Le savoir-vivre à l’usage des post-modernes

Temps de lecture : 26 minutes

C'est fou le nombre de gens qui voudraient nous apprendre à vivre, flics, curés, psychologues, éducateurs, philosophes médiatiques, etc. A cette foule innombrable, se joignent désormais quelques pseudo-révolutionnaires pontifiants et surtout les nouveaux écologistes qui nous font la morale et prétendent savoir ce qu'il nous faut : une vie naturelle et même pour certains une écologie mentale, mazette ! D'une certaine façon, on peut dire que cette pression sociale est inévitable mais si « le temps d'apprendre à vivre, il est déjà trop tard », c'est qu'apprendre à vivre, on ne fait que ça, c'est la vie elle-même et pourquoi il ne peut y avoir de véritable « savoir-vivre » en même temps que ce savoir nous constitue et se construit tout au long de notre existence avec son lot de ruptures, de retournements, de désillusions, de surprises.

Ce serait une terrible régression pour nos libertés de ne pas respecter une stricte laïcité sur ce sujet et, de même que les professeurs n'ont pas à se prendre pour des éducateurs mais à transmettre leur savoir, l'écologie-politique ne peut décider de ce que serait la bonne vie, devant absolument se limiter aux dimensions cognitives et politiques sans pénétrer aucunement dans l'espace privé auquel doit être laissé la plus grande autonomie.

Comme toute séparation, celle du privé et du public reste malgré tout relative et poreuse, ce qui était déjà sensible dans la médecine et ses enjeux biopolitiques mais se manifeste singulièrement de nos jours avec le féminisme ou l'écologie. C'est pourtant cette séparation entre morale et politique qu'on cherchera à maintenir fermement ici en montrant d'abord pourquoi il ne peut y avoir de véritable savoir-vivre (qui serait une vie déjà vécue) malgré ce qui se présente comme tel, puis, on essaiera de démêler dans les préceptes écologistes ce qui relève de la politique et ce qui relève d'un strict moralisme.

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Le désir comme désir de l’Autre

Temps de lecture : 22 minutes

On ne peut rien comprendre au monde sans dialectique, on ne peut rien comprendre à la succession des idéologies libérales, totalitaires, néolibérales, etc. Ce n'est pas seulement l'identité des contraires, fondement de l'ésotérisme et d'un savoir paradoxal réservé au petit nombre, ni même leur complémentarité ("L'erreur n'est pas le contraire de la vérité. Elle est l'oubli de la vérité contraire". Pascal). Il s'agit bien de leur contradiction active dont nous sommes plutôt les sujets, produits de l'époque que nous produisons, de même que nous sommes les produits des autres, d'une culture et d'un langage que nous participons à (dé)former et transmettre. Le désir illustre parfaitement cette dialectique entre intérieur et extérieur en tant qu'il est désir de désir.

Si la dialectique est indispensable, à condition de n'être pas un simple artifice, pour penser les renversements de situation, les changements de mode et d'idéologie, elle l'est tout autant pour sortir de la logique d'identité et de l'illusion du moi autonome alors qu'on est entièrement pris dans les discours institués et les relations sociales. Il faut bien dire que le dévoilement de la dialectique du désir comme désir de désir peut avoir un véritable effet de désidération en découvrant soudain que, ce qu'on croyait le plus nôtre, notre désir obstiné de ceci ou cela, n'est que le désir de l'Autre (de sa mère par exemple) ! Difficile à avaler, sans doute, mais pour en finir avec l'individualisme méthodologique, il faut marteler ce que la psychanalyse enseigne de l'inconscient : vous ne savez rien de votre désir qui se joue de vous, sur une autre scène. On n'est pas cause de soi, c'est l'Autre qui nous cause. La philosophie y trouve sa limite mais c'est bien le fétichisme du désir qui s'y dénonce et sa perversion intrinsèque qui n'est pas imputable à sa dénaturation causée par les conditions modernes d'existence. Le désir comme désir de l'Autre constitue un des apports fondamentaux de Lacan qui ne semble pas avoir été intégré encore dans notre culture pourtant, refoulé systématiquement sous des métaphores trompeuses machiniques ou biologisantes, quand elles ne sont pas morales ou religieuses, alors que c'est l'énonciation qui est en cause, qui parle et à qui ?

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Sortir du capitalisme

Temps de lecture : 13 minutes

La crise a remis à l'honneur la nécessité de sortir du capitalisme mais la plus grande confusion règne sur ce que cela pourrait signifier et les moyens d'y parvenir. Pour certains, comme les partisans de la taxe Tobin ou de l'interdiction de la spéculation sur les prix, on devrait parler plutôt d'une sortie du capitalisme financiarisé et dérégulé qu'on a connu depuis 30 ans, tout comme pour ceux qui veulent un meilleur partage capital/travail et plus de protectionnisme. Pour d'autres, c'est le marché lui-même qui est en cause, voire la vénalité de l'homme, son individualisme ou son égoïsme. On fait appel aux valeurs, on voudrait moraliser le capitalisme et ses profits sans comprendre qu'il s'agit d'un système qui élimine ceux qui voudraient faire preuve d'un peu trop de moralité justement ! Bien sûr, de nombreuses mesures préconisées sont positives, qu'elles jouent sur les régulations, les normes ou la redistribution mais on ne peut parler en aucun cas d'une sortie du capitalisme.

Il ne fait pas de doute qu'il faut revenir aux analyses de Marx pour apporter un peu plus de rigueur à l'anti-capitalisme, ce qui ne veut pas dire qu'on devrait reprendre les réponses étatiques que le marxisme-léninisme a voulu y apporter et qui ont été infirmées par l'histoire. On doit bien admettre que ce n'est pas aussi simple qu'on le croyait et qu'on ne fait pas ce qu'on veut. Il nous faut trouver d'autres voies pour sortir du salariat et du productivisme, de la détermination de la production par le profit tout comme de la marchandisation du monde.

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Qu’est-ce que l’écologie politique ?

Temps de lecture : 23 minutes

La question de la nature de l'écologie-politique se pose du fait qu'il s'agit d'un mouvement émergent, se constituant en réaction à des questions concrètes, et non de l'application d'une doctrine préalable. On peut dire que son corps de doctrine, encore très disputé, s'est constitué en marchant, ce qui justifie l'approche historique en général adoptée.

L'inconvénient de cette approche est cependant de ne pouvoir sortir tout-à-fait de la confusion initiale, notamment de la religiosité, du romantisme et du volontarisme dont l'écologie-politique a tant de peine à se débarrasser, réduite à une aspiration morale, à une pure question de valeurs, un désir d'harmonie sinon d'amour des hommes et des bêtes, au lieu d'une responsabilité incontournable qui en fait plutôt un enjeu cognitif vital. Il ne s'agit pas, en effet, dans la prise en compte des contraintes écologiques, de préférences personnelles : sur ce plan, on n'a pas le choix ! La réduction de l'écologie-politique à l'amour de la nature est à la fois inévitable historiquement et intenable pratiquement. Il faut l'affirmer haut et fort, on n'a pas besoin de faire de sentimentalisme pour prendre l'écologie-politique au sérieux, notamment sa dimension politique qui introduit dès lors la division entre les écologistes qu'on ne peut absolument pas rassembler en un seul courant qui irait de l'écologie profonde à l'écologie sociale.

Il y a nécessité d'un retour au réel et d'une définition plus conceptuelle et critique de l'écologie-politique comme nouveau stade cognitif, celui de la post-modernité et de l'unification du monde dont on est devenu responsables (jusqu'au climat à l'ère de l'anthropocène), avec toutes les implications pour la politique de la prise en compte des enjeux écologiques. Dans ce cadre, et comme son nom composé l'indique, l'écologie-politique doit intégrer la contradiction entre nature et culture (campagne et ville), posant des limites aux possibles, à nos capacités techniques de transformation du monde comme de nous-mêmes, mais il est bien question d'intelligence collective à construire et non de conversion des âmes, il est question de projet politique et non de morale.

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La haine de la pensée

Temps de lecture : 24 minutes

Tout le monde pense, cela ne fait pas question : tout vient de là, c'est une évidence, le pire comme le meilleur, non seulement notre intelligence plus qu'animale mais aussi toute l'étendue de la bêtise humaine qui en représente l'envers, aussi vrai que l'homo sapiens est tout autant l'homo demens. Les progrès des sciences et les grands penseurs du passé nous aveuglent sur nos propres capacités qui n'ont pas tellement progressé pourtant depuis la préhistoire : nous ne sommes guère que des "nains juchés sur des épaules de géants" selon l'expression de Bernard de Chartres.

Ce n'est donc pas parce qu'on pense qu'on ne penserait pas des conneries, tout au contraire, et si le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, il se pourrait bien qu'il ne soit constitué que des préjugés de l'époque, de l'idéologie dominante, du "discours courant" et du conformisme de la "pensée de groupe", sans parler de toutes sortes de névroses individuelles ou collectives...

Voilà qui complique singulièrement une démocratie qui n'est pas le royaume de la raison qu'on prétend mais se trouve menacée depuis l'origine par la démagogie, le clientélisme, la fanatisation jusqu'à nos formes modernes de fascismes. C'est tout autant l'économie libérale qui s'en trouve ébranlée par les bulles spéculatives et les krachs qu'elles provoquent régulièrement, répétant systématiquement les mêmes erreurs. Si tout cela n'est pas une évidence, et comme refoulé derrière les beaux discours qui flattent notre intelligence, c'est bien parce que le fait que tout le monde pense et s'en glorifie n'empêche absolument pas une haine de la pensée à peu près universelle dont il faudrait prendre toute la mesure !

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Psychanalyse et politique

Temps de lecture : 18 minutes

Dans la conjonction des crises actuelles (économique, écologique, géopolitique, anthropologique) aucune des solutions du passé ne peut plus convenir, toutes ayant échoué d'une façon ou d'une autre, leur échec étant à chaque fois un échec de la liberté. La dialectique de l'histoire nous force donc à innover non seulement pour sauvegarder nos libertés menacées mais en conquérir de nouvelles.

Cette nécessité historique nourrit le retour de toutes sortes d'utopies constituant autant d'obstacles aux luttes concrètes et à la construction d'une véritable alternative. Un idéalisme exacerbé s'imagine qu'il suffirait de faire appel à l'amour et la fraternité plutôt qu'à une solidarité construite, comme si on avait tout oublié de la psychologie des foules. Ce supplément d'âme exprime un volontarisme sans contenu ni projet nous éloignant des enjeux matériels en même temps qu'il accentue paradoxalement la dispersion et le repliement sur soi. La résurgence de ces discours émotionnels, et de l'irrationnel qui va avec, rappelle des années sombres et ne présage rien de bon.

Il apparaît clairement qu'une bonne part de ces égarements qu'on croyait dépassés pourrait être imputée à un certain oubli de la psychanalyse, au refoulement de ce qu'elle a rendu manifeste pourtant aux yeux de tous. Après son éclipse de ces dernières années, il semble bien qu'il y aurait urgence désormais à réintroduire les leçons de la psychanalyse dans la politique comme dans la philosophie.

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La réalisation de la philosophie

Temps de lecture : 25 minutes

Entrer dans le 21ème siècle avec la pensée d’André Gorz, CitéPhilo.

Je ne suis pas un homme de parole, je crois que je l'ai prouvé de nouveau à Lille, le 28 novembre, où j'étais invité à parler d'André Gorz ! Si nous étions trop nombreux et le temps imparti trop court, l'intérêt de ces rendez-vous manqués, c'est de se poser la question de ce qu'on aurait à dire à un public qu'on imagine philosophique.


Il m'est apparu indispensable de ne pas réduire la dimension philosophique d'André Gorz au seul ouvrage qui en relève explicitement, "Fondements pour une morale" qui n'est pas sans faiblesses, et d'insister plutôt sur sa dimension politique de reprise du projet de "réaliser la philosophie" après le terrible échec du communisme.

Il est tout aussi impossible de se couper d'une histoire de l'émancipation que de faire comme si le collectivisme bureaucratique n'avait pas échoué partout. L'indigence de ce qui reste des théoriciens marxistes devrait inciter à refaire ce parcours qui va du marxisme à l'écologie politique, en passant du collectivisme à l'autogestion puis à la réduction du temps de travail avant de se focaliser sur le travail autonome et la sortie du salariat grâce au revenu garanti et l'économie de l'immatériel. Il ne s'agit en aucun cas de revenir en arrière mais bien de continuer l'histoire, et dans l'état de confusion actuelle, une clarification des enjeux semble on ne peut plus nécessaire !

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Le pluriel du futur

Temps de lecture : 22 minutes

On voudrait en finir avec le capitalisme comme on a cru en avoir fini avec le communisme. Rompre avec son passé, quel rêve ! Effacer ses traces sur internet ou brûler les livres autrefois adorés. Ainsi, la révolution culturelle voulait faire table rase de l'héritage confucéen, tout comme en 1989 les bibliothèques se sont vidées des oeuvres de Marx...

Ce que notre époque post-moderne devrait apprendre pourtant, c'est tout au contraire que rien ne se perd. Le passé ne disparait jamais complètement et laisse ses traces, ineffaçables. Nous sommes plutôt condamnés à l'éternel retour du même, aux résurgences de souvenirs oubliés, comme la religion orthodoxe en Russie !

Il faut se persuader en effet que toute négation étant partielle ne peut jamais faire que ce qui a été n'ait été et ne reste d'une certaine façon notre présent. On ne fait jamais qu'ajouter de nouvelles possibilités aux anciennes. Peindre notre avenir aux couleurs de nos rêves est aussi absurde que les visions cauchemardesques et si des révolutions sont encore bien nécessaires ce n'est pas pour achever l'histoire par la victoire contre le mal et la réconciliation des coeurs. Non, le futur ne sera pas homogène, ce sera un futur pluriel aussi bien pour les systèmes de production que pour les modes de vie, les idéologies ou les religions.

Reconnaître la division de la société tout comme la division du sujet semble bien notre tâche historique, tâche qui peut avoir l'air insurmontable mais qui est pourtant un préalable indispensable, on le voit bien, à sortir la gauche de l'impuissance et de l'éclatement, écartelée entre un idéalisme débridé et un simple réalisme gestionnaire à courte vue. Il faut revenir encore une fois à Hegel pour critiquer ce que la fin de l'histoire marxiste pouvait avoir gardé de religieux.

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Critique de la valeur, valeur de la critique

Temps de lecture : 30 minutes

Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, pour une nouvelle critique de la valeur
C'est pour répondre à de multiples demandes que j'ai fini par me résoudre à reprendre la critique de la critique lorsqu'elle s'égare sur le terrain des valeurs et prétend nous découvrir le secret du monde dans la tromperie de la marchandise. J'ai déjà eu l'occasion de dénoncer les propensions de notre époque à l'idéalisme qui s'insinue jusque chez les derniers marxistes s'imaginant encore que ce sont les idées qui mènent le monde !

Il faut bien dire qu'il peut être très difficile de sortir de certaines fourchettes mentales, fasciné par des déductions trop logiques. Ici, on se monte la tête avec un Marx ésotérique, bien caché en effet puisque c'est celui du premier chapitre du Capital (!), et qui n'aurait d'autre souci que de nous guérir de notre fétichisme ! Il est tout de même étrange que les analyses de Marx soient interprétées de façon si peu matérialiste et qu'une critique métaphysique de la valeur prétende nous sauver alors que c'est très matériellement que la valeur-travail est attaquée par les nouvelles forces productives immatérielles.

Il y a une grande étrangeté à pouvoir être d'accord avec une grande partie de ce livre, sur l'abstraction de la valeur et des rapports sociaux dans un système de production devenu autonome, en particulier sur la nécessité de sortir du salariat mais sans que cela puisse signifier une quelconque "fin du travail" ou de tout "système" de production, seulement passer du travail forcé au travail choisi et du salariat au travail autonome ! Il est effectivement très inquiétant de constater qu'on puisse être si proche de la vérité et la rater complètement pourtant, en inversant simplement l'ordre des causalités. Car ce qui est déterminant, qu'on le veuille ou non, c'est bien la production matérielle et "le bon marché des marchandises qui est la grosse artillerie renversant toutes les murailles de Chine" (K.Marx, Manifeste) !

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Le capitalisme et la mort

Temps de lecture : 16 minutes

Le capitalisme et le monde de la marchandise semblent se caractériser par leur évacuation complète de la mort, revendiquant une fin de l'histoire qui serait une histoire sans fin, une culture de paix portée par le commerce ainsi que les promesses publicitaires d'une vie de plaisirs.

Point par point, le réel y fait objection pourtant par l'irruption de la mort tant redoutée, le maître absolu, que ce soit sous la forme de l'effondrement systémique, de la guerre ou du suicide (tellement incompréhensible pour l'homo oeconomicus!).

On n'en a pas fini avec la mort, pas plus qu'avec le réel ni avec l'histoire. Ce n'est pas tant parce que le capitalisme serait mortifère, animé d'une "pulsion de mort" venue on ne sait d'où, mais parce que la mort fait partie de la vie et qu'on se cogne au réel inévitablement. Si le capitalisme monte ainsi invariablement aux extrêmes, c'est tout simplement parce qu'il ne connaît pas de limites et ne rencontre ses limites qu'à mettre en cause notre existence, individuelle ou collective. Si la mort est en jeu, c'est que la vérité n'est pas donnée ni le réel transparent et qu'il ne peut y avoir de changement des règles collectives sans menacer l'existence du collectif comme tel et jusqu'à la vie de chacun, obligé de choisir son camp.

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Un seul monde, plusieurs systèmes

Temps de lecture : 17 minutes

Le capitalisme ne s'est pas effondré, la finance est repartie au quart de tour mais le chômage n'a pas fini de monter et le système restera en panne longtemps encore, tant que les pays les plus peuplés ne tireront pas une croissance mondiale qui ne peut plus reposer sur le crédit américain. En attendant, les effets en chaîne de la faillite du modèle de financiarisation néolibérale continueront à se faire sentir de façon implacable dans les années qui viennent. Une des leçons de la crise (en 1929 déjà), sous l'apparence d'une transmission instantanée à la Terre entière, c'est l'inertie considérable de l'économie mondiale (fonction de la taille), inertie renforcée cette fois par les mesures gouvernementales relativement appropriées ainsi que par les protections sociales qui ne font sans doute que retarder la destruction des emplois et la restructuration de la production sur un modèle plus soutenable. A court terme, une rechute rapide semble inévitable, au moins du dollar, provoquant une récession probablement pire que la précédente, sans signifier pour autant un effondrement total du système en tant que tel, habitué de ces épisodes dramatiques et dont il finit par sortir au bout d'un temps plus ou moins long, au prix de guerres souvent, de profondes restructurations toujours. En tout cas, malgré les signes contradictoires de reprise et de détresse sociale, ni le grand soir, ni le retour de la croissance ne sont pour demain, on pourrait en avoir pour 10 ans ou plus, c'est dans ce contexte qu'il faut penser notre présent et préparer la sortie de crise, même si des accélérations de l'histoire sont toujours possibles.

Si le schéma de la crise est assez classique, on peut la caractériser comme la première véritable crise planétaire et, à coup sûr, la première de l'ère du numérique. Une nouvelle guerre mondiale n'a certes rien d'impossible dans cette ambiance de réarmement général et il faut souhaiter un peu plus de protectionnisme raisonné mais on ne retournera pas à des économies fermées ni à l'affrontement de systèmes car, s'il y a bien un acquis sur lequel on ne reviendra pas, selon toute vraisemblance, c'est sur la mondialisation des réseaux, des images et donc des marchandises. Si "un autre monde est possible" malgré tout, c'est dans ce contexte d'unification planétaire, au moins des communications, même si le processus est, certes, loin d'être achevé.

S'il n'y a plus qu'un seul monde, cela voudrait-il dire qu'il n'y aurait plus qu'un seul système comme on peut le craindre légitimement devant la contamination de toutes les activités par la logique marchande et l'extension infinie des marchés ? Non, bien sûr, ce serait nier l'existence d'une économie familiale et d'une économie publique, au moins. Le néolibéralisme a bien tenté de nier cette pluralité au nom d'un totalitarisme du marché mais son échec et son inhumanité sont désormais patents. Il y a donc bien possibilité d'une pluralité de systèmes, simplement ils ne vont plus se différencier en blocs territoriaux, ni selon les pays comme on changeait de religion en changeant de prince, mais seront obligés de cohabiter sur le même territoire. Il s'agit de voir comment.

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La philosophie entre-soi

Temps de lecture : 25 minutes

Frédéric Worms, La philosophie en France au XXè siècle, folio
C'est un livre original et important que nous offre, directement en poche, Frédéric Worms, spécialiste de Bergson et de la philosophie du vivant. Autant le dire tout de suite, cette histoire n'est pas du tout mon histoire, ignorant tout un pan de la philosophie française contemporaine mais son découpage en moments philosophiques n'est pas sans intérêt même s'il est bien sûr contestable et partial, privilégiant ses propres thèmes. En révélant l'autonomie relative du champ philosophique et son caractère autoréférentiel (ou relationnel), il fournit de nouveaux éclairages sur quelques philosophes et donne cohérence à la trajectoire d'une French theory qui ne peut malgré tout être déconnectée qu'artificiellement de la philosophie allemande en particulier. Le plus fascinant pourtant, c'est de retrouver, malgré la volonté expresse d'y échapper, une histoire strictement hégélienne de la philosophie après Hegel, avec les thèmes qui se répondent et se déplacent d'une période à l'autre : l'histoire, le processus, la dialectique, le négatif, la mort, le concept, etc.

Je ne vais pas faire un véritable compte-rendu du livre mais plutôt revenir sur ce qui m'a le plus frappé, non pas le tournant du siècle mais l'enjeu des philosophies du concept (Cavaillès, Canguilhem) et même la réévaluation de Camus comme philosophie de la mort (suicide et révolte logique). Sur Derrida, je serais plus interrogatif. Ces regards rétrospectifs qui embrassent notre passé sous un point de vue unilatéral ne se justifient qu'à se projeter dans le futur, analysé ici comme celui de la philosophie du care, de la vie et de l'écologie.

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La confusion des esprits

Temps de lecture : 14 minutes

Ce qui caractérise vraiment notre présent et qu'il faudrait retenir de ces moments de crise, c'est la confusion des esprits, à quel point des discours contradictoires s'affrontent sans qu'on puisse être certain de quel côté va pencher la balance. Pour les uns, la crise est déjà finie et c'est reparti pour un tour, pour d'autres c'est la fin de tout. Les économistes, qui n'en finissent pas de retourner leur veste, avouent y perdre leur latin quand ils ne font pas que répéter machinalement leurs certitudes dogmatiques comme pour s'en persuader eux-mêmes.

On est bien loin de la pensée unique et du consensus habituel qui veut nous faire croire à la sagesse des experts dont les limites sont devenues patentes, cette sagesse se limitant la plupart du temps à répéter ce que les autres disent. Il est vrai que dans le train train ordinaire des affaires, c'est-à-dire quand il ne se passe rien, les choses sont assez facilement prévisibles. C'est une autre paire de manche quand il faut intégrer des contraintes qui pour être bien réelles, ne sont pas toutes économiques. Il y a tellement de niveaux d'analyses pertinents, bien que sur des temporalités différentes, entre rétablissement financier, retour de la croissance, tensions sur les matières premières, mouvements sociaux, phénomènes générationnels, évolutions techniques, équilibres géopolitiques, menaces climatiques...

Dans cet égarement général et la confusion des langues, impossible de se comprendre. Dès lors, il paraît non seulement bien présomptueux de prétendre avoir raison au milieu de mille opinions contraires mais c'est devenu tout simplement inaudible dans ce brouhaha, toutes les idées étant démonétisées du fait de leur inflation. C'est justement de cela qu'il faut témoigner, des limites de notre rationalité, de l'absence de garant de la vérité qui permet à n'importe qui de dire n'importe quoi. Mieux, toutes les conneries possibles doivent être soutenues systématiquement, une à une. Tout ce qui peut être dit doit être dit !

Que tout cela serve de leçon au moins à ceux qui surestiment l'esprit humain et notre intelligence collective alors que nous sommes des animaux dogmatiques et qu'on ne connaît le réel qu'à se cogner dessus. Ce ne sont pas seulement les économistes au service de l'ordre établi qui sont confrontés à leur ignorance mais tout autant les pensées alternatives qui voudraient le renverser. Le préalable serait de faire le constat de notre rationalité limitée et d'une confusion des esprits à laquelle personne n'échappe.

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Relocalisation, mode d’emploi

Temps de lecture : 20 minutes

La relocalisation économique et politique se trouve au coeur de l'écologie-politique et ceci, non pas tant pour économiser de l'énergie, comme le croient ceux qui réduisent la question écologique à celle de l'énergie, mais bien pour équilibrer la globalisation marchande et préserver notre milieu, notre qualité de vie, nos échanges humains, pour réhabiter notre territoire enfin, en traduisant une pensée globale en agir local.

La relocalisation n'a pas les inconvénients d'un protectionnisme national ou européen qui pour être en partie nécessaire ne peut aller trop loin désormais au risque d'attiser les conflits. On peut donc s'étonner qu'on ne parle pas plus de relocalisation alors qu'elle constitue une composante essentielle de la sortie de crise et devrait être centrale au moins dans les programmes écologistes. On aimerait effectivement que les partis écologistes proposent les voies d'une véritable alternative et ne se contentent pas de vouloir accumuler des contraintes et des mesures isolées sensées réduire un productivisme qu'on sait pourtant consubstantiel au capitalisme, ne pouvant absolument pas se passer de croissance !

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L’historicité de l’être social (aliénation et liberté)

Temps de lecture : 53 minutes

Georges Lukács, Prolégomènes à l'ontologie de l'être social

"La genèse de l'être social est avant tout une transformation de l'homme". p337

C'est le dernier livre de Georg Lukács (1885-1971), l'auteur du fameux "Histoire et conscience de classe" (1923) qui avait tant inspiré l'école de Francfort mais surtout Lucien Goldmann et Guy Debord dans la critique du fétichisme de la marchandise et du spectateur passif. Il est donc assez incompréhensible que ce livre posthume vienne seulement d'être traduit en français !

Certes, il n'est pas sans faiblesses mais à défaut d'être un grand livre, il n'en demeure pas moins absolument indispensable, et à plus d'un titre dans le contexte actuel. Pas pour les fausses raisons qu'on en donne en dos de couverture. Pas seulement non plus pour prolonger et corriger les analyses d'"Histoire et conscience de classe", ni juste pour réfuter les post-situationnistes qui sont restés scotchés à une période historique révolue, mais plutôt pour son insistance sur notre historicité et la part active que nous prenons à la détermination de notre avenir même s'il n'est jamais conforme à nos rêves et qu'on ne fait que troquer une ancienne aliénation contre une nouvelle, sans fin de l'histoire pensable. Au soir de sa vie, c'est l'irréversibilité du temps qu'il essaie de penser, en même temps que l'expérience de tous nos échecs sans renoncer à vouloir faire l'histoire, une histoire qui nous dépasse mais qui n'est pas écrite à l'avance et dont nous faisons partie, où nous avons un rôle à jouer même à notre insu.

Au-delà de l'historicité de l'existence et de la dialectique entre sujet et objet comme entre infrastructure et superstructure, ce livre est précieux de rappeler cette évidence, contre une vision trop "socialiste" ou unanimiste de la "volonté générale", que, si les sociétés humaines ne sont pas des corps biologiques intégrant leurs finalités et régulations, ni des troupeaux d'animaux grégaires, et si elles doivent se constituer politiquement (explicitement), elles sont nécessairement divisés et plurielles car faites d'êtres parlants et de travailleurs ayant leurs propres finalités qui se diversifient et ne se totalisent pas, sinon après-coup, même si ces finalités ont pourtant bien une origine sociale.

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Le travail du temps (à l’ère du numérique)

Temps de lecture : 25 minutes

Au lieu de supprimer la rareté, une surabondance d'informations ou de biens ne fait que mettre en évidence à quel point c'est le temps qui nous manque toujours, constituant notre bien le plus précieux et le plus rare.

Le temps, c'est la vie, c'est l'existence même, la durée qui nous est impartie dans ses limites matérielles. Nous ne sommes pas pour autant spectateurs passifs de ce passage du temps. Privés certes d'éternité, en tant que simples mortels, nous nous projetons activement malgré tout dans le futur d'une vie qui ne s'épuise pas du tout dans l'instant de la présence mais imprime sa marque dans les mémoires. Le temps, c'est d'abord le temps du désir, finalité qui s'introduit dans la chaîne des causes et configure un monde où le temps vient à manquer par construction, dans l'écart entre le subjectif et son objectif, entre la triste réalité et son idéalisation.

Il n'y a donc rien de plus normal que de faire du temps de travail la mesure de la valeur et l'on comprend fort bien que le moteur du capitalisme soit le gain de productivité, c'est-à-dire la réduction du temps de travail par unité produite. Seulement, il y a un hic à l'ère du numérique ! C'est que le travail immatériel n'étant pas linéaire, au contraire du travail de force ou du temps machine, il ne peut plus se mesurer par le temps dès lors que sa productivité n'est plus proportionnelle au temps passé. Ce n'est pas accessoire et entre en opposition frontale avec le salariat comme temps de subordination au profit du travail autonome et de contrats de projet. On devrait bien assister à une totale reconfiguration des rapports de production, des modes de distribution et des protections sociales.

Ce n'est pas pour autant l'abolition du temps, évidemment, surtout pas qu'il nous manquerait moins, bien au contraire. Ce n'est même pas la disparition de la valeur-travail qui garde une bonne part de sa pertinence. C'est seulement, mais ce n'est pas rien, que le temps ne suffit plus à mesurer la production immatérielle, ce dont il faut essayer d'évaluer toutes les conséquences.

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Changer de système de production

Temps de lecture : 23 minutes

Ce n'est pas la crise économique et financière, aussi grave soit-elle, qui pourra provoquer la fin du capitalisme qui en a connu bien d'autres. Mais si la sortie du capitalisme a déjà commencé, c'est pour de toutes autres raisons, plus profondes et plus durables, liées à notre entrée dans l'ère du numérique et du travail immatériel. Ce sont ces nouvelles forces productives qui remettent en cause les bases même du capitalisme industriel : aussi bien la rémunération du travail que la valeur d'échange ou la gratuité numérique.

C'est pour des raisons matérielles, liées à la reproduction des forces productives, que le système de production est contraint de changer radicalement, de même que c'est pour des raisons liées à la reproduction matérielle que ce système devra intégrer les limitations écologiques, notamment en favorisant la relocalisation de l'économie. Si la sortie de la société salariale a déjà commencé, c'est pour l'instant surtout à notre détriment par destruction des protections sociales et l'explosion de la précarité. Il faudra comme toujours des luttes sociales pour conquérir de nouveaux droits et pouvoir réorienter ce nouveau système vers notre émancipation et une économie plus soutenable. Rien ne se fera tout seul.

C'est en tout cas dans ce cadre matériel que notre action peut être décisive, loin de toute utopie ou subjectivisme des valeurs. Les "nouvelles technologies" ont ici une place centrale, comparable à la machine à vapeur. Il n'y a pas que le matérialisme de la reproduction et des techniques qu'il faut prendre en compte cependant, mais tout autant les flux constituant la production en système justement : il faut absolument que ça marche ! Pour sortir du productivisme capitaliste et de son modèle industriel, il ne suffira pas d'initiatives isolées ni de mesures partielles, il faut que les nouveaux rapports de productions et des nouveaux dispositifs fassent système (production, distribution, circulation), en assurant leur reproduction.

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La bulle spéculative

Temps de lecture : 19 minutes

On ne parlera pas ici de la bulle financière mais bien de la formation d'une bulle spéculative dans l'idéologie, d'un idéalisme arrogant qui s'affiche d'un bout à l'autre du spectre politique, véritable symptôme de l'époque. On peut dire en effet que ce ne sont pas seulement les bourses qui ont été contaminées par la fièvre spéculative, mais bien toute la pensée, l'idéalisme s'exaspérant dans la dernière période à la mesure de notre impuissance, au point de toucher jusqu'aux derniers représentants du marxisme.

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Gilgamesh ou l’écriture du deuil

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Comment les plus vieux écrits de l'histoire pourraient-ils nous apprendre encore quelque chose à notre époque hypermoderne ? C'est pourtant le paradoxe qu'une vérité gravée dans le marbre ne soit pas pour autant acquise pour toujours : il faut encore qu'elle soit lue, et relue, afin de pouvoir nous apporter ses lumières et dissiper les illusions du sens commun. C'est pourquoi l'oubli des "humanités" est toujours un oubli de l'histoire, un retour à l'obscurantisme, à l'imitation, si ce n'est à la barbarie.

On écrit toujours contre l'oubli, contre l'apparence et l'immédiat. Ce qui s'écrit, c'est la contra-diction elle-même mais c'est aussi le passage du temps. Paradoxalement, ce qu'on fixe par l'écriture, c'est le changement lui-même et notamment l'impensable transformation de soi qui nous fait passer du rire aux larmes et de l'ombre à la lumière, subversion d'une identité figée dans ses rigidités et ses certitudes. L'écriture qui rend compte du mouvement des astres doit rappeler à celui qui est trop joyeux qu'il fut si malheureux autrefois, comme à celui qui est trop triste, les bons moment qu'il connaîtra encore. Cette transformation du héros de l'histoire est la trame de tout récit comme roman des origines qui prend les formes fantasmatiques de la toute-puissance ou du prince charmant, autant dire le rêve des golden boys, dans leur absence totale d'originalité depuis la nuit des temps.

C'est pourtant la vanité de ce rêve que nous raconte déjà l'un des premiers mythes de l'histoire, l'épopée de Gilgamesh, qui montre comme le pouvoir et les biens de ce monde sont illusoires face à la mort, surtout celle d'un ami. Le trajet de Gilgamesh est assez semblable à celui de ces traders fous qui se retrouvent soudain au monastère, à ces compétiteurs effrénés qui changent de vie après avoir frôlé la mort dans un accident.

On peut lire dans la renonciation à l'absolu, à l'immortalité, au surhomme, la conscience de soi de notre humanité qui prend forme, mais l'essentiel, loin de toute pensée positive et d'une "joie de vivre" naturelle autant que du culte de la performance, c'est bien cette confrontation à la mort, au négatif, à nos limites car ce n'est rien d'autre que notre fragilité et notre détresse éprouvées qui nous rendent plus humains et fraternels.

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