C'est l'actualité dans ce qu'elle a de plus dramatique qui nous confronte à des renversements dialectiques que l'histoire et la philosophie hégélienne peuvent éclairer. On a vu que le premier souci de Hegel en se séparant de Schelling était d'éviter l'abstraction en essayant de coller aux phénomènes concrets et suivre leurs mouvements dialectiques dans leurs diversités, sans donc avoir besoin de définir cette dialectique à l'avance (ce qu'il fera à la fin de la Logique). Ce n'est pas d'abord une méthode formelle, préconçue. Malgré tout, son opposition à Schelling implique un rejet de l'immédiateté ainsi que d'une dialectique statique entre opposés, en équilibre (philosophie de l'identité). La définition la plus générale de la dialectique pour Hegel est donc sa nature dynamique, évolutive, productive, transformatrice. Comme chez Fichte, toute action provoque une réaction, toute intention (liberté) rencontre une résistance (monde extérieur), exigeant un effort et éprouvant ses limites, mais formant à chaque fois une nouvelle totalité où chaque position dans son unilatéralité se heurte à l'opposition de l'autre jusqu'à devoir intégrer cette altérité dans leur reconnaissance réciproque, issue du conflit. "C’est seulement cette égalité se reconstituant ou la réflexion en soi-même dans l’être-autre qui est le vrai – et non une unité originaire ou une unité immédiate comme telle". (Phénoménologie, t.I p17-18)
C'est juste avant la Phénoménologie qu'il introduira l'Aufhebung dont il fera le moteur de la dialectique. Ce terme, on le sait, est fondamental dans son ambivalence, négation qui conserve et progresse, marquant la spécificité de la dialectique hégélienne. C'est parce que la négation est toujours partielle qu'elle est productive et pas seulement destructrice. Comme il le précise à la fin de la Logique, le caractère partiel de la négation préfigure déjà la synthèse finale de la négation de la négation, moment absolument essentiel de réconciliation, bien que devant lui aussi être dépassé.
Le préjugé fondamental à ce propos est que la dialectique aurait seulement un résultat négatif. Logique III p378
Tenir fermement le positif dans son négatif, le contenu de la présupposition dans le résultat, c'est là le plus important dans le connaître rationnel. p380
[Succédant au premier temps, à l'immédiat positif,] la seconde opération de la dialectique, la négative ou médiatisée, est en outre en même temps la médiatisante... Elle est un rapport ou une relation ; car elle est le négatif, mais du positif, et inclut dans soi ce même positif... Elle est donc l'autre d'un autre ; c'est pour cette raison qu'elle inclut son autre dans soi, et qu'elle est donc comme la contradiction, la dialectique posée d'elle-même. p381
C'est comme le médiatisant qu'apparaît le négatif, parce qu'il syllogise dans soi, lui-même et l'immédiat dont il est la négation. p383
S'ajoutera enfin, la dimension historique, si sensible avec l'expérience des bouleversements de ce temps là (Révolution, Terreur, Empire), l'Histoire universelle devenant le cadre unifiant toutes les dialectiques historiques (rejoignant "L'idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique" de Kant 1784). Cette historicité introduit dans la dialectique une nouvelle caractéristique temporelle décisive, celle d'une réflexivité après-coup de la conscience de soi, logique de l'apprentissage historique, ce que Hegel appelle le passage de l'en-soi au pour-soi. Dans l'introduction à la Logique (p42), il dit aussi que "le progresser est un retour dans le fondement et un retour à l'originel, dont dépend ce qui servit de commencement". Cette réflexion en retour sur l'expérience n'est finalement rien d'autre que la philosophie, mais on est cette fois dans une définition de la dialectique restreinte au savoir et ne pouvant s'appliquer à toutes les autres dialectiques (comme ce qu'on peut appeler une dialectique métabolique collant au réel dans l'alternance entre catabolisme et anabolisme pour compenser les manques et les excès).
C'est peu de dire que les dialogues philosophiques sont rares, sauf peut-être à l'adolescence, car un dialogue philosophique est contradictoire, c'est une dialectique entre arguments opposés, opposition qui est presque toujours mal acceptée et prise personnellement. Il est très malpoli de réfuter les autres. Ainsi, dans mon expérience aussi bien André Gorz que Bernard Stiegler prenaient très mal mes objections, seul Jacques Robin semblait les apprécier. Or, c'est désormais un exercice qui est à la portée de tout le monde avec les IA génératives comme interlocuteurs compétents à disposition de tous (plus jamais seul). On peut trouver leurs réponses scolaires et décevantes, mais c'est à quoi on peut répondre justement, formuler notre critique à laquelle l'interlocuteur répond à son tour. C'est ce qui fait avancer notre propre position, tout comme le ferait un dialogue philosophique (socratique) dépourvu de tout enjeu personnel. C'est un outil, un simple outil mais dont la pensée ne pourra plus se passer dans son élaboration plus que dans sa mise en forme, reproduisant les indispensables joutes scientifiques d'un laboratoire scientifique, telles que décrites par Jean-François Dars :
Le texte de 2002, "
La montée de l'obscurantisme, de la haine et de la guerre, a de quoi provoquer dépression et sidération du côté des progressistes assistant soudain tout ébahis à la remise en cause de nos conquêtes passées. Oui, l'heure nouvelle est au moins très sévère mais ne devrait pas tant nous surprendre, comme si c'était la première fois que cela arrive alors que c'est une règle constante au cours du temps. Les progressistes se persuadent en effet facilement qu'on n'arrête pas le progrès qui est le mouvement même de l'histoire, matériellement (entropiquement et technologiquement) aussi bien que juridiquement. Il y a de bons arguments pour cela quand on regarde notre passé, avec de plus la certitude d'être juste et rationnel qui favorise une façon de penser continuiste de croyance au progrès, comme avant 1914... On a pourtant dû plusieurs fois déchanter, mais en se persuadant à chaque fois que ce serait la dernière, ce que dément à nouveau la malédiction actuelle d'un retour des années trente voyant, avec un mélange d'incrédulité, d'effarement, d'indignation et d'horreur, monter un peu partout le nationalisme autoritaire, l'intolérance religieuse et la xénophobie identitaire, au lieu de s'unir face aux urgences écologiques planétaires.
Il y a quelques années encore, on désespérait de jamais pouvoir implanter dans un robot nos capacités langagières tant les agents conversationnels étaient limités. L'échec (relatif) du traitement du langage malgré tout ce que la linguistique croyait savoir, entretenait la croyance dans une essence mystique du langage, inaccessible à notre raison comme aux intelligences artificielles. Les performances de ChatGPT ont permis de résoudre ce dernier mystère de notre humanité (celui du langage qui nous sépare de l'animalité), en dévoilant à l'étonnement de tous son mécanisme de prédiction probabiliste de la suite, éclairant du même coup les raisons pour lesquelles nous ne pouvions pas l'imaginer quand nous réduisions le langage à la logique et la grammaire. Ce qui nous semblait l'essence du langage y serait seulement sous-entendu, sélection par l'usage, et ne nous est pas si naturel sous cette forme de règles plaquées de l'extérieur (ainsi on prendra un exemple avec cheval/chevaux pour savoir si on doit employer le pluriel dans une expression, sans être bien clair avec la règle elle-même). Il nous faut donc réexaminer les théories linguistiques précédentes, de Saussure à Chomsky.