Le temps passe qui ne laisse aucune pensée indemne. On prétend qu'il n'y a pas de progrès en philosophie car on peut toujours épouser les philosophies les plus anciennes, sauf qu'on ne peut plus adhérer à tout un pan de ces philosophies, simplement ignoré, et l'on peut dire précisément de ceux qui s'en tiennent là qu'ils ne sont pas de leur temps, ratant les enjeux philosophiques du moment - ce qui n'empêche pas qu'on peut trouver dans le passé de précieux enseignements pour l'avenir.
On a du mal à imaginer le monde d'après-guerre où André Gorz à commencé à construire son oeuvre, si éloigné du nôtre puisque c'était le temps du communisme triomphant jusqu'à la révolution culturelle et Mai68. Pour s'y replonger on peut lire l'excellent livre de Willy Gianinazzi, "André Gorz, une vie" qui est bien plus qu'une biographie, retraçant minutieusement les débats politiques des différentes périodes qu'il a traversées, du moins ceux auxquels il a participé - il avait ignoré superbement les situationnistes par exemple (alors que le livre comporte une citation de Vaneigem pour chaque partie!). L'idéologie marxiste avait alors une position hégémonique impensable aujourd'hui. C'est assez sensible dans "Questions de méthode" où Sartre en faisait "l'horizon philosophique indépassable de notre temps", bien que tirant le marxisme du côté de l'humanisme et de la critique de l'aliénation, essayant de réintroduire le rôle de l'individu dans ce que Althusser désignait au contraire comme un processus sans sujet. Cette soumission à l'idéologie dominante a tout de même mené Sartre à faire son autocritique d'écrivain bourgeois quand il écrit sur Flaubert, ou à croire encore dans sa dernière interview qu'après la révolution les rapports humains pourront être transparents enfin !! C'était vraiment une autre époque où tout était idéologisé (art, technique, science, vie quotidienne) et pleine d'utopies dont on peut avoir la nostalgie mais qui étaient très infantiles (religieuses).
Bien qu'étant comme Sartre passé à côté des apports incontournables du structuralisme (succédant à l'existentialisme et minorant effectivement le rôle du sujet), André Gorz a malgré tout su coller aux évolutions en cours aussi bien économiques qu'intellectuelles, jusqu'à la fin de sa vie où, grâce notamment à Jacques Robin, il a reconnu assez vite qu'on avait changé de monde avec notre entrée dans l'ère de l'information et de l'économie immatérielle (objet de son dernier grand livre). Il n'hésitait pas à remanier à chaque fois ses analyses et propositions, ce qui en fait une pensée vivante mais divisée en périodes. La cohérence de son parcours peut être résumée par la tentative d'élaborer un marxisme existentialiste et post-communiste, d'en reformuler les objectifs à partir de l'autonomie de l'individu et de son monde vécu. C'est ainsi par la critique de l'aliénation (de Marcuse à Illich) qu'il abordera l'écologie aussi bien que les transformations du travail, critique qui a été qualifiée "d'artiste" en opposition à la critique sociale et qui est bien peu matérialiste en tout cas au regard du déterminisme économique, mais, en dépit de sa modernité et de son hétérodoxie, il s'est voulu marxiste jusqu'au bout, se passionnant encore, dans les tout derniers mois, pour une "critique de la valeur" si vaine pourtant.
Dix ans après sa mort, la situation économique, politique, technologique a beaucoup évolué encore, la crise attendue n'ayant eu que des effets régressifs, et c'est à la lumière de ces évolutions que je peux faire le bilan de ce qui a été pour moi et quelques autres le moment Gorz, à la fois sa nécessité historique pour nous et son caractère daté. C'est un fait qu'il nous a permis de passer du marxisme à l'écologie, nous servant à défendre une écologie politique radicale. C'est un fait aussi que nous avons échoué, ce dont il faut bien rendre compte. Reste la voie des alternatives locales qu'il a commencé à élaborer et qui pourrait avoir plus d'avenir ?