Sur notre situation philosophique
La philosophie, depuis Socrate, s'oppose aussi bien au dogmatisme qu'au scepticisme comme recherche de la vérité et savoir en progrès mais le scepticisme en constitue un moment essentiel pour mettre en cause le dogmatisme qui se reconstitue sans cesse. Selon Heinz Wissmann, ce qui distinguerait la mythologie de la philosophie, ce serait que la mythologie s'arrête au principe d'oppositions de forces antagonistes quand la philosophie en cherche l'unité. On retrouverait la même distinction du monothéisme avec le dualisme manichéen, mais cela dit bien une vérité sur la tendance des philosophies et des sciences à reconstituer un système unifiant (Fichte en fait même le principe de la science). Il faut dire que, contrairement au dualisme qui se le donne au départ, l'unité supposée rend très problématique la justification du mal et du devenir, ce qui rend cette clôture dogmatique instable, simple aboutissement momentané qui sera livré à la critique d'un nouveau moment sceptique, tout comme les dogmes précédents. C'est ainsi que les sciences avancent en changeant de modèles ou de paradigmes au travers de l'histoire quand elles rencontrent des faits qui en montrent l'insuffisance. C'est ainsi que la philosophie progresse aussi, non pas une simple diversité d'opinions mais une succession de figures qui se répondent et intègrent les questions du temps.
Platon illustre parfaitement ce parcours, essayant de reconstruire tout un système cosmologique sur sa théorie des idées et des âmes ailées, alors même qu'il était parti de la table rase de Socrate questionnant tous les savoirs au nom de la conscience de son ignorance ! Socrate ne prétendait certes pas au système, c'est ce qui le singularise par rapport à ses successeurs tout comme aux présocratiques dits "physiciens" cherchant l'élément primordial, lui ne s'intéressant qu'au désir et à la justice. Il représente bien le moment sceptique ou critique de la philosophie même si, refusant le relativisme des sophistes, il était convaincu de pouvoir arriver à la vérité par le dialogue. En tout cas, Socrate ne croyait pas en un bien suprême mais seulement un bien en rapport à ses fins.
Juste avant Socrate, c'est Parménide qui semble constituer le véritable fondateur de la philosophie dans son moment dogmatique cette fois, supposé dépasser la contradiction héraclitéenne. Pour ce qui nous en reste, il commence en effet par la distinction entre opinion et vérité, distinction sans laquelle il n'y a pas de philosophie. Or, cette division semble bien constater la séparation de la pensée et de l'être alors que Parménide dit l'exact contraire et qu'au nom du principe de non-contradiction, il ne peut exister de non-être, qu'il y a donc unité de la pensée et de l'Être, de la présence compacte de l'Être dont la pensée fait partie et qui ne peut être autre, ce qui reste le même dans le temps malgré le changement et les oppositions (identité continue que Platon appellera Idée ou Forme mais qui serait plutôt processus).
On peut retrouver le même schéma dans les différentes philosophies d'une division initiale suivie de la tentative de reconstituer l'unité perdue, fonction qu'on peut dire thérapeutique de nous délivrer de la contradiction manifeste tout comme de la peur de la mort. Jaspers dénoncera ces philosophies assimilées à des constructions mythologisantes servant à fuir les questions existentielles. Cette fonction a été confiée pendant une longue période à la philosophie religieuse mais on a oublié à quel point longtemps la philosophie a été hantée par la religion, jusqu'à Jaspers lui-même, malgré la lente pénétration de la science dans la philosophie depuis Descartes. Le dieu des philosophes a presque toujours été central dans la philosophie jusqu'à très récemment. Si pouvait exister cette étrange abstraction d'un Dieu créateur omniscient qui a fait ce qu'il a voulu, ordonnant à sa création, il y aurait bien unité de la pensée et de l'être, mais c'est précisément ce qui ne tient plus et justifierait un nouvel existentialisme matérialiste.
La communauté de destin de l'humanité est devenue planétaire et son souci devient celui de son écologie. Dépassant la diversité des populations, des histoires et traditions locales, l'écologie a donc toutes les chances de devenir l'idéologie de l'avenir unifiant l'humanité toute entière, malgré la déroute des écologistes actuels. Encore faut-il savoir de quelle écologie on parle, devant se positionner par rapport à l'humanisme qu'elle remplace, en le réintégrant dans son milieu, tout comme elle remplace la transcendance divine par la transcendance du monde. Ce sont les enjeux idéologiques de notre temps, succédant à celui de l'émancipation que l'écologie prolonge, et dont nous devons débattre.
Martin Buber n'est pas assez connu en France. J'avais lu avec intérêt son livre principal "Je et Tu" qui caractérise l'existence humaine par la rencontre de l'Autre, ce dont on peut dire que Lévinas fera une lecture extrémiste (substituant une responsabilité supposée infinie, asymétrique, à la réciprocité) mais cette constitution du moi par l'autre pourrait être rapprochée aussi de Lacan (l'inconscient comme discours de l'Autre, le désir comme désir de l'Autre).
L'homme n'est pas chez soi ni dans le monde ni dans l'universel et pas plus dans l'Etat de droit. Bien que notre situation historique soit celle de la conscience de soi de l'humanité nous promettant une fin de l'histoire radieuse, c'est surtout la conscience du négatif de notre industrie et sans que cette conscience de soi globale arrive à une grande effectivité. Cette ineffectivité est notre actualité, dont il faut prendre conscience pour en tenir compte, non pour rêver la supprimer. Les grandes conférences internationales et la prise de conscience climatique ne sont pas rien mais elles rendent manifeste l'insuffisance des mesures prises et les limitations d'un pouvoir politique qui ne va guère au-delà, comme en économie, d'une gouvernance à vue. On est loin d'un Homme créateur du monde à son image, de l'idée qui donne forme à la réalité et commande au réel alors qu'on court plutôt après, en se contentant de colmater les brèches la plupart du temps. Ce dont il faut prendre conscience, c'est qu'il ne saurait en être autrement. L'existence est l'expérience de cette scission de la pensée et de l'être, du vouloir et du possible (du moi et du non-moi).
Revenir sur Heidegger peut paraître excessif à certains - son nazisme le disqualifiant définitivement. Ainsi, pour Emmanuel Faye, il n'y aurait rien à sauver de son oeuvre qui ne relèverait que de l'esbroufe, voire du camouflage, et pas de la philosophie. C'est une double erreur car si son nazisme avait effectivement des fondements philosophiques, ils continuent à travailler notre époque et n'ont pas été assez pris au sérieux. L'influence de Heidegger se fait sentir notamment dans la critique de la technique et une certaine écologie qu'on peut dire religion de la nature. Il y a une véritable nécessité à en déconstruire les présupposés.
J'ai toujours trouvé le comble du paradoxe les libertaires se réclamant de Nietzsche, l'expurgeant de tout ce qui a mené les Nazis à s'en réclamer, ce qui n'est quand même pas rien. On peut toujours dire que les penseurs ne sont pas responsables de leurs partisans ni des conséquences de leur pensée, mais c'est un peu léger, tout comme ceux qui ne veulent pas penser le rapport de la philosophie de
J'ai essayé de montrer les dangers du concept moderne d'
La question de l'aliénation est relativement nouvelle, du moins sous ce nom car on pourrait en faire l'origine de la philosophie qui est née dans les riches villes commerçantes de l'Ionie grecque d'abord comme condamnation des richesses excessives et du caractère aliénant de l'argent. L'homme aliéné, ce serait le sophiste vénal qui délaisse la vérité pour le semblant, l'apparence, le divertissement. On pourrait dire aussi que l'aliénation est au coeur des religions du salut qui exigent de se purifier de nos fautes pour retrouver l'innocence première, surtout, cela rejoint tous les ésotérismes, la gnose et le platonisme avec le thème d'une chute de l'âme (de sa divinité) dans le corps, enfermé dans la matière. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'on ne vise pas ainsi véritablement l'humanité de l'homme, son aliénation, mais bien plutôt ce qui dépasse l'homme. On pourrait également appeler aliénation chez les stoïciens ou Spinoza le fait de ne pas réaliser son destin, puisque nous aurions une essence individuelle donnée dès le départ, juste appelée à s'épanouir comme expression de soi (deviens ce que tu es). L'aliénation serait ici de briser cet élan vital, de faire obstacle à cette volonté de puissance - qui sera reprise par Nietzsche mais pour le petit nombre des surhommes. En fait, l'aliénation se définira comme atteinte à notre humanité elle-même seulement dans la postérité de Hegel alors que, chez lui, loin d'être un défaut à combattre, l'aliénation désigne l'objectivation, la liberté objective du Droit qui est un progrès de la liberté, de son effectivité, même si elle contraint la liberté subjective.
On peut écrire l'histoire de la philosophie de mille manières, choisissant forcément parmi les philosophes un tout petit nombre et les réduisant à une seule idée (inutile d'écrire de gros traités!). Il y a sans doute toujours un esprit du temps qui le distingue, des thèmes à la mode, des évènements structurants. Il n'y a pas pour autant une histoire de la philosophie autonome par rapport à la situation politique encore moins par rapport aux avancées de la science. Il n'y a pas non plus de véritable unité de pensée. On trouve à la même époques des pensées retardataires ou en avance sur leur temps.
Marx est incontestablement l'un des philosophes les plus importants, ayant eu des effets considérables dans le réel jusqu'en Chine qu'il contribuera à occidentaliser. Il y a eu un nombre incalculable de travaux intellectuels se réclamant de lui et qui ont été un peu vite rejetés aux poubelles de l'histoire. On a là encore une fois une philosophie qui se veut scientifique, rationalisme triomphant qui se heurtera là aussi aux limites de notre rationalité comme aux démentis du réels. L'échec historique du marxisme oblige à revenir sur son erreur de fond mais ne signifie pas pour autant qu'on pourrait se passer de Marx désormais, en particulier de l'analyse magistrale qu'il a faite du capitalisme industriel et plus encore du matérialisme historique dont il a posé les bases, théorie scientifique de l'histoire qui est à reprendre.

Si j'ai voulu revenir sur mon parcours de ces dix dernières années, c'est que sa cohérence m'est apparue après-coup et que j'ai éprouvé le besoin de faire le point sur une évolution qui n'était sans doute pas seulement la mienne dans ma génération. On peut dire, en effet, que notre situation métaphysique et politique a radicalement changé depuis notre jeunesse, poursuivant le mouvement d'une sortie de la religion, qui ne date pas d'hier, par une sortie de la politique (ou du théologico-politique des grandes idéologies) depuis la chute du communisme. Que cette situation soit objectivement la nôtre dans nos démocraties pluralistes à l'heure de la globalisation numérique, ne signifie pas une fin de l'histoire achevée, loin de là, nourrissant au contraire des réactions agressives de retour du religieux ou de la Nation (des guerres de religions et du rejet de l'étranger) avec les appels lancinants d'intellectuels attardés au réenchantement du monde et au retour des utopies les plus naïves.
L'humanité a le chic pour se créer de faux problèmes, qui la détournent des vrais, et s'effrayer de sa propre disparition mais non pas pour des raisons écologiques, qu'elle néglige au contraire beaucoup trop, alors que cela pourrait faire de très nombreux morts. Non, ce qui est redouté, c'est la probable fin de notre espèce comme telle, à très long terme et sans faire aucune victime, par la faute de la génétique, des robots ou de l'intelligence artificielle (comme, pour d'autres, ce serait la faute du féminisme, de l'homosexualité ou autre transgression des normes) ! On ferait mieux de s'occuper des êtres humains qui partout sont en souffrance, mais non, on s'inquiète de l'Humanité avec un grand H, comme avant de la race des seigneurs!
Comme j'ai eu du mal à le retrouver et que je considère que c'est très éclairant, toujours utile à faire connaître et à relire, je republie ce condensé, qui date de
On peut penser qu'une philosophie matérialiste ne sert pas à grand chose, puisque la philosophie en perd sa primauté et qu'elle ne peut nous promettre aucune
