1. La connerie des philosophes
2. Psychanalyse
3. Sociologie
4. Histoire de la philosophie
5. Phénoménologie de l'existence
6. Différence ontologique
7. Confusions idéologiques
1. La connerie des philosophes
Jacques Rancière étant très attaché à l'égalité des intelligences - postulat dogmatique bien difficile à défendre - critique pour cela l'élitisme de Debord et des intellectuels ou philosophes qui prétendent désaliéner un peuple supposé sans aucun recul sur le Spectacle qui l'hypnotise et le système qui l'exploite. De fait, la conscience de la domination et de la propagande est sans doute plus répandue qu'on ne croit, mais cela n'arrange pas forcément les choses comme le manifestent les théories du complot qui en résultent. Il n'est vraiment pas possible de nier la connerie générale et ce n'est pas l'intelligence collective qu'on peut opposer à Debord mais, tout au contraire, sa propre connerie ou celle des philosophes, connerie qui n'épargne personne, y compris ses plus réputés critiques.
La connerie philosophique consiste presque toujours à vouloir sauver le sens et les croyances fondamentales qui le soutiennent (comme l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, le libre-arbitre, l'espérance d'un paradis céleste ou terrestre, etc), tout-à-fait dans la continuité des religions, y compris pour les athées endurcis. L'étonnant, c'est qu'il y a indéniablement malgré tout production de vérités par le discours philosophique même si ces vérités ne visent finalement qu'à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Pour les philosophes en quête de consolations, la vérité ne serait ainsi qu'un moment du faux. Cela n'empêche pas de recueillir ensuite les résultats produits, comme Aristote l'aura fait dans l'Académie de Platon tout en rejetant sa fumeuse théorie des idées et, même, de l'immortalité de l'âme - ce qui n'empêchait pas Aristote de prendre les astres pour des dieux !
La connerie générale est normalement limitée par la pratique et les nécessités vitales, bon sens prosaïque cohabitant avec les religions et croyances les plus folles, mais ces limites ne s'appliquent guère aux spéculations philosophiques qui restent dans le discours. Il est plus difficile d'y procéder au partage entre raisons et pures conneries, ce qu'on va tenter quand même, au risque d'en rajouter dans la connerie (profitant de mon récent retrait) et juste à titre d'exercice. En tout cas, au lieu d'être dans une fascination paralysante, à la recherche de la vraie vérité qu'elles sont supposées avoir atteinte par leur système, partir de leur connerie change radicalement le point de vue sur les philosophies qui ne sont plus à prendre ou à laisser mais à considérer comme des approches partielles et partiales avec leurs apports et leurs errances, formulations datées qui font preuve souvent d'un excès de logique, sorte d'argument d'autorité visant à bloquer toute critique. "II faudrait recenser systématiquement toute la symbolique par laquelle le discours philosophique annonce sa hauteur de discours dominant" (Bourdieu). La question à poser n'est donc plus tant de sa vérité supposée que de son pouvoir de séduction ou d'intimidation, satisfaisant de profonds désirs.
Une des caractéristiques les plus remarquables de la philosophie, c'est en effet de nous donner une très haute idée de notre esprit, malgré tant de délires et contradictions, tout au contraire de la compagnie des sciences qui ne cesse de défier nos représentations et décevoir nos attentes. Alors que les philosophes prétendent fonder les sciences, ce sont pourtant les sciences qui découvrent leurs erreurs, et les sciences humaines, psychanalytiques et sociologiques, qui vont débusquer les raisons de leur philosophie et de leur propre connerie qui n'est pas seulement personnelle. Le succès public implique en effet une pertinence sociologique, le philosophe n'étant ici qu'un porte-parole du moment historique, tout cela n'empêchant pas, répétons-le, la mise au jour de fortes vérités, sans quoi on ne pourrait parler de philosophie.
Le cas Heidegger est emblématique de la séparation qu'on est obligé de faire entre son idéologie insoutenable et l'oeuvre philosophique qu'on a pu qualifier, non sans raisons, d'introduction du nazisme dans la philosophie - montrant que la connerie nazi n'était pas réservée aux incultes mais touchait les plus grands intellectuels - sans qu'il soit possible pour autant de l'exclure de la philosophie comme le voudraient certains, que ce soit sa phénoménologie de l'existence ou ses critiques de la métaphysique avec son travail d'historien de la philosophie. Voilà qui justifie de s'y intéresser de plus près - et qui exigerait un examen plus minutieux que ce petit article - d'autant plus que sa situation historique de montée irrésistible de la connerie comporte de grandes analogies avec la nôtre, notamment par ses dangereuses obsessions identitaires qui convoquent encore régulièrement la mystique heideggerienne.