Système, antisystème et démocratie

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Notre situation politique catastrophique est la conséquence d'une triple crise à la fois économique, géopolitique et technologique (sans parler de la crise écologique) produisant dans nos vies des bouleversements sur lesquels nous n'avons que très peu de prise même si tous les candidats aux présidentielles de tous les pays proclament le contraire à grands coups de menton. Comme notre impuissance nous est absolument insupportable, on est prêt à n'importe quoi, même au pire, plutôt que de ne rien faire. Toutes sortes de courants minoritaires, se bercent de l'illusion de la victoire de leur champion, pourtant très loin de compte, mais il paraît que c'est un biais très répandu de se persuader d'autant plus d'une possible victoire (d'une équipe de foot par exemple) que la défaite est assurée (il faut s'encourager) ! Cela va jusqu'aux plus gauchistes qui veulent croire à un grand soulèvement qui balaierait l'ordre établi et dont ils seraient les précurseurs - mais, comme les prédictions de fin du monde, on attend toujours...

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A propos d’Alain

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Le devoir d'être libre
Je n'ai pas parlé d'Alain dans mon bref survol de la philosophie du XXè siècle où il s'insérait mal, c'est que, même s'il a influencé toute une génération, c'était surtout un pédagogue (à l'ancienne et se plaignant déjà des nouvelles pédagogies) plus qu'un innovateur, faisant de la philosophie une activité réflexive et ne croyant ni au progrès de l'homme ni à celui de la philosophie. Je trouve quand même très rafraîchissante la lecture de ce philosophe pour classes terminales et pour journaux populaires (dont les propos sont un peu comme des billets de blog). Quoi de plus utile quand c'est bien fait, assez au moins pour engager une véritable réflexion ? Il se trouve que j'ai été dans le même lycée que lui, le lycée Michelet de Vanves (moi en 1968!), mais le sentiment de proximité et de fraternité que peut donner sa lecture, en dépit des divergences qu'on peut avoir, me semble à rapporter surtout à son attitude de foncière honnêteté, dans la lignée de Montaigne et Rousseau, ce qui se manifeste par un souci très démocratique de clarté, de simplicité et de modestie qui nous fait sentir l'homme dans toute son humanité. Il ne faut pas s'y tromper, si l'on est modeste, c'est de raison, par lucidité voire par "colère" (p283) de n'être pas ce héros qu'on célèbre ! Cela suffit à nous préserver des vanités de l'ambition mais n'empêche pas de se prendre pour le plus grand des penseurs et de juger le monde de haut. Comment pourrait-on penser autrement puisque "personne ne peut penser pour nous" ?

On peut quand même lui rétorquer que si penser par soi-même est donc inévitable, cela ne suffit pas à philosopher pour autant, signifiant trop souvent tout au contraire soustraire ses préjugés à la critique. Il a une confiance excessive dans la clairvoyance de la pensée. Avoir des idées claires et distinctes n'assure en rien qu'elles ne sont pas fausses et simplistes comme le sont tous les partis pris et boucs émissaires. S'il y échappe par son côté socratique dans lequel je me retrouve bien, à reprendre les choses à zéro à chaque fois comme s'il n'en savait rien (p54), ce n'est pas le sort commun. "Une idée que j'ai, il faut que je la nie ; c'est ma manière de l'essayer" p34, c'est effectivement cela, philosopher alors que la plupart ne cherchent qu'à consolider leurs convictions en restant entre-soi.

Il n'appliquait pourtant pas cet esprit critique aux philosophes, ne cherchant qu'à les mieux comprendre (sauf les bergsoniens qu'il détestait pour leurs platitudes ! p91). Il estimait beaucoup Platon, Rousseau, Kant ou Hegel, s'agaçant du discrédit de celui-ci pour de bien mauvaises raisons (ce n'est donc pas nouveau) se privant bêtement ainsi des "vérités qui tombent de Hegel comme la farine du moulin" p37, sans avoir à faire grand cas de son système. Bien qu'il en parle moins, on peut dire qu'il hérite d'Aristote, et de son Ethique à Nicomaque, le coeur de sa philosophie, la valorisation de l'action ("Le plaisir s'ajoute à l'acte comme à la jeunesse sa fleur") qui détourne de la recherche du bonheur comme du bien suprême au profit de l'activité elle-même, à la poursuite donc de fins particulières. Ses deux principales références restent malgré tout Auguste Comte et Descartes. Surtout ce dernier pour son dualisme de la pensée et de la matière comme de la liberté et du déterminisme. En effet, s'il défendait volontiers, sans être socialiste pourtant, le matérialisme historique de Marx, auquel il reprochait de ne pas donner assez d'exemples concrets (p83), cela ne lui faisait pas rabaisser pour autant la haute valeur morale de la pensée et de la liberté, exactement comme le monde entièrement mécanique de l'étendue n'affectait aucunement pour Descartes le libre-arbitre de la pensée. Il me semble constituer ainsi le trait d'union trop méconnu entre Descartes et Sartre (du libre-arbitre à la mauvaise foi et l'humanisme si ce n'est la mise en littérature de la philosophie).

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La division du sujet

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Bergson, existentialisme, structuralisme, post-modernisme
On peut écrire l'histoire de la philosophie de mille manières, choisissant forcément parmi les philosophes un tout petit nombre et les réduisant à une seule idée (inutile d'écrire de gros traités!). Il y a sans doute toujours un esprit du temps qui le distingue, des thèmes à la mode, des évènements structurants. Il n'y a pas pour autant une histoire de la philosophie autonome par rapport à la situation politique encore moins par rapport aux avancées de la science. Il n'y a pas non plus de véritable unité de pensée. On trouve à la même époques des pensées retardataires ou en avance sur leur temps.

Certes, plus on considère des périodes longues, et plus l'effet de masse gomme les courants marginaux mais il y aura toujours des retours du religieux ou d'anciennes philosophies, et l'on pourra observer aussi des divergences qui se creusent entre pays. Ainsi, alors que la philosophie comme la théologie chrétienne étaient européennes auparavant, à partir de Kant l'idéalisme allemand suivra une toute autre voie que les philosophies française ou anglaise qui se confrontaient aux sciences et au scientisme. A l'inverse, l'idéalisme allemand semble bien se déconnecter complètement des sciences, qui ne servent tout au plus que d'illustration pour une dialectique de la nature a priori et qui ira jusqu'à prétendre interpréter "La Technique et la science comme «idéologie»". Ce n'est pas qu'ils n'aient toujours le mot de science à la bouche, de "La doctrine de la science" de Fichte à "La science de la logique" de Hegel ou même au socialisme scientifique des marxistes qu'on peut ranger dans cette filiation, jusqu'à "La philosophie comme science rigoureuse" de Husserl, mais la science dont ils parlent est une science dogmatique (de l'ordre de la démonstration géométrique), ayant échappé à la confrontation avec l'expérience scientifique et nos limites cognitives (même si le savoir absolu est celui de la limitation de notre savoir). En effet, le constat de l'échec de la raison pure est remplacé par l'idée de contradiction qui peut toujours être dépassée, alors que c'est bien la rationalité elle-même qui est prise en défaut, la souveraineté supposée de l'esprit devant une réalité qui lui est extérieure et qu'il ne comprend pas.

On a vu qu'après le siècle de Newton, la philosophie française avait été plus sensible dans la première partie de XIXè (occupé d'abord de thermodynamique) au divorce entre sciences et métaphysique ainsi qu'aux limitations de ce qu'on peut savoir, notamment avec le positivisme d'Aguste Comte finissant en religion de l'Humanité. C'est la révolution darwinienne déshumanisante qui mobilisera ensuite la réflexion, ainsi que la question sociale devenue également prépondérante avec l'industrialisation. Dans ce contexte, l'enjeu de la réaction spiritualiste était bien de s'en détourner et d'échapper à l'objectivation scientifique (comme de sortir de l'histoire) pour revenir à l'expérience subjective, mais la surprise, c'est que ce retour au sujet sera celui d'un sujet divisé (non plus entre sujet et objet ni entre le corps et la pensée mais entre conscient et inconscient, authenticité et aliénation, raison et passion, individu et collectif). Il ne faut d'ailleurs pas voir ce sujet divisé comme un simple dualisme, une double personnalité, mais une multiplicité où se dissout déjà l'image de l'homme sous des causalités extérieures différenciées (biologiques, psychologiques, sociales, culturelles).

Dans les toutes premières années du XXè siècle, s'est ajouté un choc comme on n'en a plus connu à ce point avec la relativité et la physique quantique ruinant définitivement le rationalisme et déqualifiant nos propres représentations, de sorte qu'on peut dire effectivement qu'on a eu dès le début du XXè siècle, tous les ingrédients de la suite - avec le passage du spiritualisme à un marxisme scientiste puis à l'existentialisme, puis au structuralisme, pour finir dans la déconstruction post-moderne et relativiste de la French Theory et des cultural studies qui brouillent les oppositions et nous laissent la tâche de reconstituer l'unité du sujet dans sa responsabilité morale et collective au moins.

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L’erreur de Marx

Temps de lecture : 29 minutes

MarxMarx est incontestablement l'un des philosophes les plus importants, ayant eu des effets considérables dans le réel jusqu'en Chine qu'il contribuera à occidentaliser. Il y a eu un nombre incalculable de travaux intellectuels se réclamant de lui et qui ont été un peu vite rejetés aux poubelles de l'histoire. On a là encore une fois une philosophie qui se veut scientifique, rationalisme triomphant qui se heurtera là aussi aux limites de notre rationalité comme aux démentis du réels. L'échec historique du marxisme oblige à revenir sur son erreur de fond mais ne signifie pas pour autant qu'on pourrait se passer de Marx désormais, en particulier de l'analyse magistrale qu'il a faite du capitalisme industriel et plus encore du matérialisme historique dont il a posé les bases, théorie scientifique de l'histoire qui est à reprendre.

Ce qu'il faut souligner dans la position de Marx, c'est qu'il se trouve dans un entre-deux, suivant l'introduction de l'histoire et de sa dialectique dans la philosophie par Hegel mais précédant l'explication scientifique de l'évolution de Darwin, publiée en 1859 alors qu'il venait tout juste de définir sa propre conception du matérialisme historique dans la préface de sa "Contribution à la critique de l’économie politique" :

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La pénétration de la science dans la philosophie

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   Descartes, Spinoza, Leibniz
L'histoire de la philosophie, de par la simple succession des philosophes, en montre toutes les contradictions entre eux, témoignage de leurs erreurs et de l'évolution des esprits. On ne peut faire une histoire des religions qu'à ne pas y croire, de même un historien de la philosophie est bien obligé de prendre ses distances avec les différentes philosophies. S'il faut connaître cette histoire, ce n'est donc pas pour découvrir celui qui aurait trouvé la vraie philosophie, c'est tout au contraire, pour ne pas en rester là (et refaire les mêmes erreurs) mais renforcer notre esprit critique à voir comme les constructions logiques sont fragiles. Les grands philosophes ne sont pas grands parce qu'ils avaient enfin compris la vérité et seraient indépassables mais seulement parce qu'ils avaient argumenté avec la plus grande rigueur et de façon assez convaincante pour soutenir des positions subjectives qui ont toujours cours de nos jours - car tous les moments de l'apprentissage historique sont reparcourus à chaque génération. Je ne vise ainsi dans ce retour sur les rationalistes du XVIIè qu'à mettre en valeur ce qui peut en éclairer notre actualité. Revenir en arrière, ici, n'est qu'essayer de comprendre la formation et le succès de ces systèmes dans leur époque pour inciter à, de nouveau, aller de l'avant au lieu de rester englué dans le passé et affronter plutôt notre futur désenchanté, cette accélération technologique que nous subissons plus que nous n'en sommes les acteurs.

On a vu comme les empires avaient dépouillé la philosophie de sa dimension politique initiale pour la réduire au souci de soi des philosophies du bonheur (stoïcisme, épicurisme, scepticisme) dont l'échec devait mener au mysticisme néoplatonicien avant que la religion ne prenne toute la place. La philosophie religieuse a tenté depuis d'en affronter toutes les contradictions, prise entre le dieu rationnel (éternel, Un, connaissance), le dieu révélé (historique, dogme, foi), le dieu éprouvé (relation, amour, crainte) et confrontée à de multiples hérésies. On peut d'ailleurs souligner que, si les croyants se retrouvent dans des rites communs, ce n'est certainement pas dans la même foi (ou mode de vie) mais dans une grande diversité de croyances (la diversité religieuse est interne aux religions) derrière le schéma création/chute/salut (qui est encore celui de l'aliénation). On ne souligne pas assez à quel point la question religieuse dominera toute la philosophie moderne même après Marx et Nietzsche, au moins jusqu'à Bergson et au pragmatisme, ce qui la disqualifie en grande partie. Les subtilités logiques ne sont là que pour essayer de rendre compatible Dieu avec les nouvelles découvertes de la science. Le XVIIè siècle a été ainsi obsédé par les preuves de l'existence de Dieu, qui reste à la base des philosophies de Descartes ou de Spinoza, même si c'est sous les formes très différentes de garant de la vérité des pensées claires et distinctes, pour l'un, ou de cause englobante pour l'autre. Cependant, confrontées à la science naissante, ces philosophies explicitement déistes participeront malgré elles à la sortie de la religion au profit d'un pur rationalisme sur lequel (et contre lequel) l'autonomie de la science pourra se construire. L'événement, ici, c'est Galilée et la mathématisation de la mécanique. On va assister dès lors à la pénétration de la science dans la philosophie, d'abord avec le monde mécanique de Descartes (qui avait fondé la géométrie algébrique) puis la méthode géométrique de Spinoza composant ce qui se voulait une philosophie scientifique.

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Pascal, la misère de l’homme et son terrible ennui

Temps de lecture : 31 minutes

Il est vrai que c’est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c’est aussi être grand, que de connaître qu’on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d’un Roi dépossédé.

Même s'il dit lui-même que "se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher" (513-4), il est certes contestable de faire de Pascal un philosophe alors qu'il n'a d'autre dessein que de faire l'apologie de la religion chrétienne au regard de la misère de l'homme sans dieu. S'il admet les failles de la raison, c'est pour les boucher immédiatement avec le dogme hérité ("Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison"). Il est justement intéressant de voir comme le vrai peut venir du faux, et ce que la religion - qui a pris la suite des philosophies du bonheur et de leur échec - peut révéler de nous et de nos faiblesses comme de notre incomplétude. En effet, cette lucidité n'aurait sans doute pas été permise s'il n'en proposait immédiatement le remède trompeur de la foi dans une vérité révélée, autre façon de s'empêcher de penser.

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Les philosophies du bonheur

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Stoïcisme, épicurisme et sceptiques
Je me suis engagé imprudemment dans l'histoire de la philosophie, d'abord à sentir le besoin de revenir à Socrate, au savoir de l'ignorance qui est au principe des sciences et notre réalité première à laquelle on ne veut pas se résoudre. Impossible de rester semble-t-il dans cette position philo-sophique questionnante sans finir par prétendre à la sagesse qui détient la vérité. C'est ce qu'on a vu ensuite dans le Phédon de Platon avec ses âmes ailées où le monde des idées décolle du réel. S'y manifeste déjà les contradictions entre l'amour et la vérité qu'éprouvera Aristote à se détacher de cette mythologie et de son maître (Amicus Plato, sed magis amica veritas) opposant à son animisme que ce ne sont pas les idées qui déterminent le réel mais les causes efficientes et finales. Le premier enseignement de la recherche philosophique, c'est bien que la question de la vérité nous divise. Cela commence par les présocratiques, avec, entre autres, l'opposition d'Héraclite et Parménide mais on peut dire que ces divisions se généralisent et se vérifieront constamment par la suite dès lors qu'on prétend se fonder sur la raison et non sur l'autorité du lieu. Il ne s'agit plus seulement de savoirs rationnels mais d'une modification de notre position par rapport aux savoirs et par rapport aux autres, en même temps que changeait la position du citoyen dans l'Empire.

Notre propre situation depuis la globalisation marchande et la fin du communisme offre quelques ressemblances avec celle de la constitution de l'Empire (hellénique puis romain), véritable mondialisation à l'époque, se caractérisant à la fois par la fin de la politique et de la citoyenneté active, en même temps qu'une perte d'unité culturelle, confrontée à la diversité des peuples et des croyances. Avec le déclin de la citoyenneté, c'est cependant l'émergence de l'individu, de l'intériorité qui sera à l'origine de la vogue des philosophies du bonheur, qui entre en résonance avec la mode actuelle.

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La naturalisation du capitalisme

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Les critiques du capitalisme ont toujours réfuté la naturalisation du capitalisme. Ainsi, du côté de Polanyi, c'est l'encastrement de l'économie dans le social qui est prétendu notre état naturel, et Bourdieu ajoutera qu'il y a, dans les sociétés traditionnelles, une négation constante des rapports économiques entre proches, remplacés autant que possible par le circuit du don. Certains vont même remonter jusqu'à la préhistoire pour démontrer que le capitalisme n'existait pas du tout à cette époque, et que donc nous pouvons vivre sans ! Il faut dire que ces critiques mènent souvent, sinon à la négation de l'évolution, du moins à prendre leurs distances avec le darwinisme considéré comme simple expression de l'idéologie capitaliste (ce qui est le cas pour Spencer, il est vrai) alors que Darwin avait souligné l'importance des instincts sociaux et de l'altruisme dans notre survie, c'est-à-dire des tendances anti-darwiniennes à court terme mais donnant un avantage à long terme. Il faut s'inquiéter lorsqu'une loi scientifique aussi fondamentale est contestée pour des raisons politiques mais il y a effectivement un conflit des interprétations et manipulation du concept d'évolution par les uns ou les autres, justifiant la domination d'un côté ou l'émancipation de l'autre. L'essentiel à reconnaître pourtant, c'est d'abord l'évolution elle-même, sa dynamique comme phénomène extérieur qui s'impose à tous et dans lequel nous sommes pris.

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Rétrospective 2006-2015

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   La critique de la critique
10/2015Si j'ai voulu revenir sur mon parcours de ces dix dernières années, c'est que sa cohérence m'est apparue après-coup et que j'ai éprouvé le besoin de faire le point sur une évolution qui n'était sans doute pas seulement la mienne dans ma génération. On peut dire, en effet, que notre situation métaphysique et politique a radicalement changé depuis notre jeunesse, poursuivant le mouvement d'une sortie de la religion, qui ne date pas d'hier, par une sortie de la politique (ou du théologico-politique des grandes idéologies) depuis la chute du communisme. Que cette situation soit objectivement la nôtre dans nos démocraties pluralistes à l'heure de la globalisation numérique, ne signifie pas une fin de l'histoire achevée, loin de là, nourrissant au contraire des réactions agressives de retour du religieux ou de la Nation (des guerres de religions et du rejet de l'étranger) avec les appels lancinants d'intellectuels attardés au réenchantement du monde et au retour des utopies les plus naïves.

Ma propre évolution, tirant les conséquences de cette déception du politique qui ne laisse plus que des alternatives locales à la globalisation marchande, peut se lire comme un approfondissement du matérialisme (dualiste) et du domaine de la nécessité sans pour autant viser, comme le stoïcisme à l'acceptation de son sort ni, comme le marxisme à une impossible réconciliation finale. Il ne peut être question de soutenir l'ordre établi ni renoncer à dénoncer ses injustices. Il ne peut être question de se satisfaire du monde tel qu'il est, ce n'est pas l'exigence de le changer qui doit être mise en cause mais, tout au contraire, qu'elle reste lettre morte, exigence qu'elle se traduise dans les faits quitte à en rabattre sur ses ambitions. C'est donc une conversion au réalisme de l'action, essentiellement locale, sans renier pour autant sa radicalité en allant toujours au maximum des possibilités du temps, ni oublier l'inadéquation de l'homme à l'universel et son étrangeté au monde (espèce invasive qui n'a pas de véritable nature et nulle part chez soi).

Dream is over, même s'il y a un nouveau monde à construire. La belle unité de la pensée et de l'être comme de l'individu et du cosmos est rompue, c'est le non-sens premier, l'absurde de nos vies (la misère de l'homme sans Dieu) que l'existentialisme avait déjà affronté mais qui maintenait une primauté du sujet. Cette position est devenue intenable avec les sciences sociales et surtout l'accélération technologique qui manifeste à quel point la causalité est extérieure - ce qu'il faut prendre en compte, y réagir, s'y adapter, ce dont il nous faut devenir responsables mais que nous ne choisissons pas. Malgré tous les efforts pour retrouver une société totalitaire et une identité perdue, la réalité qu'il nous faut affronter, c'est la pluralité et la non identité à soi, c'est celle d'un sujet divisé, et d'un réel étranger qui nous blesse, nous malmène, sur lequel on se cogne. "Il résulte des actions des hommes en général encore autre chose que ce qu'ils projettent et atteignent, que ce qu'ils savent et veulent" (Hegel). Que cela plaise ou non, on peut penser que le miroir de l'information finira par nous forcer à regarder la réalité en face au lieu de nous aveugler de beaux discours.

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Penser l’émancipation avec et contre Gorz

Temps de lecture : 33 minutes

Amicus Plato, sed magis amica veritas
On voudrait que les intellectuels s'entendent pour nous dire ce qu'il faut penser et faire, ainsi que ce qu'on peut espérer. C'est pourtant bien là-dessus qu'on ne peut s'accorder. Au lieu de le déplorer, il faut en faire le constat fondamental de notre existence, qui lui donne sa dimension de pari et nous fait éprouver la solitude de la pensée dans son errance, alors même qu'il n'y a de pensée que du commun dès lors qu'on est éveillé, comme dit Héraclite, et que toute parole vise l'universel. On se constitue en groupes, en partis, en église pour affirmer une communauté de convictions mais toujours minés par les divisions. Il est naturel de se persuader qu'il suffirait de se mettre autour d'une table pour s'entendre mais on en a assez l'expérience pour savoir que ce n'est pas le cas et que ce n'est pas une question de mauvais caractère ni d'ingratitude ou même de traîtrise si Aristote se sépare de Platon. On organise de grands débats où tous les intervenants disent à peu près la même chose et défendent parfois sans contestation aucune les idées les plus extravagantes tant ce petit monde ne fait qu'essayer de se renforcer dans ses convictions en restant dans l'entre-soi tout en se croyant les sauveurs du monde. La vérité est plus prosaïque de notre rationalité décidément très limitée et de nos différentes conceptions du monde. Gorz s'amusait d'ailleurs de voir comme Alain Caillé arrivait à rassembler pour soutenir un revenu inconditionnel des gens dont aucun ne pensait comme les autres. Il avait aussi particulièrement apprécié dans mon résumé de la phénoménologie (misère de la morale), la partie sur "la république des lettres" (la tromperie mutuelle) où chacun prend les autres pour des imbéciles derrière une reconnaissance de façade. Ce qui nous a réuni est justement de ne pas être seulement des intellectuels mais de se soucier du réel et défendre les mêmes dispositifs. Sinon, malgré une filiation hégélienne et marxienne, nos divergences théoriques, qu'il prenait d'ailleurs assez mal, n'étaient pas négligeables. Cela ne m'empêchait pas de dialoguer avec lui et de rester assez liés pour être convié à ses obsèques confidentielles "dans un de ces lieux perdus au milieu de nulle part, situé en pleine zone industrielle de Rosières-près-Troyes".

Une certaine actualité éditoriale (une rediffusion de 2011 améliorée de là-bas si j'y suis et la traduction d'une interview allemande : "Le fil rouge de l'écologie", sans parler du dernier EcoRev') m'a rappelé tout cela et donné l'envie de revenir sur un certain nombre de nos désaccords de fond, philosophiques plus que politiques.

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L’évolution d’Aristote

Temps de lecture : 25 minutes

Il y a un mystère Aristote (-384/-322) dont les écrits parvenus jusqu'à nous, dits "ésotériques" car constituant ses notes personnelles, n'ont été retrouvés et édités qu'au Ier siècle av. J.-C (vers -60), presque 3 siècles après (où il est difficile de départager ce qui est d'Aristote des notes de ses élèves). On s'imagine en général qu'il a dominé toute l'antiquité jusqu'au Moyen-Âge alors qu'assez vite il a été relativement oublié, tout comme Platon ravalé à un simple écrivain, au profit des stoïciens qui vont prendre toute la place, s'identifiant à la philosophie même jusqu'à l'émergence bien plus tardive des néoplatoniciens préparant la venue du christianisme à partir de Philon d'Alexandrie ("Philon platonise, Platon philonise"). Malgré son matérialisme (ou hylèmorphisme) et sa négation de l'immortalité de l'âme, Aristote aura surtout séduit les Musulmans avant que l'Église catholique ne s'en empare tardivement avec Thomas d'Aquin et la scolastique, aux XII-XIIIème siècles. S'il est le seul à ne pas avoir connu de renaissance (p6), c'est de n'avoir plus quitté la scène mais son règne absolu n'aura duré que quelques siècles. On peut dire jusqu'à Descartes bien que ce ne soit pas un événement ponctuel. Même aujourd'hui, et plus encore que Platon, Aristote reste la base de la philosophie, qu'on peut relire avec profit sur n'importe quel sujet ou presque, loin d'être aussi dépassé qu'on l'imagine (après plus de 23 siècles! donnant une impression de proximité troublante).

Il ne fait aucun doute qu'Aristote procède de Platon et bâtit sa philosophie sur le travail préalable de l'Académie, mais, de même que dans son évolution Platon se détache de Socrate, de même l'évolution d'Aristote est celle de son éloignement de Platon comme de sa théorie des Idées, remplaçant la notion animiste de participation par celle, scientifique, de cause (matérielle, formelle, efficiente ou finale). Mais réfuter Platon n'est pas réfuter la philosophie, c'est la continuer au contraire. Par cette répétition de la rupture, se fonde la continuité d'une histoire de la philosophie en progrès où il s'agit de se situer, comme Aristote le fera constamment en citant systématiquement ses prédécesseurs. Il a été, en tout cas, élève de Platon jusqu'à sa mort, en -347, pendant 20 ans, ce qui n'est pas rien. Lorsqu'il est arrivé à l'Académie, en -367, il n'avait que 17 ans, époque du Théétète (dont il reprendra la définition de la philosophie comme étonnement) et de l'arrivée d'Eudoxe à Athènes (dont il reprendra la théorie des proportions et des sphères). Il n'a pas attendu cependant la mort de Platon pour écrire une réfutation en règle de la théorie des idées ("ΠΕΡΙ ΙΔΕΩΝ", sur les idées) où Platon n'a vu qu'une révolte contre lui, disant qu'Aristote "l'avait traité comme les poulains qui, à peine nés, ruent contre leur mère". Il reconnaissait bien cependant ses capacités puisqu'il lui avait confié l'enseignement de la Rhétorique et qu'on l'appelait, paraît-il, "l'intelligence de l'école" (νοῦς τῆς διατριβῆς). Pour justifier sa "trahison" et se défendre de l'interprétation "psychanalytique", Aristote se déclarait "Ami de Platon, mais plus encore de la vérité" (témoignant de l'échec du dialogue et de ce qui rend les relations entre intellectuels si compliquées et fragiles). Comme il le dit au début de l'Éthique à Nicomaque (I-4) : "Vérité et amitié nous sont chères l'une et l'autre, mais c'est pour nous un devoir sacré d'accorder la préférence à la vérité".

C'était justement le sujet de notre lecture du Phèdre de Platon, dont il faut souligner que la fin du dialogue est consacrée à la Rhétorique, sujet qu'il avait confié à Aristote qui en forgera, à partir de l'interprétation et de la démonstration, une logique longtemps indépassée, la forme du syllogisme se substituant au dialogue contradictoire. La philosophie devient ainsi l'objet d'un enseignement transmissible tout comme une technique oratoire ou la simple grammaire. Plus globalement Aristote est du côté de l'observation méthodique, du biologique, du devenir (des sciences matérialistes ioniennes) alors que Platon était du côté de la géométrie, du symbolique, de l'éternité (de la théologie idéaliste pythagoricienne ou éléate), l'un désignant la terre matérielle et l'autre pointant vers les cieux (rejouant l'opposition d'Héraclite et Parménide). Il est intéressant d'essayer de comprendre comment on passe de l'un à l'autre en rompant avec ses anciennes appartenances, non par une différence de caractère mais pour résoudre les contradictions précédentes et, comme on le verra, simplement à l'origine par l'analyse rigoureuse du langage et des procédés de démonstration s'appliquant aussi bien à la physique qu'à l'éthique ou la politique.

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Actualité de l’histoire

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Ce qu'on appelle la conscience se confond peu ou prou avec l'intentionalité, c'est à dire avec le désir et la projection dans le futur, cause finale qui n'est pas le propre de l'homme mais du moins de ses oeuvres, du travail humain comme réalisation d'un plan préconçu. Il est donc on ne peut plus naturel qu'à prendre conscience de l'histoire, on veuille l'orienter vers nos fins, passer de l'histoire subie à l'histoire conçue - mais il n'est sans doute possible que de passer d'un processus particulier subi à un processus corrigé, amélioré, domestiqué. Prétendre plier l'ensemble de l'histoire à notre volonté est tout aussi impossible que de supprimer l'universelle entropie, ce qui ne peut jamais se faire que ponctuellement, travail de correction d'erreur qui est à la base de la vie mais n'en fait pas un processus d'auto-création, de sculpture de soi quand c'est plutôt l'extériorité qu'on intériorise ainsi.

En renonçant au volontarisme utopique et à l'arbitraire subjectif, le marxisme a ouvert une autre voie, celle de nager dans le sens du courant supposé hâter la venue du communisme. L'histoire a montré justement que c'était un peu plus compliqué et que ce qui arrive n'est pas ce qui était espéré. Beaucoup en tirent la conclusion précipitée qu'on ne pourrait rien faire ni rien prévoir (c'est ce qui fait du libéralisme un scepticisme) mais il n'y a rien de plus faux. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas tout qu'on ne peut rien du tout, c'est juste qu'il faut prendre les problèmes un par un et "diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre" (Discours de la méthode). Ce qui ne marche pas, c'est l'idéalisme, bien qu'il continue à séduire les foules, et notre action reste incontestablement très limitée au regard de la totalité, plus emportée par le mouvement que le dirigeant, même si on agit toujours contre ses dérives. Il n'est pas question pour autant de se laisser faire, de rester passifs. Non seulement notre action a le plus souvent un résultat positif mais elle est même vitale, action concrète, efficiente, loin du pouvoir magique de l'idée ou d'une simple force de conviction (qui participe cependant au rapport de force).

On devrait, dès lors, abandonner la poursuite d'un "sens de l'histoire" qui serait un sens unique alors qu'il y a différentes temporalités, qui ne se totalisent pas dans un présent où elles ne font que se croiser, et différents processus à l'oeuvre très hétérogènes, certains cycliques, d'autres éphémères, d'autres permanents ou presque. Ainsi, l'entropie constitue le sens de l'histoire le plus englobant menant le cosmos à la mort thermique sans doute mais la lutte contre l'entropie est, pour cela même, ce qui englobe tous les êtres vivants depuis la première cellule jusqu'à nos techniques de pointe. L'évolution, c'est toujours "un se divise en deux" (processus de spéciation). Il n'y a pas de conscience pour unifier l'univers, pas plus qu'il n'y a d'ensemble de tous les ensembles mais il y a bien une multitude de totalités effectives sur lesquelles on peut agir de notre place, qui dépendent de nous (dans notre rayon d'action).

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Amour et vérité

Temps de lecture : 30 minutes

Sur le Phèdre de Platon
Si, après être revenu à Socrate, je continue avec Platon, ce n'est pas que j'accorde une importance démesurée aux débuts de la philosophie, ni à sa déconstruction, car une philosophie de l'information établit au contraire que nous sommes façonnés par notre milieu et notre temps plus que par nos origines ou notre généalogie. Cela n'empêche pas que le platonisme a servi de base aux différents idéalismes qui ont suivi, y compris religieux, et ma préoccupation reste celle de la place de l'idéalisme et du volontarisme en politique. Cet idéalisme avait été immédiatement critiqué par Aristote, tellement plus raisonnable que Platon : ce ne sont pas les idées qui déterminent le réel mais les causes efficientes et finales. L'idéalisme se trompe de causalité et ne recherche pas les véritables causes. Parler de ces causes comme matérielles (ce que je fais pour me faire comprendre) est d'ailleurs très réducteur puisque la subjectivité (efficiente) et les valeurs (finales) y sont déterminantes mais tout autant déterminées (par les discours et la situation, matière et forme). Que l'idéalisme ait prospéré malgré cette réfutation en règle manifeste qu'il répond à une nécessité. On classe, d'ailleurs, habituellement le matérialisme du côté de la passivité, de ce qu'on subit, de ce qui ne dépend pas de nous, d'un réalisme raisonnable attentif au concret alors que l'idéalisme est supposé le côté actif, celui des idées ou valeurs qui nous motivent et de la rationalisation à prétention universelle. Cette opposition est fautive car l'action efficace est bien matérielle, l'engagement idéologique étant la plupart du temps purement verbal quand il ne mène pas au pire. On y tient cependant, jusqu'à prétendre que rien ne se serait fait sans idéal, ce qui est au moins la négation de la violence dans l'histoire (mais aussi de la puissance économique). Malgré tout, même si on ne lui donne plus le premier rôle mais plutôt de perturbateur, ce serait une erreur de croire pouvoir se passer de l'idéal, pas plus qu'on ne peut se passer d'amour.

On ne sait pas assez que dans toute bonne dialectique la négation n'est jamais totale mais doit intégrer une part de ce qu'elle contredit et dont elle prend la relève (comme la confiture, l'Aufhebung conserve autant qu'elle supprime !). Si la vérité n'est pas à l'origine, mais au contraire l'ignorance et l'erreur, il y a aussi une vérité de l'erreur (qui n'est qu'un moment de la vérité) et même une vérité du délire (supposé d'inspiration divine, notamment dans l'amour). Ainsi, malgré toutes leurs dérives et fabuleuses inventions, il est absolument impossible de négliger les dialogues de Platon, pas plus que sa théorie des idées qui, pour être fausse, voire délirante, n'est pas sans raisons (renvoyant notamment à la cognition et au langage mais figeant le réel sur "ce que c'est", durée arrêtée, au lieu de ce qu'il devient comme le reprochera Heidegger voire Bergson).

C'est là où Aristote est lui-même critiquable de ne pas avoir pris assez en compte cette part subjective du désir avec tous ses égarements. Ainsi, en faisant (comme dans le Théétète) du simple étonnement l'origine de la philosophie et du désir de savoir, Aristote en désamorce les enjeux et le choc qu'avait pu représenter la dialectique impitoyable de Socrate, honteuse prise de conscience de nos erreurs et de notre ignorance. Il avait pourtant avec Platon une preuve supplémentaire que la raison même peut nous tromper, pas seulement l'opinion (ce sur quoi se fondera la science expérimentale ne se suffisant plus des théories). La philosophie ne se réduit certes pas à une simple curiosité désintéressée, un passe-temps inoffensif, une accumulation de connaissances, un regard extérieur, ni même à l'amélioration de soi. Elle pose une question vitale, celle de la vérité qui peut ébranler l'ordre social. Si Aristote ramène la philosophie au plaisir de la connaissance et de la contemplation, alors même qu'il valorise par ailleurs l'activité et la cause finale, c'est qu'il est engagé, tout comme Platon, dans la reconstruction d'un système dogmatique destiné à sauver la vérité après l'entreprise de démolition de Socrate. En effet, la philosophie se distingue du scepticisme en maintenant l'exigence de vérité et d'un savoir en progrès même si cela conduira à de nouveaux dogmatismes, supposés définitifs, excluant le temps, et rationnels, excluant tout subjectivisme (ce qui provoquera en retour la réaction stoïcienne, centrée sur le sujet). Ce n'est pas pour rien que l'aristotélisme a dominé tout le Moyen-Âge avec une scolastique dogmatique dont Descartes permettra de sortir par le retour du sujet dans la recherche de la vérité (qui est d'abord besoin de certitude).

Relier l'amour à la vérité n'est donc pas une mince affaire (quoique l'église s'en empare facilement) puisque c'est non seulement limiter la connaissance à nos catégories a priori comme à notre idéologie de classe mais la faire dépendre de nos attentes, préférences et idéalisations. On ne peut pas dire que la position de Platon là-dessus soit constante car, dans la République l'on n'en trouve plus trace, véritablement furieux contre l'amour. L'imposition qui se croit rationnelle de la justice aux hommes, les traitant en objets, mène à les dépouiller de leur subjectivité, de leurs désirs et de l'amour même. C'est tout le contraire dans le Lysis, le Banquet et le Phèdre où Platon préserve la part du subjectif et du désir, comme il l'avait appris de Socrate qui ne se disait savant qu'en amour, opposant ainsi l'esprit vivant à la lettre morte. On avait déjà vu, dans le Lysis, qu'il n'y avait pas de savoir véritable sans désir de savoir, sans amour de la vérité (philo-sophie). Il est frappant que dans le Phèdre, même après s'être éloigné de Socrate, n'étant plus du tout dans le non-savoir mais exposant son système, l'amour reste fondateur, condition du savoir (qui n'est pas clôt sur lui-même). Certes, tout l'effort de Platon sera de l'édulcorer, en faire une pure relation intellectuelle entre les belles âmes. Il n'est pas si certain pourtant qu'ils soient si compatibles. Ce dont il nous faut prendre conscience, c'est de la contradiction entre l'amour et la vérité - en même temps qu'ils sont intimement liés...

C'est bien cette contradiction à quoi nous confronte la politique car pour entraîner les foules il faut susciter de l'amour et toutes les illusions qui vont avec, alors que l'action politique ne peut avoir de portée qu'à dépasser ces illusions pour s'attacher à la vérité des faits. Les ravages du volontarisme n'auront jamais été aussi manifestes qu'avec le grand bond en avant où la mobilisation décrétée par Mao se traduira par des millions de morts de famine, largement à cause de la dissimulation de la vérité et des faux chiffres donnés par une bureaucratie trop zélée. Le dilemme, c'est que sans enthousiasme, le risque est de rester passif, ne faire que subir et laisser les pires faussaires triompher. Ainsi, il est assez clair qu'on aurait les moyens de s'en sortir et d'affronter les défis qui nous sont posés, que ce soient les transformations de la production à l'ère du numérique, les inégalités ou le souci écologique. Ce qui manque cruellement, ce sont les moyens humains, d'arriver à mobiliser sur des objectifs réalistes au lieu de poursuivre des chimères. Il faut se rendre à l'évidence qu'il ne suffit pas des écrits scientifiques, il faut y joindre la parole, les discours, mais rien ne garantit qu'un discours vrai soit audible face aux séductions des grandes envolées idéologiques et des promesses démagogiques. L'amour nous fait défaut et l'idéal nous égare.

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Désir et critique de la sagesse chez Socrate

Temps de lecture : 35 minutes

SocratePeu de gens lisent les premiers dialogues de Platon dont l'authenticité est mise en doute par certains car ils semblent à la fois maladroits et contredire ce qui deviendra sa philosophie ultérieure. C'est que, justement, ces dialogues sont plus socratiques que platoniciens, écrits du vivant de Socrate et nous donnant ainsi accès à son enseignement, en grande partie négatif, basé sur l'affirmation paradoxale qu'il ne sait rien.

C'est d'autant plus intéressant pour le Charmide que son thème est précisément celui de la sagesse, dont la philo-sophie se distingue par la recherche et le désir. Le Charmide pose cependant tout un tas de problèmes et d'abord celui de sa datation. Je ne sais comment procèdent ceux qui le datent de -388, bien après la mort de Socrate en -399 et surtout après la domination des Trente Tyrans, en -405, mais il paraît quand même fort étrange que Platon mette en scène après cela Critias et Charmide qui faisaient partie de sa famille mais s'étaient illustrés par leur cruauté et brutalité pendant l'oligarchie, se faisant détester de toute la population. Certes, il aurait pu vouloir illustrer ainsi qu'il ne suffit pas de prétendre être juste et sage pour l'être effectivement, mettant en scène leur ignorance et suffisance. C'est ce qui le rapprocherait du "premier Alcibiade" (qui a été promu, bien plus tard, par Proclus et les néoplatoniciens comme initiation à la philosophie), Alcibiade courtisé par Socrate ayant lui aussi mérité par ses multiples traîtrises la haine de ses concitoyens et servant à illustrer l'ignorance des politiciens qui ne date pas d'aujourd'hui...

Je laisse la question ouverte tout en privilégiant, à cause de son contenu, l'hypothèse d'une rédaction du Charmide du vivant de Socrate, avant le Lysis où apparaît pour la première fois l'idée de Bien suprême et qui aurait suscité, aux dire de Diogène Laërce, la critique acerbe de Socrate « Ἡράκλεις, ὡς πολλά μου καταψεύδεθ' ὁ νεανίσκος », citation contestée et souvent édulcorée, traduite par : "Dieux ! que de choses ce jeune homme me prête !", alors que Socrate parle explicitement de tromperie (kata-pseudo). En effet, comme on le verra, Socrate conteste cette idée de bien en soi, plus proche en cela d'Aristote à ne considérer que des biens (ou des savoirs) particuliers même s'il semble identifier le savoir, le beau, le bon et le bien (ou le juste et l'utile) mais dans les actions concrètes ou les différents métiers (pour l'artisan, c'est effectivement la connaissance, la maîtrise qui fait l'objet beau, bon, juste et utile à la fois). [On retrouve cette identification, du beau, du vrai et du bien, chez le jeune Hegel, mais au niveau bien plus problématique du politique, ce qui sera à l'origine des avant-gardes politico-philosophiques].

Il est assez troublant de voir comme Platon insiste un peu lourdement au début de plusieurs de ces dialogues sur l'excitation sexuelle de Socrate à la vue de beaux jeunes hommes (jalousie de sa part ou indice de la place du désir dans sa quête ?). On fera effectivement des recoupements très instructifs avec la psychanalyse, mais, dans la continuité des articles précédents, ce dont je voulais rendre compte, c'est de la critique originelle de la sagesse par Socrate (y compris du savoir de l'ignorance), contestant tout autant la prétention à se faire soi-même qui sera celle de tant de philosophes pourtant et qui est encore l'idéologie dominante, celle de l'individualisme libéral. La difficulté, spécialement dans ces premiers dialogues, c'est qu'ils examinent une idée et son contraire, conformément à la maïeutique socratique, sans arriver à conclure souvent (bien que le Charmide soit indiqué du "genre probatoire", il se termine par l'aveu de son échec), laissant au lecteur le soin de continuer la réflexion par soi-même, avec toujours le risque de comprendre de travers. Penser par soi-même n'a pas de sens (le savoir ne s'invente pas), sinon de faire vaciller ses anciennes certitudes, découvrir son erreur et chercher à savoir en s'informant et en confrontant son point de vue à d'autres.

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Anthropolitique

Temps de lecture : 25 minutes

Connaître notre ignorance
Il y a des gens qui sont contents de faire de la philosophie et contents d'eux. Ce n'est pas mon cas. Ils prétendent arriver ainsi à la vérité et au Bien suprême. Il ne faut douter de rien ! Ma propre expérience est plutôt celle de la déception permanente et de la désillusion, si ce n'est de la rage. On sait pourtant bien qu'il n'y a que la vérité qui blesse, comment pourrions nous trouver une consolation dans une philosophie cherchant sincèrement la vérité ? Ce qu'on découvre n'est pas ce qu'on cherchait, encore moins ce qu'on espérait et plus on apprend, plus on découvre ses limites et l'étendue de ce qu'on ignore encore.

Bien sûr, ce n'est pas le cas des méditations plus ou moins religieuses qui ne trouvent cette fois que ce qu'elles cherchent, jusqu'à donner corps à des abstractions par une sorte d'auto-hypnose. On peut dire la même chose de tous ceux qui se prétendent adeptes de la pensée critique alors qu'ils adoptent simplement un dogme opposé au discours dominant et passent leur temps à renforcer leurs convictions les plus délirantes en restant entre-soi. Une philosophie véritablement critique ne va pas prendre ses désirs pour la réalité mais commence par s'informer à diverses sources, soumettre ses propres conceptions à la question, en récoltant les objections qu'on peut y faire. L'écriture (démocratisée chez les Grecs grâce aux voyelles) est sans doute une condition de cette réflexivité, en plus de donner accès à la diversité des opinions et des cultures. Voilà bien ce qu'internet devrait amplifier si chacun ne s'enfermait pas dans son petit monde (réduisant les autres à des ennemis ne cherchant qu'à nous tromper) ! Ce moment négatif de la critique mine forcément nos anciennes certitudes et nos traditions, opposées à d'autres traditions, introduisant la division dans la société et une indéniable "insécurité culturelle", détruisant la belle unité originaire par le poison du doute et de la liberté de pensée. Le recul critique, la non-identité à soi, est incontestablement une épreuve dépressive qui nous confronte à nos illusions perdues et n'encourage certes pas les enthousiasmes naïfs ni un quelconque unanimisme. C'est politiquement incorrect car constituant une voie solitaire, en rupture de notre groupe (de pensée) et qu'on peut à bon droit accuser de désespérer Billancourt, tout comme de pervertir la jeunesse...

Il y a un troisième temps à cette dialectique qui ne s'arrête pas au travail du scepticisme, intenable jusqu'au bout, et réaffirme positivement la nécessité de l'action ou de l'expérience. Ce ne peut être cependant un retour pur et simple au point de départ, oubliant le négatif, mais seulement à partir de sa prise de conscience et de tout ce qui s'oppose à nos bonnes volontés comme à notre unité - ce qui va du caractère déceptif du réel aux limites de notre rationalité, en particulier d'une intelligence collective qui brille la plupart du temps par son absence. Ce n'est pas drôle et même assez déprimant, ne laissant qu'assez peu d'espoir de servir à quelque chose en dehors de notre rayon d'action local alors que nous voulons penser la totalité qui est l'autre nom de la société comme ce qu'on intériorise au plus intime. L'enjeu est pourtant bien de tenir le pas gagné, intégrer nos erreurs passées, notre capacité à nous illusionner et la déception de nos espoirs dans les nouveaux combats à mener, condition pour avoir une chance de les gagner au lieu de vouloir de nouveau soulever les foules d'ivresses messianiques et répéter vainement les mêmes échecs, croyant pouvoir remplacer une raison défaillante par le sentiment. Ce qui peut paraître trop défaitiste et passer pour un manque d'ambition est pourtant tout-à-fait la méthode mise en pratique par les sciences, avec le succès que l'on sait. Cependant, il vaut bien avouer que la plupart des philosophies semblent faites pour refouler ce savoir de l'ignorance et de notre in-conscience, constructions largement fantasmatiques flirtant le plus souvent avec la théologie et surestimant le pouvoir de l'esprit comme la béatitude promise, où la vérité n'est plus qu'un moment du faux.

Mettre en cause notre intelligence, reste trop choquant pour la plupart, notamment pour les démocrates convaincus, alors que c'est quand même la base des sciences expérimentales et de la méthode socratique. Ce n'est pas d'hier que les sciences ont renoncé à s'en tenir au discours et à une raison raisonnante, pour ne se fier qu'au résultat effectif, aussi contrariant soit-il. Malgré cela, on en reste globalement à une confiance à peu près universelle dans une providence divine où tout devrait finir par s'arranger. Il y a certes des prophètes de malheur qui annoncent régulièrement la fin du monde, ainsi que des vigiles clairvoyants qui nous alertent sur les menaces bien réelles que nous faisons peser sur notre environnement, mais il faut bien dire que nous faisons preuve habituellement d'une confiance excessive dont il est difficile de se défaire, y compris les philosophes surestimant les bienfaits de la prise de conscience, ce qu'on retrouve en politique alors qu'on constate plutôt, notamment pour les menaces écologiques, que les informations ne sont pas toujours bonnes ni porteuses d'espoir ou d'action...

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Eloge de l’assistanat

Temps de lecture : 26 minutes

Du développement personnel au développement humain
Les conceptions fausses de la politique, telles que nous les avons dénoncées, renvoient in fine à des conceptions fausses de l'individu. C'est assez largement admis aussi bien pour l'homo oeconomicus que pour l'homo sovieticus, abstractions éloignées d'une réalité plus contradictoire et sous-estimant l'une comme l'autre les déterminations extérieures, économiques ou sociales (sans parler de l'écologie). On voit qu'il y a de multiples façons opposées de se tromper. Ces conceptions de l'individu ne sont pas, bien sûr, des productions de l'individu, reflétant son expérience immédiate, mais des productions sociales, des idéologies collectives qui ne coïncident que très partiellement avec la réalité (raison pour s'en désoler). Ce ne sont donc pas ces conceptions qui sont déterminantes, plutôt déterminées. Cependant, c'est en cela que nous sommes les plus concernés, nous identifiant à cette conception à mesure qu'elle nous donne de l'importance et nous justifie, fait de nous son héros. De nos jours, l'idéologie dominante (anglo-saxonne) est plutôt celle du développement personnel, de la réalisation de soi, où l'on est supposé choisir sa vie comme on choisit un métier. Tout est là. Cette confusion du travail et de la vie, correspond bien aux nouvelles conditions de production, s'appuyant ainsi sur des évolutions matérielles effectives et l'individuation des parcours. Elle constitue néanmoins, et comme toujours, une déformation de ces nouvelles nécessités qui sont plutôt celles du développement humain au lieu de cette injonction à la normalisation qui nous est faite et qui se résume à l'identification au Maître.

Selon la définition qu'en donne Amartya Sen, le développement humain, c'est le développement des capacités et de l'autonomie des individus, autonomie qui n'est donc pas naturelle mais une production sociale. Cela suppose effectivement que tous les individus ne sont pas autonomes par eux-mêmes, maîtres de leur vie, mais qu'on a besoin pour cela de l'assistance des autres, leur aide et coopération. Tout au contraire, le développement personnel stipule que c'est dans "la recherche permanente de son authenticité que chacun finira par réaliser une vie qu'il doit construire" (Nicolas Marquis). Cette supposition d'un individu autonome détaché de son environnement et qui aurait en lui ses forces d'émancipation n'est pas si loin des critiques de l'aliénation, notamment des situationnistes substituant leur révolution individuelle, dans leur vie quotidienne, aux luttes sociales. La version "néolibérale" du développement personnel rend plus manifeste la fonction normative de cette recherche d'authenticité, même si la norme, pour les situationnistes était celle de la transgression. Le jargon de l'authenticité nourrissait aussi le nazisme de Heidegger, obsession de sa germanité et rejetant les masses frappées d'inauthenticité en dehors de l'humanité. En effet, derrière le mythe de la renaissance, de la résilience, de l'événement qui délivre de l'aliénation, il y a surtout la célébration des gagnants, des élus, de l'exception à la règle - mais la vraie vie est toujours absente, c'est toujours une vie autre...

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L’échec politique, entre religiosité et déterminismes

Temps de lecture : 38 minutes

Et c’est parce que ce milieu imaginaire n’offre à l’esprit aucune résistance que celui-ci, ne se sentant contenu par rien, s’abandonne à des ambitions sans bornes et croit possible de construire ou, plutôt, de reconstruire le monde par ses seules forces et au gré de ses désirs.
Durkheim - Les Règles de la méthode sociologique

 

politiqueLa politique est décidément bien décevante, chose acquise à peu près pour tout le monde aujourd'hui - surtout depuis la crise financière et les révolutions arabes - sauf qu'on s'obstine à mettre encore notre impuissance collective entièrement sur le compte de notre défaitisme et notre passivité, alors que notre activisme pourrait y participer tout autant à se tromper de cible et se croire obligé de répéter comme un mantra, d'échecs en échecs, qu'il faudrait rester utopistes car ce serait sinon accepter les injustices du monde ! On peut dire que c'est le privilège de l'âge, après des années de militantisme, de constater à quel point c'était une impasse et n'a servi à rien ou presque, mais cela ne date pas d'hier. Il ne s'agit pas de s'en accommoder mais d'essayer de comprendre pourquoi au lieu de le dénier bêtement en s'imaginant avoir trouvé cette fois la bonne martingale qui grâce aux réseaux sociaux, à notre excellence ou quelque autre merveille assurera le triomphe de ce qui a toujours échoué jusque là... Le premier obstacle est bien là, en effet, dans cette loi du coeur, simple refus du réel comme de reconnaître l'étendue de notre impuissance que personne pourtant ne peut plus feindre d'ignorer, et préférer croire aux miracles, toujours prêts à suivre les marchands de rêves. A n'en pas douter, se focaliser sur les problèmes concrets (reconversion énergétique, relocalisation, inégalités, précarité) donnerait une bien meilleure chance de les régler mais on préfère rehausser notre image avec des ambitions plus élevées et la dévotion à quelques grands idéaux ou la nostalgie d'une société fusionnelle, perdus dans une religiosité, mêlant l'abstraction et l'affectif, dont c'est la réalité qui fait les frais.

Durkheim explique assez bien cette projection dans la totalité par le fait que "le concept de totalité n'est que la forme abstraite du concept de société" même si, à l'origine, cela s'appliquait à des sociétés beaucoup plus restreintes (à taille humaine). Il y a une nécessité des rites d'unification d'une société pluraliste pour sa cohésion et la réduction des tensions internes, fonction des fêtes et commémorations (des banquets républicains chez les Grecs) mais il est aussi essentiel de ne pas en faire trop et de reconnaître nos divisions innombrables, qui nous opposent et réduisent d'autant le pouvoir du politique à un point d'équilibre entre droite et gauche. Hélas, après le désastre des totalitarismes fascistes et communistes, puis le remplacement des anciennes luttes de libération et des guérillas communistes par les djihadistes, il semble bien qu'il soit plus difficile qu'on ne croit de sortir des schémas religieux et de la quête de l'absolu pour prendre à bras le corps les questions matérielles considérables qui se posent alors que jamais période ne fut aussi révolutionnaire - mais pas au sens quasi théologique qu'on voudrait lui donner !

Dans le sillage du travail poursuivi sur la débandade des avant-gardes, la critique de la critique, la surestimation de nos moyens, les solutions imaginaires, la fin de la politique et l'ineffectivité de la philosophie politique, il m'a semblé utile de revenir d'abord sur ce qui nous trompe, nous empêchant de reconnaître nos déterminismes et résoudre nos problèmes, puis sur ce qui nous contraint matériellement, que cela nous plaise ou non, essayant de dessiner ainsi le cadre peu reluisant de l'action collective, nous laissant peu d'espoirs, et les mécanismes effectifs derrière la façade politicienne de la démocratie compétitive. Il n'y a là paradoxalement rien de nouveau, que du bien connu mais dont on ne veut rien savoir dans les discours politiques au moins. Dire ce qui est ne peut viser à décourager l'action mais tout au contraire lui donner un peu plus d'effectivité peut-être, en abandonnant la pensée magique ? En tout cas, même si c'est probablement en vain, c'est pour cela que je continue ce travail ingrat - car il est vital qu'on arrive à s'en sortir et qu'on ne se laisse pas faire, en dépit de tout ce qui nous en empêche (nous-mêmes en premier).

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Philosophie politique et politique effective

Temps de lecture : 53 minutes

Dans notre situation actuelle, il ne m'a pas paru inutile de confronter les prétentions de la philosophie politique depuis ses origines à la réalité des rapports de force et des processus matériels. La question de la politique remonte en effet aux débuts de la civilisation et de la philosophie. Ce n'est vraiment pas nouveau. Les réponses qu'on y a donné ont été, tout comme de nos jours, soit aussi irréalistes qu'effrayantes (comme la République de Platon) soit un simple rabâchage de jugements de valeur ou de condamnations morales sans aucune portée. On en a beaucoup voulu à Machiavel, pourtant on ne peut plus progressiste, de se préoccuper de l'effectivité du politique et de la politique effective telle que pratiquée à son époque comme du temps des Romains, en contradiction souvent avec les discours de façade. Il y a une profondeur historique qu'on s'imagine pouvoir superbement ignorer comme si rien ne pouvait nous empêcher de faire "tout autre chose" que les anciens peuples. Aussi intolérable cela puisse nous paraître, il y a bien une réalité qui s'impose à nous et qu'on peut juste essayer d'améliorer. Maintenant qu'on ne peut plus croire à l'histoire sainte marxiste, on peut y voir une simple variante d'illusions anciennes (victoires éphémères des prophètes armés) nous ayant ramenés au point de départ.

Dans nos sociétés de zapping permanent, il est difficile de croire qu'il n'y aurait rien de nouveau sous le soleil, rien que nous puissions radicalement changer et, il est vrai que notre distance avec ces époques reculées est considérable, en particulier depuis l'essor du numérique, mais il ne faut pas croire que cela rendrait caduque l'histoire ancienne (ce qu'on appelait les "humanités") et tout notre passé. On reste frappé au contraire de la similitude avec les déplorations de notre actualité la plus brûlante. Le constat est toujours le même du gouffre entre les prétentions du politique et la réalité du gouvernement. Plutôt que de s'imaginer être les premiers au monde à vouloir le transformer, comme tout juste débarqués, il faudrait quand même finir par prendre la mesure de tout ce qui s'y oppose depuis toujours, en particulier nos limites cognitives qui nous font adopter des solutions simplistes et surévaluer nos capacités. La question n'est pas théorique mais au plus haut point pratique car il est désormais vital de transformer le monde. D'une part pour s'adapter aux nouvelles forces productives et aux réseaux globalisés, d'autre part pour faire face aux dérèglements écologiques que nous provoquons. Il le faut et pourtant on n'y arrive pas. C'est de là qu'il faut partir et se focaliser sur nos moyens, eux aussi tellement limités, pour aboutir à des résultats concrets au lieu de se déchirer sur nos visions du monde et des objectifs lointains inatteignables.

Notre actualité est celle de la confrontation de conceptions fascisantes de la politique (ou de la démocratie comme volontarisme), ne pouvant que mener au pire, en opposition frontale avec la réalité de la politique et d'une démocratie pluraliste qui sont le lieu de la diversité et du compromis. Rien de révolutionnaire à en attendre, c'est la réalité qui est révolutionnaire avec l'accélération technologique et l'emballement du climat, ce qui rend notre impuissance d'autant plus dramatique et inexcusable, impossible de ne pas bouger, on n'a pas le choix. Le problème, c'est que plus la crise nous réduit à l'impuissance et plus on s'accroche à des rêves de révolutions miraculeuses, de communauté retrouvée, délivrés de nos dettes, de l'argent, du travail, véritable royaume de Dieu sur terre - qui n'est pas seulement trompeur mais en rajoute encore à notre impuissance. D'autres s'y sont essayés tant de fois, au nom de Dieu, de l'amour, de l'altruisme, de la solidarité, de la fraternité ou de la Nation (la race, la civilisation, la tradition, etc.). Toujours la même chanson. Il faut prendre au sérieux ces effusions qui remuent les âmes mais elles n'ont aucune prise sur les choses. Ce n'est pas comme cela qu'on s'en tirera mais en trouvant des solutions concrètes à des questions matérielles et en construisant les rapports de force nécessaires. On ne peut laisser se développer précarité et exclusion ni le creusement des inégalités ni la dévastation de nos territoires mais il faut pour cela désidéaliser la politique, la désenchanter pour revenir au réel enfin, il y a urgence !

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Des situationnistes aux djihadistes

Temps de lecture : 26 minutes

De la difficulté d'être radical

tsimtsoumLe Réel, c’est ce qui s’impose à nous, qu’on n’a pas choisi et qui nous échappe ou nous surprend, ce qui n’est pas conforme à notre vouloir, c’est la transcendance du monde sur lequel on se cogne, indifférent à notre existence. Le réel, c'est notre ennemi sans visage, de quelque nom qu’on le qualifie : que ce soit la finance, le marché, l’injustice, la violence, la domination, l'égoïsme, la bêtise, etc. A chaque fois, cependant, on cherche des coupables (il y en a), désignant quelques boucs émissaires commodes dont il faudrait se débarrasser afin de nous délivrer du mal. Pour cela, il semble bien qu’il suffirait d’un sursaut collectif (démocratique, religieux ou identitaire), sursaut révolutionnaire qui nous sortirait soudain de notre passivité et prétendue soumission volontaire, en laissant place à une merveilleuse société conviviale qui n’aurait plus d’ennemis !

Ces fadaises théologico-politiques sont assez universellement répandues, y compris chez de grands penseurs. Non pas qu'il n'y ait des moments révolutionnaires décisifs mais qui ne résultent pas tant que cela de la volonté des acteurs auxquels la situation échappe continuellement, car le réel est toujours là, quoiqu'on dise. Il y a dans l'idéologie révolutionnaire (à distinguer des révolutions effectives) deux contre-vérités patentes : d'abord l’idée qu’on pourrait se mettre d’accord entre nous, ce que pourtant tout réfute dans nos sociétés pluralistes (qu'on pense aussi bien aux religions qu'aux idéologies, aux controverses sur l'économie ou le climat, les impôts, etc.), ensuite l’idée que l’histoire pourrait s’arrêter, sans plus de pression évolutive, dans une vie vécue d’avance au service des biens et de l’ordre établi. Car, le comique dans l'affaire, c'est que le révolutionnaire qui prend le pouvoir (ou croit le restituer au peuple) ne voit plus du tout de raisons que celui-ci soit contesté désormais, prêt au règne de la pire terreur s'il le faut !

Le problème n'est pas seulement que ces illusions populistes sont fausses mais qu'elles sont dangereuses en particulier parce qu'elles font très logiquement de tous ceux qui ne suivent pas ces illuminés les responsables de l'injustice du monde, devenus de simples ennemis à éliminer, les chantres de l'unité produisant leur propre division. Être persuadé détenir la vérité divise en effet l'humanité en amis et ennemis, comme s'il y avait "eux", les esprits pervers de mauvaise foi qui refuseraient la vérité pour soutenir l'ordre établi, et "nous", les purs, les hommes de bonne volonté, ou les vrais Musulmans, sachant très bien ce qu'il faut faire pour détruire le système et sauver ce monde en perdition.

Ces tendances fascisantes sont à la mode un peu partout, reflets d'une impuissance de plus en plus flagrante qui appelle des politiques autoritaires qui s'y casseront le nez tout autant. Le point qu'il faut souligner ici, c'est que, bien sûr, ne pas adhérer aux délires des complotistes ou de militants "anti-système", plus ou moins violents ou stupides, ne peut absolument pas signifier qu'on ferait partie des partisans du système en place. Et ce n'est certainement pas en renforçant cette dichotomie entre eux et nous qu'on fera reculer la violence. En effet, le plus insupportable face au terrorisme, c’est l’indécence avec laquelle on célèbre une République idéalisée qui feint de découvrir la désespérance de ses banlieues alors qu’elle traite si mal tous ses exclus et qu’elle est accaparée par des élites complètement coupées de la population et des immenses transformations en cours. Non, ce monde dans lequel nous sommes venus à l'existence n’est pas le nôtre, ce n’est pas nous qui l’avons fait et, en dehors des progrès sociaux attaqués de nos jours, il n’y a aucune raison de le glorifier ni de s’en faire les rentiers satisfaits. Ce monde est inacceptable et il faut le dire. Cela ne suffit pas à savoir comment le rendre meilleur, mais c’est un premier pas incontournable.

On ne peut en rester à une condamnation morale, il faut avoir le souci de la traduire dans les faits, même si la mise en pratique n'a rien de l'évidence (j'en sais quelque chose pour la coopérative municipale). Il n'y a pas de raisons de ne pas essayer d'aller au maximum des possibilités du temps, encore moins de se satisfaire du monde tel qu'il est, mais il nous faut tenir les deux bouts d’une révolte nécessaire contre les injustices sociales en même temps que le réalisme obstiné des solutions qu'on y oppose en mesurant, hélas, l’insuffisance de nos moyens - au lieu de se chauffer la cervelle avec des rêves d'absolu qui ne font qu'empirer les choses.

A l'opposé de cette radicalité bien trop prosaïque, il y a, en effet, les révoltés métaphysiques. C'est ce qui va permettre l'étrange rapprochement des situationnistes avec les djihadistes d'aujourd'hui (prenant la place des guérillas communistes d'antan), rapprochement contre-nature et qu'on ne peut pousser trop loin mais qui est plus éclairant, sans aucun doute, que le recours à des diagnostics psychiatriques dignes de la façon dont le régime traitait ses ennemis à l'époque soviétique.

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Comment l’esprit vient à la matière avec le numérique

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La question se pose de l’enseignement du numérique à l’école, entre simple apprentissage de son utilisation ou initiation à la programmation. J’avais émis l’opinion à Antonio Casilli, qui m’avait pris pour un débile, qu’il faudrait enseigner les rudiments du langage machine pour comprendre l’interface entre hardware et software, comment l’esprit venait à la matière, dissiper enfin le mystère de nos appareils numériques en même temps que celui de la pensée.

En effet, rien mieux que le numérique ne rend visible le dualisme de la pensée et de l’étendue, de l’esprit et du corps qui ne sont pas « une seule et même chose » comme le prétend Spinoza, le programme n’est pas l’envers de la machine, leurs existences sont à la fois distinctes et liées (mais pas inséparablement). Les conséquences philosophiques du numérique me semblent complètement négligées tant on rechigne à réduire « Les lois de la pensée » à une algèbre booléenne. Le risque de réductionnisme existe si on n’y introduit pas le langage narratif au moins et le mode de fonctionnement des réseaux de neurones ou du machine learning qui n’ont rien à voir avec un programme linéaire, cela ne doit pas empêcher de savoir par quelles procédures le numérique se matérialise, une pensée s’incarne (comme dans l’écriture) et les instructions s’exécutent (« comment l’esprit meut le corps »).

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