-meme-N18038.html

  3. En fait, certaines lésions cérébrales qui font perdre le sentiment de libre arbitre semblent bien contredire l'hypothèse qu'il n'y aurait pas de sentiment direct de la volonté comme mienne, de son appropriation. Les membres fantômes qui semblent agir tout seuls montrent par contraste comme ils font normalement partie intégrante de notre corps et qu'il ne suffit pas de les percevoir de l'extérieur.

    L'étude suggère qu'au moins certaines composantes du libre-arbitre - la volonté et le choix des mouvements - ne sont pas localisées dans une zone du cerveau, mais reposent sur une mise en réseau de plusieurs régions. La perception de la volonté peut s’effondrer avec la perturbation de n’importe quelle partie de ce réseau.

    https://www.scientificamerican.com/article/how-brain-injuries-deprive-people-of-a-sense-of-free-will/

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