Depuis le romantisme, s'est constituée une utopie artistique fort peu questionnée qui se combinera aux utopies sociales, faisant de l'art la composante essentielle de l'épanouissement de l'individu, ou plutôt de l'homme total et de l'accès aux formes supérieures de la vie - ce qu'on retrouvera jusque dans les utopies numériques glorifiant la créativité et l'innovation. Dans cette préfiguration de l'existentialisme, qu'on peut définir par l'extension de l'exigence de vérité à l'existence elle-même, c'est bien un mode de vie qui est visé par la survalorisation de l'Art et de l'artiste, qui se distinguerait ainsi des animaux (et des autres hommes) par ses aspirations élevées. On peut quand même s'étonner de ces promesses publicitaires d'épanouissement de soi et de carrière artistique quand on voit la vie tourmentée des plus grands artistes ! Il y a erreur quelque part...
La curieuse alliance de la poésie et de la peinture moderne avec le marxisme se manifestera brillamment au début de la révolution bolchévique - avant qu'elle ne sombre dans le réalisme socialiste qui ravale la production artistique à la communication et la propagande - ce qu'elle avait toujours été jusque là. Cela n'empêchera pas la révolution surréaliste de se rêver en révolution politique. Les situationnistes aussi se voulaient au départ un mouvement artistique, mariage de Cobra et du lettrisme, avant de rompre avec le milieu artistique pour ne plus être qu'un mouvement politico-philosophique (hégélo-marxiste) dont la "critique artiste" sera opposée à la "critique sociale", la révolution devenant une affaire personnelle. On peut noter que cette période verra une identification massive de la jeunesse révolutionnaire avec le rock et la pop culture dans leur transgression des normes.
De nos jours, la place de l'artiste, ou plutôt du "créatif", a complètement changé dans l'économie numérique, un peu comme lorsque les étudiants s'étaient massifiés, et c'est désormais la misère en milieu artistique des intermittents qu'on recouvre d'une exaltation de leur prétendu privilège au nom d'un passé glorieux. Après avoir mis en cause le rôle de l'homme dans l'histoire (soumise à des causalités matérielles extérieures), c'est bien cette prétention à la créativité et l'invention de l'artiste qui doit être questionnée. Certes, si on peut facilement admettre que les sciences ne dépendent pas tellement des scientifiques (la part humaine est celle de l'erreur, dit Poincaré), il est bien sûr un peu excessif de le prétendre des artistes. On considère habituellement, tout au contraire, que les grandes oeuvres d'art sont les seules véritables productions humaines qui seraient irremplaçables - ce n'est pas si certain pourtant.