La critique de la technique fait partie des fondements de l'écologie depuis Ellul mettant en cause le système technicien ou Illich les monopoles radicaux de la mégamachine et plaidant pour des outils conviviaux. Avec Gorz, la critique se fait plus politique d'un nucléaire incompatible avec la démocratie et de techniques hétéronomes opposées à celles qui nous donnent plus d'autonomie (passant d'une critique de la technique à une critique du travail et de la subordination salariale). Après-coup, on ne peut que constater à quel point cette critique de la technique a pu être assez souvent exagérée mais surtout qu'elle a échoué sur toute la ligne, ne parvenant pas à infléchir en quoi que ce soit une évolution technique qu'on subit entièrement et dont nous sommes beaucoup plus spectateurs qu'acteurs.
Le rattrapage actuel de la Chine rappelle l'échec de la Révolution Culturelle à suivre sa propre voie, avec ses propres techniques, d'avoir oublié les principes d'un matérialisme historique si dénigré alors que le progrès technique bouleverse les rapports sociaux comme jamais et s'impose très matériellement au système de production comme, en son temps, la machine à vapeur à l'industrie. En fait, ce qui rend désormais si tangible le caractère impersonnel et inéluctable de l'évolution technique, c'est bien son accélération dont on n'a encore rien vu, étant donné ce qui nous attend dans les prochaines années. Ce déferlement incessant suscite inévitablement une levée des résistances individuelles et ce qui devient simplement une critique des nouvelles techniques soumises à des comités d'éthique absolument sans autre effectivité qu'un très léger retard dans leur adoption. Il n'y a pas à s'en étonner, la résistance à l'évolution fait partie intégrante de l'évolution, de sa robustesse, mais sans autre effet qu'éphémère et très localisé. On peut empêcher localement des infrastructures, interdire des OGM (mais importer du soja modifié), tenter de sortir du nucléaire, réglementer à tour de bras mais pas empêcher partout dans le monde ces techniques d'être employées et perfectionnées, jusqu'à devoir s'y convertir malgré nous.
Il est en effet impossible d'oublier ce qu'on a appris, notre histoire étant celle d'un savoir cumulatif dans les sciences et techniques. L'évolution technique est largement darwinienne, guidée dans l'après-coup par l'information, l'extérieur, le milieu et non par les individus qui l'explorent, prenant ainsi véritablement le relais de l'évolution génétique qu'elle accélère déjà. Au même titre que l'évolution de l'espèce, mais pour des temps nettement plus réduits, l'état des techniques constitue le marqueur d'une époque et de notre être-au-monde, des transformations auxquelles nous sommes confrontés dans notre existence historique concrète et singulière, le vrai passage du temps qu'on ne rattrape jamais. Il vaut mieux le savoir et savoir que ça n'est pas près de s'arrêter, que nous ne pourrons ni sauter du train en marche ni faire barrage de notre corps à la vague qui nous engloutit.