La division de la pensée et de l’être

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Sur notre situation philosophique
La philosophie, depuis Socrate, s'oppose aussi bien au dogmatisme qu'au scepticisme comme recherche de la vérité et savoir en progrès mais le scepticisme en constitue un moment essentiel pour mettre en cause le dogmatisme qui se reconstitue sans cesse. Selon Heinz Wissmann, ce qui distinguerait la mythologie de la philosophie, ce serait que la mythologie s'arrête au principe d'oppositions de forces antagonistes quand la philosophie en cherche l'unité. On retrouverait la même distinction du monothéisme avec le dualisme manichéen, mais cela dit bien une vérité sur la tendance des philosophies et des sciences à reconstituer un système unifiant (Fichte en fait même le principe de la science). Il faut dire que, contrairement au dualisme qui se le donne au départ, l'unité supposée rend très problématique la justification du mal et du devenir, ce qui rend cette clôture dogmatique instable, simple aboutissement momentané qui sera livré à la critique d'un nouveau moment sceptique, tout comme les dogmes précédents. C'est ainsi que les sciences avancent en changeant de modèles ou de paradigmes au travers de l'histoire quand elles rencontrent des faits qui en montrent l'insuffisance. C'est ainsi que la philosophie progresse aussi, non pas une simple diversité d'opinions mais une succession de figures qui se répondent et intègrent les questions du temps.

Platon illustre parfaitement ce parcours, essayant de reconstruire tout un système cosmologique sur sa théorie des idées et des âmes ailées, alors même qu'il était parti de la table rase de Socrate questionnant tous les savoirs au nom de la conscience de son ignorance ! Socrate ne prétendait certes pas au système, c'est ce qui le singularise par rapport à ses successeurs tout comme aux présocratiques dits "physiciens" cherchant l'élément primordial, lui ne s'intéressant qu'au désir et à la justice. Il représente bien le moment sceptique ou critique de la philosophie même si, refusant le relativisme des sophistes, il était convaincu de pouvoir arriver à la vérité par le dialogue. En tout cas, Socrate ne croyait pas en un bien suprême mais seulement un bien en rapport à ses fins.

Juste avant Socrate, c'est Parménide qui semble constituer le véritable fondateur de la philosophie dans son moment dogmatique cette fois, supposé dépasser la contradiction héraclitéenne. Pour ce qui nous en reste, il commence en effet par la distinction entre opinion et vérité, distinction sans laquelle il n'y a pas de philosophie. Or, cette division semble bien constater la séparation de la pensée et de l'être alors que Parménide dit l'exact contraire et qu'au nom du principe de non-contradiction, il ne peut exister de non-être, qu'il y a donc unité de la pensée et de l'Être, de la présence compacte de l'Être dont la pensée fait partie et qui ne peut être autre, ce qui reste le même dans le temps malgré le changement et les oppositions (identité continue que Platon appellera Idée ou Forme mais qui serait plutôt processus).

On peut retrouver le même schéma dans les différentes philosophies d'une division initiale suivie de la tentative de reconstituer l'unité perdue, fonction qu'on peut dire thérapeutique de nous délivrer de la contradiction manifeste tout comme de la peur de la mort. Jaspers dénoncera ces philosophies assimilées à des constructions mythologisantes servant à fuir les questions existentielles. Cette fonction a été confiée pendant une longue période à la philosophie religieuse mais on a oublié à quel point longtemps la philosophie a été hantée par la religion, jusqu'à Jaspers lui-même, malgré la lente pénétration de la science dans la philosophie depuis Descartes. Le dieu des philosophes a presque toujours été central dans la philosophie jusqu'à très récemment. Si pouvait exister cette étrange abstraction d'un Dieu créateur omniscient qui a fait ce qu'il a voulu, ordonnant à sa création, il y aurait bien unité de la pensée et de l'être, mais c'est précisément ce qui ne tient plus et justifierait un nouvel existentialisme matérialiste.

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De l’humanisme à l’écologie

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La communauté de destin de l'humanité est devenue planétaire et son souci devient celui de son écologie. Dépassant la diversité des populations, des histoires et traditions locales, l'écologie a donc toutes les chances de devenir l'idéologie de l'avenir unifiant l'humanité toute entière, malgré la déroute des écologistes actuels. Encore faut-il savoir de quelle écologie on parle, devant se positionner par rapport à l'humanisme qu'elle remplace, en le réintégrant dans son milieu, tout comme elle remplace la transcendance divine par la transcendance du monde. Ce sont les enjeux idéologiques de notre temps, succédant à celui de l'émancipation que l'écologie prolonge, et dont nous devons débattre.

L'écologie a suscité toutes sortes d'approches contradictoires, des plus mystiques aux plus pragmatiques, avec notamment l'opposition d'une écologie sociale (humaniste) à une écologie profonde (anti-humaniste), illustrée, entre autres, par le débat entre Murray Bookchin et Dave Foreman. On peut considérer cependant les deux positions insuffisantes car, si l'humanisme doit effectivement être dépassé, il est absolument nécessaire de le conserver, de garder le caractère sacré de la vie humaine et revendiquer de ne pas être ramené à l'animal. Même si l'écologie implique évidemment un décentrement de l'humanité, c'est bien l'humanité qui est la cause de la dégradation de la planète et qui doit la prendre en charge.

En fait, on va voir qu'il est contestable de faire de l'humanité, en tant que telle, la cause d'une évolution éco-techno-scientique qui est subie plus que voulue. Plutôt que de faire l'histoire, comme on le prétend, nous sommes plutôt le jouet de puissances matérielles implacables, économiques aussi bien que militaires. Notre préhistoire, tout comme l'hypothèse de possibles civilisations extraterrestres, permet de comprendre comme les stades de notre développement sont contraints et partout à peu près les mêmes, ne dépendant pas de notre espèce qui est plutôt le produit de cette évolution cognitive toujours en cours. Dès lors, dans cette position d'apprenti, le concept d'humanité perd beaucoup de sa substance, n'étant plus l'élément moteur, pris dans le flot de l'histoire planétaire voire cosmique. De ramener l'humanité sur terre n'empêche pas de lui garder toute sa dignité.

L'anti-spécisme a certes bien raison de souligner notre proximité des animaux, notre dépendance de la vie animale et l'importance de la biodiversité. On peut voir un progrès de la civilisation sur la barbarie d'être devenus plus sensibles au sort des animaux et à leur souffrance. Il n'empêche que brouiller la différence ontologique entre l'homme et l'animal relève du paradoxe, menant à toutes sortes de contradictions alors qu'il s'agit de remettre l'homme dans son monde, à la fois un monde fictif, symbolique, culturel, celui des récits et de la parole, qui nous spécifie, en même temps qu'un monde matériel et biologique extérieur et fragile, constituant nos conditions de vie.

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L’utopie communautaire

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Martin Buber, Ancienne et nouvelle communauté (1901)
Martin Buber n'est pas assez connu en France. J'avais lu avec intérêt son livre principal "Je et Tu" qui caractérise l'existence humaine par la rencontre de l'Autre, ce dont on peut dire que Lévinas fera une lecture extrémiste (substituant une responsabilité supposée infinie, asymétrique, à la réciprocité) mais cette constitution du moi par l'autre pourrait être rapprochée aussi de Lacan (l'inconscient comme discours de l'Autre, le désir comme désir de l'Autre).

La publication récente d'un recueil des textes de Buber sur la communauté montre comme ce décentrement du sujet le mène à identifier la vie en communauté à la vraie vie, ce qui en fera un des théoriciens des kibboutz et du sionisme au tout début du XXè siècle. On peut être consterné de voir comme ces hautes aspirations des premiers sionistes ont pu être dévoyées par ses gouvernements d'extrême-droite et par la colonisation, détruisant tout le crédit d'Israël - ce qui pourrait à terme conduire à sa disparition pure et simple (comme à la remontée de l'anti-sémitisme).

Le plus intéressant pour nous, c'est de retrouver, notamment dans la conférence de 1901 (Ancienne et nouvelle communauté) qui ouvre le volume, presque la même idéologie que celle de Mai68 et du mouvement des communautés qui a suivi, y ajoutant la liberté sexuelle (qui restait marginale malgré tout). Une des principales conséquences de Mai68 a été, en effet, cette prolifération de communautés libertaires, qu'on a apparemment oubliées, rejetées aux poubelles de l'histoire car elles n'ont pas résisté au temps, ce qui n'a pas été le cas des kibboutz dont Buber parlait en 1945 comme "Une expérience qui n'a pas rencontré l'échec" (p135). Tout de même, s'ils persistent encore, c'est sous une forme très éloignée du projet initial.

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Toujours étranger en terre étrangère

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La fin de l'histoire hégélo-marxiste n'aura pas lieu
L'homme n'est pas chez soi ni dans le monde ni dans l'universel et pas plus dans l'Etat de droit. Bien que notre situation historique soit celle de la conscience de soi de l'humanité nous promettant une fin de l'histoire radieuse, c'est surtout la conscience du négatif de notre industrie et sans que cette conscience de soi globale arrive à une grande effectivité. Cette ineffectivité est notre actualité, dont il faut prendre conscience pour en tenir compte, non pour rêver la supprimer. Les grandes conférences internationales et la prise de conscience climatique ne sont pas rien mais elles rendent manifeste l'insuffisance des mesures prises et les limitations d'un pouvoir politique qui ne va guère au-delà, comme en économie, d'une gouvernance à vue. On est loin d'un Homme créateur du monde à son image, de l'idée qui donne forme à la réalité et commande au réel alors qu'on court plutôt après, en se contentant de colmater les brèches la plupart du temps. Ce dont il faut prendre conscience, c'est qu'il ne saurait en être autrement. L'existence est l'expérience de cette scission de la pensée et de l'être, du vouloir et du possible (du moi et du non-moi).

L'Etat universel en formation changera certainement la donne (après un conflit majeur?) mais il n'aura pas la toute-puissance totalitaire qu'on lui prête, plus proche de la commission européenne sans doute. Comme nous, dans nos vies, comme tout pouvoir, l'Etat universel devra prendre conscience de ses limitations, d'un devoir-être qui se cogne à un réel qui lui résiste, à l'extériorité du monde où le nécessaire n'est pas toujours possible pour autant. Le réel ne disparaît pas dans l'Etat, même s'il n'a plus d'extérieur étatique. S'il y a une compréhension ultime du monde, la vérité de la nature et de l'existence, c'est celle de la contradiction, du conflit et de la division qui règnent sur toutes choses. En reconnaître la nécessité ne peut en annuler la douleur dans une réconciliation finale alors que c'est tout au contraire notre juste révolte contre l'ordre établi qu'il faut affirmer, et aucun amor fati célébrant ce monde inégalitaire, aucune appartenance mystique à l'Être ou béatitude d'une connaissance du troisième genre qui nous ferait prendre le point de vue de Dieu pour justifier l'injustifiable.

Ce n'est pas parce que nous sommes un produit du monde que ce serait pour autant notre monde, ce n'est pas parce que ce serait le meilleur des mondes possibles - car le seul réel - que nous pourrions nous en satisfaire et nous y sentir chez nous. En fait, la contradiction entre ce réel et nos idéaux rend plutôt difficile à comprendre qu'on puisse y être heureux. Certes, la nature est généreuse, nous procurant de quoi nous réjouir de très peu parfois, des bonheurs petits ou grands, en proportion de nos malheurs ordinairement. On peut goûter aussi des jouissances transgressives mais pourtant, dans son fond, l'être parlant, l'homme de culture vit la contradiction de sa nature avec l'universel, c'est une conscience malheureuse et inquiète même si elle connaît des moments intenses de satisfaction et de victoire. Qu'on cherche à dépasser cette contradiction est la prétention de toutes les sagesses, philosophies, mystiques, jusqu'à la promesse de fin de l'histoire de Hegel et Marx, mais la seule sagesse serait au contraire de reconnaître cette contradiction comme irréductible, affirmation d'un matérialisme dialectique et du dualisme matière/esprit ne s'unifiant que dans la pratique.

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Le nazi Heidegger, de l’existence à l’Être comme patrie

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La lettre sur l'humanisme (1946)
Revenir sur Heidegger peut paraître excessif à certains - son nazisme le disqualifiant définitivement. Ainsi, pour Emmanuel Faye, il n'y aurait rien à sauver de son oeuvre qui ne relèverait que de l'esbroufe, voire du camouflage, et pas de la philosophie. C'est une double erreur car si son nazisme avait effectivement des fondements philosophiques, ils continuent à travailler notre époque et n'ont pas été assez pris au sérieux. L'influence de Heidegger se fait sentir notamment dans la critique de la technique et une certaine écologie qu'on peut dire religion de la nature. Il y a une véritable nécessité à en déconstruire les présupposés.

Cette entreprise de dénazification met surtout en lumière tous les dangers de se réclamer d'une essence humaine survalorisée dont on pourrait priver les autres, pauvres aliénés. Xénophobie, racisme et sexisme sont l'envers de tous les discours identitaires sous leurs airs les plus avenants. Cela ne les empêche pas de prospérer car ils répondent à une incontestable demande. Ces dangers sont plus globalement ceux de tout idéalisme voulant se persuader d'une détermination du monde par l'idée (métaphysique ou religion), au lieu de nécessités extérieures impérieuses. Du coup, ils ne craignent rien tant qu'un effondrement subjectif et la perte de notre si précieuse essence attachée à l'idéal. Cette construction d'une identité humaine, toujours menacée, a besoin de se fonder sur un récit mythique avec une origine unique, continue et créatrice. A ces mythes primitifs de fondation, célébrant nos ancêtres, il faut opposer notre réalité historique d'une détermination par le milieu qui nous forme et nous change, ballotés par l'histoire, plus que ses acteurs, et dont nous devons encore apprendre de dures leçons.

Cependant, en dépit de cette attaque frontale qui ne se dérobe pas contre des tendances agissant dans la société actuelle, l'autre erreur serait de feindre d'ignorer l'événement qu'a été Être et Temps, ce qu'on a pu y reconnaître de nous-mêmes, devenu inoubliable - tout en refusant l'incroyable glissement qui s'opère à la fin (§74), et plus encore après, de la découverte de l'existence à l'Être comme patrie et plus précisément comme Être allemand - qu'il exaltera jusqu'au bout, où la découverte de notre singularité et notre étrangeté au monde débouche sur l'appartenance à un peuple comme à sa terre et l'adhésion aveugle au parti, nouvel exemple d'une philosophie faite pour refouler la séparation sous une prétendue réconciliation finale qui la suture.

J'ai donc trouvé utile de citer l'extrait de la lettre sur l'humanisme où Heidegger argumente justement ce passage d'une ontologie existentielle - description de notre ouverture au monde qui nous met en cause dans notre être - se tournant ensuite vers l'extériorité de l'Être - comme origine et devenir historique - pour aboutir de façon si décevante à l'identifier à la patrie - qu'il tente certes de dénationaliser mais où se retrouve quand même l'expérience de la guerre à l'origine de sa philosophie de l'existence, et ce qui avait justifié très concrètement son engagement nazi.

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Le nihilisme de Nietzsche

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J'ai toujours trouvé le comble du paradoxe les libertaires se réclamant de Nietzsche, l'expurgeant de tout ce qui a mené les Nazis à s'en réclamer, ce qui n'est quand même pas rien. On peut toujours dire que les penseurs ne sont pas responsables de leurs partisans ni des conséquences de leur pensée, mais c'est un peu léger, tout comme ceux qui ne veulent pas penser le rapport de la philosophie de Heidegger au nazisme, ce qui est encore plus incroyable. Il ne s'agit pas de s'ériger en procureur et renvoyer leurs oeuvres au néant, comme le font trop de critiques superficielles, mais au contraire de relier profondément ce qu'elles peuvent avoir de séduction mais aussi de vérité, tout est là, avec leurs conséquences désastreuses. C'est la même chose pour Marx. On a beau répéter que les régimes marxistes n'avaient rien à voir avec Marx, il y a forcément un rapport, et au lieu de croire pouvoir choisir ce qu'on accepte ou non, il faut comprendre la logique menant à l'inacceptable. En fait, ce que les errements politiques des philosophes depuis Platon illustrent, c'est non seulement qu'ils ne valent pas mieux que les autres sur ce plan mais, pire, que le Bien est l'origine du Mal souvent, comme la folie est un excès de logique. Non seulement la philosophie promet plus qu'elle ne peut tenir mais souvent elle égare tout autant que les religions, que ce soit sur sa prétendue sagesse ou sur la liberté.

On comprend bien ce que Nietzsche peut avoir de séduisant, surtout pour des adolescents qui doivent s'affirmer. D'abord, il est simple (simpliste) et c'est incontestablement un grand écrivain qui nous communique son exaltation en nous encourageant à prendre notre indépendance et renverser les idoles. Sortir de la religion pour un fils de pasteur, ce n'est pas rien (et le poussera vers la paranoïa). Cela en fait donc le philosophe de la mort de Dieu, de son absence et de valeurs ayant ainsi perdu leur fondement, nécessité de s'inventer de nouveaux principes de vie. C'est cette réitération du moment sceptique, réveil du sommeil dogmatique, réaffirmation de l'ignorance, réactivation du doute, qui en fait l'importance dans l'histoire de la philosophie. Si Dieu est mort tout est permis, s'imaginent les croyants, alors qu'il montre que cela nous rend surtout responsables de nos valeurs et de nos vies.

Pas étonnant jusque là que les libertaires y voient un allié mais son erreur est d'en faire un enjeu individuel - il n'y aurait pas d'autre fondement que Dieu ou l'individu - ce qui fait que ça se complique ensuite avec un snobisme élitiste assez ridicule, et qui commence avec l'extraordinaire retournement voulant faire de la morale la dictature des faibles et des dominés alors qu'elle est plutôt au service des propriétaires et des dominants ! Ils nous le répètent sans cesse, les riches sont persécutés par les pauvres ! Derrière une salutaire critique de l'hypocrisie morale et de l'insupportable moraline (initiée par les "moralistes français" comme La Rochefoucauld), il y a quand même là de quoi justifier, comme jamais depuis Aristote, inégalités et domination, même déguisées en méritocratie et dépassement de soi. De plus, cette dénonciation d'une morale trompeuse la réduit abusivement à ce qui nous empêcherait de jouir et bride notre instinct ou volonté de puissance.

L'amusant, c'est de constater que son rejet de l'idéal et de la morale ne fera qu'aboutir à un autre idéal, une autre morale négatrice. En effet, derrière la dévalorisation de toutes les valeurs dont il est l'aboutissement, le nihilisme se dévoilait comme la négation de la vie au nom de l'idéal (platonicien) ou de valeurs supérieures, comme si elles n'étaient qu'un obstacle à une affirmation positive de la vie, à laquelle il suffirait de laisser libre cours. C'est bien sûr une illusion dogmatique, et, l'inversion des valeurs au profit de la vie ne se résumera finalement qu'à tout réduire à des valeurs (qui valent pour la volonté - de puissance) et n'en garder que la supériorité, l'effort pour se dépasser qui ne prend sens qu'à pouvoir regarder les autres de haut. Du coup, il ne fait que répéter la promesse du crucifié (auquel il s'identifie à la fin) en reconstituant un idéal de vie héroïque qui transfigurerait l'existence, ce qui dévalorise tout autant la vraie vie, vie quotidienne renvoyée au néant, dans un nihilisme encore plus radical sous ses apparences hédonistes d'une vie débordante (d'ailleurs un fragment de 1887 le confirme : "Je n’ai osé que récemment m’avouer qu’au fond, j’ai toujours été nihiliste"). On peut opposer à cet idéal héroïque inatteignable, la simple beauté du geste quotidien, dans son humanité, qui suffit à donner sens et valeur à nos vies.

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L’aliénation dans le travail

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J'ai essayé de montrer les dangers du concept moderne d'aliénation (à partir de Feuerbach et Marx), concept entièrement négatif car renvoyant à une identité ou une essence humaine mutilée, faisant de l'aliéné un véritable sous-homme. J'avais critiqué aussi la conception individualiste qu'avait Gorz de l'aliénation dans le travail et son idéal d'auto-production sous-estimant notamment la participation à une entreprise collective.

Chez Hegel, au contraire, malgré sa négativité qui la dépouille de sa subjectivité, l'aliénation est beaucoup plus positive ou dialectique puisqu'elle représente le moment de l'objectivation, de la réalisation, c'est-à-dire de notre existence matérielle en acte à l'intersection de l'esprit et de la matière, du sujet et de l'objet. Le sujet se pose en s'opposant à l'objet, y compris à son propre objet, sa production qu'il dépasse, mais il a besoin pour cela de passer par l'objet. L'aliénation est donc pour Hegel une nécessité de l'expression et de la conscience de soi alors que, si on remet la dialectique sur ses pieds matériels, l'aliénation dans le travail relève plutôt de nécessités extérieures, de besoins sociaux et vitaux, ce qui n'empêche pas que le travail nous objective et que nous y sommes mis en question dans notre être.

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Critique de l’aliénation

Temps de lecture : 29 minutes

La question de l'aliénation est relativement nouvelle, du moins sous ce nom car on pourrait en faire l'origine de la philosophie qui est née dans les riches villes commerçantes de l'Ionie grecque d'abord comme condamnation des richesses excessives et du caractère aliénant de l'argent. L'homme aliéné, ce serait le sophiste vénal qui délaisse la vérité pour le semblant, l'apparence, le divertissement. On pourrait dire aussi que l'aliénation est au coeur des religions du salut qui exigent de se purifier de nos fautes pour retrouver l'innocence première, surtout, cela rejoint tous les ésotérismes, la gnose et le platonisme avec le thème d'une chute de l'âme (de sa divinité) dans le corps, enfermé dans la matière. Ce qu'il faut souligner, c'est qu'on ne vise pas ainsi véritablement l'humanité de l'homme, son aliénation, mais bien plutôt ce qui dépasse l'homme. On pourrait également appeler aliénation chez les stoïciens ou Spinoza le fait de ne pas réaliser son destin, puisque nous aurions une essence individuelle donnée dès le départ, juste appelée à s'épanouir comme expression de soi (deviens ce que tu es). L'aliénation serait ici de briser cet élan vital, de faire obstacle à cette volonté de puissance - qui sera reprise par Nietzsche mais pour le petit nombre des surhommes. En fait, l'aliénation se définira comme atteinte à notre humanité elle-même seulement dans la postérité de Hegel alors que, chez lui, loin d'être un défaut à combattre, l'aliénation désigne l'objectivation, la liberté objective du Droit qui est un progrès de la liberté, de son effectivité, même si elle contraint la liberté subjective.

La question de l'aliénation posée au regard d'une essence de l'homme commence donc, bien que sous un mode mineur, avec les jeunes hégéliens qui prétendent réaliser la philosophie et dont Marx a été l'un des représentants (jusqu'à ses manuscrits de 1844). Mauvaise compréhension de Hegel sans doute, pour qui la philosophie vient toujours trop tard et ne saurait dicter au réel sa conduite, mais tirant vers l'anthropologie : D'abord religieuse chez Feuerbach, qui prend au sérieux la présentation de la religion par Hegel comme projection de notre conscience collective qui doit devenir conscience d'elle-même. Puis économique avec l'émergence du prolétariat industriel dans toute son inhumanité et une production devenue autonome qui se retourne contre les producteurs. Les deux formes cardinales de l'aliénation, qui en imposeront le thème, sont effectivement l'aliénation religieuse et l'aliénation dans le travail. Mais c'est seulement des années 1920 à 1970 que l'aliénation deviendra centrale. De l'existentialisme à Lukàcs et l'Ecole de Francfort, aux situationnistes, à Mai68, aux féministes ou écologistes, le thème de l'aliénation aura tendance à se répandre un peu partout, dessinant en creux une essence humaine idéalisée.

Même si la lutte contre l'aliénation est moins omniprésente aujourd'hui, elle n'en structure pas moins nos représentations sous-jacentes d'un homme complet, transparent à lui-même, nourrissant tout un imaginaire utopique - assez paradoxal pour un marxisme se voulant matérialiste mais qui n'avait pas peur de prophétiser amour et bonheur universel dans un communisme où l'humanité serait réconciliée avec elle-même ! D'autres sortes de matérialismes oseront les mêmes promesses insensées de réconciliation finale que les religions du salut, que ce soit le sexo-gauchisme s'imaginant, par une mauvaise lecture de Freud cette fois, retrouver une nature harmonieuse dans la transgression de la loi et la levée de tous les tabous, ou encore les écologistes voulant nous faire revenir à un mode de vie naturel censé permettre l'épanouissement de nos qualités humaines.

Bien sûr, les promesses ne sont jamais tenues car l'état originel supposé n'existe pas ni la chute dans l'aliénation comme dans le péché. L'homme est un être inachevé, une espèce invasive adaptable à tous les milieux mais qui y reste comme étranger, inadéquat, déraciné. Son identité n'est pas donnée, encore moins immuable alors que, ce qui le caractérise serait plutôt le questionnement et le non-identique (même à me renier, je reste moi-même). L'être parlant que nous sommes ne contient pas sa finalité en lui (Je est un Autre), il est parlé plus qu'il ne parle, constitué des rapports sociaux et des discours ambiants, de sorte qu'on peut dire avec raison que pour un tel être, l'existence précède l'essence. Il faut rétorquer aux tentatives de fonder une norme humaine, une identité originaire de l'humanité qui serait opposable aux robots comme aux transhumains, que nous sommes plutôt les produits d'un apprentissage et d'une évolution qui nous dépasse, que nous ne sommes pas au centre de l'univers, pas plus que ses créateurs, et que ni nos capacités cognitives, ni les sciences ne sont propres à notre espèce encore moins à une tradition ou une race. Ce qui nous distingue des animaux n'est guère que l'ensemble des conséquences du langage et de la technique - ce qui ferait d'éventuels extraterrestres évolués nos frères en humanité.

Cependant, si nous étions de purs produits, un simple réceptacle intériorisant l'extériorité, quelque chose comme un appareil photo, le noeud d'un réseau ou encore une éponge absorbant son milieu, la notion d'aliénation n'aurait bien sûr aucun sens. Ce n'est pourtant pas exactement le cas et ce pourquoi il faut l'examiner plus précisément si on veut en critiquer l'usage.

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La division du sujet

Temps de lecture : 28 minutes

Bergson, existentialisme, structuralisme, post-modernisme
On peut écrire l'histoire de la philosophie de mille manières, choisissant forcément parmi les philosophes un tout petit nombre et les réduisant à une seule idée (inutile d'écrire de gros traités!). Il y a sans doute toujours un esprit du temps qui le distingue, des thèmes à la mode, des évènements structurants. Il n'y a pas pour autant une histoire de la philosophie autonome par rapport à la situation politique encore moins par rapport aux avancées de la science. Il n'y a pas non plus de véritable unité de pensée. On trouve à la même époques des pensées retardataires ou en avance sur leur temps.

Certes, plus on considère des périodes longues, et plus l'effet de masse gomme les courants marginaux mais il y aura toujours des retours du religieux ou d'anciennes philosophies, et l'on pourra observer aussi des divergences qui se creusent entre pays. Ainsi, alors que la philosophie comme la théologie chrétienne étaient européennes auparavant, à partir de Kant l'idéalisme allemand suivra une toute autre voie que les philosophies française ou anglaise qui se confrontaient aux sciences et au scientisme. A l'inverse, l'idéalisme allemand semble bien se déconnecter complètement des sciences, qui ne servent tout au plus que d'illustration pour une dialectique de la nature a priori et qui ira jusqu'à prétendre interpréter "La Technique et la science comme «idéologie»". Ce n'est pas qu'ils n'aient toujours le mot de science à la bouche, de "La doctrine de la science" de Fichte à "La science de la logique" de Hegel ou même au socialisme scientifique des marxistes qu'on peut ranger dans cette filiation, jusqu'à "La philosophie comme science rigoureuse" de Husserl, mais la science dont ils parlent est une science dogmatique (de l'ordre de la démonstration géométrique), ayant échappé à la confrontation avec l'expérience scientifique et nos limites cognitives (même si le savoir absolu est celui de la limitation de notre savoir). En effet, le constat de l'échec de la raison pure est remplacé par l'idée de contradiction qui peut toujours être dépassée, alors que c'est bien la rationalité elle-même qui est prise en défaut, la souveraineté supposée de l'esprit devant une réalité qui lui est extérieure et qu'il ne comprend pas.

On a vu qu'après le siècle de Newton, la philosophie française avait été plus sensible dans la première partie de XIXè (occupé d'abord de thermodynamique) au divorce entre sciences et métaphysique ainsi qu'aux limitations de ce qu'on peut savoir, notamment avec le positivisme d'Aguste Comte finissant en religion de l'Humanité. C'est la révolution darwinienne déshumanisante qui mobilisera ensuite la réflexion, ainsi que la question sociale devenue également prépondérante avec l'industrialisation. Dans ce contexte, l'enjeu de la réaction spiritualiste était bien de s'en détourner et d'échapper à l'objectivation scientifique (comme de sortir de l'histoire) pour revenir à l'expérience subjective, mais la surprise, c'est que ce retour au sujet sera celui d'un sujet divisé (non plus entre sujet et objet ni entre le corps et la pensée mais entre conscient et inconscient, authenticité et aliénation, raison et passion, individu et collectif). Il ne faut d'ailleurs pas voir ce sujet divisé comme un simple dualisme, une double personnalité, mais une multiplicité où se dissout déjà l'image de l'homme sous des causalités extérieures différenciées (biologiques, psychologiques, sociales, culturelles).

Dans les toutes premières années du XXè siècle, s'est ajouté un choc comme on n'en a plus connu à ce point avec la relativité et la physique quantique ruinant définitivement le rationalisme et déqualifiant nos propres représentations, de sorte qu'on peut dire effectivement qu'on a eu dès le début du XXè siècle, tous les ingrédients de la suite - avec le passage du spiritualisme à un marxisme scientiste puis à l'existentialisme, puis au structuralisme, pour finir dans la déconstruction post-moderne et relativiste de la French Theory et des cultural studies qui brouillent les oppositions et nous laissent la tâche de reconstituer l'unité du sujet dans sa responsabilité morale et collective au moins.

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L’erreur de Marx

Temps de lecture : 29 minutes

MarxMarx est incontestablement l'un des philosophes les plus importants, ayant eu des effets considérables dans le réel jusqu'en Chine qu'il contribuera à occidentaliser. Il y a eu un nombre incalculable de travaux intellectuels se réclamant de lui et qui ont été un peu vite rejetés aux poubelles de l'histoire. On a là encore une fois une philosophie qui se veut scientifique, rationalisme triomphant qui se heurtera là aussi aux limites de notre rationalité comme aux démentis du réels. L'échec historique du marxisme oblige à revenir sur son erreur de fond mais ne signifie pas pour autant qu'on pourrait se passer de Marx désormais, en particulier de l'analyse magistrale qu'il a faite du capitalisme industriel et plus encore du matérialisme historique dont il a posé les bases, théorie scientifique de l'histoire qui est à reprendre.

Ce qu'il faut souligner dans la position de Marx, c'est qu'il se trouve dans un entre-deux, suivant l'introduction de l'histoire et de sa dialectique dans la philosophie par Hegel mais précédant l'explication scientifique de l'évolution de Darwin, publiée en 1859 alors qu'il venait tout juste de définir sa propre conception du matérialisme historique dans la préface de sa "Contribution à la critique de l’économie politique" :

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Pascal, la misère de l’homme et son terrible ennui

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Il est vrai que c’est être misérable, que de se connaître misérable ; mais c’est aussi être grand, que de connaître qu’on est misérable. Ainsi toutes ses misères prouvent sa grandeur. Ce sont misères de grand Seigneur, misères d’un Roi dépossédé.

Même s'il dit lui-même que "se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher" (513-4), il est certes contestable de faire de Pascal un philosophe alors qu'il n'a d'autre dessein que de faire l'apologie de la religion chrétienne au regard de la misère de l'homme sans dieu. S'il admet les failles de la raison, c'est pour les boucher immédiatement avec le dogme hérité ("Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison"). Il est justement intéressant de voir comme le vrai peut venir du faux, et ce que la religion - qui a pris la suite des philosophies du bonheur et de leur échec - peut révéler de nous et de nos faiblesses comme de notre incomplétude. En effet, cette lucidité n'aurait sans doute pas été permise s'il n'en proposait immédiatement le remède trompeur de la foi dans une vérité révélée, autre façon de s'empêcher de penser.

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Rétrospective 2006-2015

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   La critique de la critique
10/2015Si j'ai voulu revenir sur mon parcours de ces dix dernières années, c'est que sa cohérence m'est apparue après-coup et que j'ai éprouvé le besoin de faire le point sur une évolution qui n'était sans doute pas seulement la mienne dans ma génération. On peut dire, en effet, que notre situation métaphysique et politique a radicalement changé depuis notre jeunesse, poursuivant le mouvement d'une sortie de la religion, qui ne date pas d'hier, par une sortie de la politique (ou du théologico-politique des grandes idéologies) depuis la chute du communisme. Que cette situation soit objectivement la nôtre dans nos démocraties pluralistes à l'heure de la globalisation numérique, ne signifie pas une fin de l'histoire achevée, loin de là, nourrissant au contraire des réactions agressives de retour du religieux ou de la Nation (des guerres de religions et du rejet de l'étranger) avec les appels lancinants d'intellectuels attardés au réenchantement du monde et au retour des utopies les plus naïves.

Ma propre évolution, tirant les conséquences de cette déception du politique qui ne laisse plus que des alternatives locales à la globalisation marchande, peut se lire comme un approfondissement du matérialisme (dualiste) et du domaine de la nécessité sans pour autant viser, comme le stoïcisme à l'acceptation de son sort ni, comme le marxisme à une impossible réconciliation finale. Il ne peut être question de soutenir l'ordre établi ni renoncer à dénoncer ses injustices. Il ne peut être question de se satisfaire du monde tel qu'il est, ce n'est pas l'exigence de le changer qui doit être mise en cause mais, tout au contraire, qu'elle reste lettre morte, exigence qu'elle se traduise dans les faits quitte à en rabattre sur ses ambitions. C'est donc une conversion au réalisme de l'action, essentiellement locale, sans renier pour autant sa radicalité en allant toujours au maximum des possibilités du temps, ni oublier l'inadéquation de l'homme à l'universel et son étrangeté au monde (espèce invasive qui n'a pas de véritable nature et nulle part chez soi).

Dream is over, même s'il y a un nouveau monde à construire. La belle unité de la pensée et de l'être comme de l'individu et du cosmos est rompue, c'est le non-sens premier, l'absurde de nos vies (la misère de l'homme sans Dieu) que l'existentialisme avait déjà affronté mais qui maintenait une primauté du sujet. Cette position est devenue intenable avec les sciences sociales et surtout l'accélération technologique qui manifeste à quel point la causalité est extérieure - ce qu'il faut prendre en compte, y réagir, s'y adapter, ce dont il nous faut devenir responsables mais que nous ne choisissons pas. Malgré tous les efforts pour retrouver une société totalitaire et une identité perdue, la réalité qu'il nous faut affronter, c'est la pluralité et la non identité à soi, c'est celle d'un sujet divisé, et d'un réel étranger qui nous blesse, nous malmène, sur lequel on se cogne. "Il résulte des actions des hommes en général encore autre chose que ce qu'ils projettent et atteignent, que ce qu'ils savent et veulent" (Hegel). Que cela plaise ou non, on peut penser que le miroir de l'information finira par nous forcer à regarder la réalité en face au lieu de nous aveugler de beaux discours.

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Actualité de l’histoire

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Ce qu'on appelle la conscience se confond peu ou prou avec l'intentionalité, c'est à dire avec le désir et la projection dans le futur, cause finale qui n'est pas le propre de l'homme mais du moins de ses oeuvres, du travail humain comme réalisation d'un plan préconçu. Il est donc on ne peut plus naturel qu'à prendre conscience de l'histoire, on veuille l'orienter vers nos fins, passer de l'histoire subie à l'histoire conçue - mais il n'est sans doute possible que de passer d'un processus particulier subi à un processus corrigé, amélioré, domestiqué. Prétendre plier l'ensemble de l'histoire à notre volonté est tout aussi impossible que de supprimer l'universelle entropie, ce qui ne peut jamais se faire que ponctuellement, travail de correction d'erreur qui est à la base de la vie mais n'en fait pas un processus d'auto-création, de sculpture de soi quand c'est plutôt l'extériorité qu'on intériorise ainsi.

En renonçant au volontarisme utopique et à l'arbitraire subjectif, le marxisme a ouvert une autre voie, celle de nager dans le sens du courant supposé hâter la venue du communisme. L'histoire a montré justement que c'était un peu plus compliqué et que ce qui arrive n'est pas ce qui était espéré. Beaucoup en tirent la conclusion précipitée qu'on ne pourrait rien faire ni rien prévoir (c'est ce qui fait du libéralisme un scepticisme) mais il n'y a rien de plus faux. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas tout qu'on ne peut rien du tout, c'est juste qu'il faut prendre les problèmes un par un et "diviser chacune des difficultés en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre" (Discours de la méthode). Ce qui ne marche pas, c'est l'idéalisme, bien qu'il continue à séduire les foules, et notre action reste incontestablement très limitée au regard de la totalité, plus emportée par le mouvement que le dirigeant, même si on agit toujours contre ses dérives. Il n'est pas question pour autant de se laisser faire, de rester passifs. Non seulement notre action a le plus souvent un résultat positif mais elle est même vitale, action concrète, efficiente, loin du pouvoir magique de l'idée ou d'une simple force de conviction (qui participe cependant au rapport de force).

On devrait, dès lors, abandonner la poursuite d'un "sens de l'histoire" qui serait un sens unique alors qu'il y a différentes temporalités, qui ne se totalisent pas dans un présent où elles ne font que se croiser, et différents processus à l'oeuvre très hétérogènes, certains cycliques, d'autres éphémères, d'autres permanents ou presque. Ainsi, l'entropie constitue le sens de l'histoire le plus englobant menant le cosmos à la mort thermique sans doute mais la lutte contre l'entropie est, pour cela même, ce qui englobe tous les êtres vivants depuis la première cellule jusqu'à nos techniques de pointe. L'évolution, c'est toujours "un se divise en deux" (processus de spéciation). Il n'y a pas de conscience pour unifier l'univers, pas plus qu'il n'y a d'ensemble de tous les ensembles mais il y a bien une multitude de totalités effectives sur lesquelles on peut agir de notre place, qui dépendent de nous (dans notre rayon d'action).

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Des situationnistes aux djihadistes

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De la difficulté d'être radical

tsimtsoumLe Réel, c’est ce qui s’impose à nous, qu’on n’a pas choisi et qui nous échappe ou nous surprend, ce qui n’est pas conforme à notre vouloir, c’est la transcendance du monde sur lequel on se cogne, indifférent à notre existence. Le réel, c'est notre ennemi sans visage, de quelque nom qu’on le qualifie : que ce soit la finance, le marché, l’injustice, la violence, la domination, l'égoïsme, la bêtise, etc. A chaque fois, cependant, on cherche des coupables (il y en a), désignant quelques boucs émissaires commodes dont il faudrait se débarrasser afin de nous délivrer du mal. Pour cela, il semble bien qu’il suffirait d’un sursaut collectif (démocratique, religieux ou identitaire), sursaut révolutionnaire qui nous sortirait soudain de notre passivité et prétendue soumission volontaire, en laissant place à une merveilleuse société conviviale qui n’aurait plus d’ennemis !

Ces fadaises théologico-politiques sont assez universellement répandues, y compris chez de grands penseurs. Non pas qu'il n'y ait des moments révolutionnaires décisifs mais qui ne résultent pas tant que cela de la volonté des acteurs auxquels la situation échappe continuellement, car le réel est toujours là, quoiqu'on dise. Il y a dans l'idéologie révolutionnaire (à distinguer des révolutions effectives) deux contre-vérités patentes : d'abord l’idée qu’on pourrait se mettre d’accord entre nous, ce que pourtant tout réfute dans nos sociétés pluralistes (qu'on pense aussi bien aux religions qu'aux idéologies, aux controverses sur l'économie ou le climat, les impôts, etc.), ensuite l’idée que l’histoire pourrait s’arrêter, sans plus de pression évolutive, dans une vie vécue d’avance au service des biens et de l’ordre établi. Car, le comique dans l'affaire, c'est que le révolutionnaire qui prend le pouvoir (ou croit le restituer au peuple) ne voit plus du tout de raisons que celui-ci soit contesté désormais, prêt au règne de la pire terreur s'il le faut !

Le problème n'est pas seulement que ces illusions populistes sont fausses mais qu'elles sont dangereuses en particulier parce qu'elles font très logiquement de tous ceux qui ne suivent pas ces illuminés les responsables de l'injustice du monde, devenus de simples ennemis à éliminer, les chantres de l'unité produisant leur propre division. Être persuadé détenir la vérité divise en effet l'humanité en amis et ennemis, comme s'il y avait "eux", les esprits pervers de mauvaise foi qui refuseraient la vérité pour soutenir l'ordre établi, et "nous", les purs, les hommes de bonne volonté, ou les vrais Musulmans, sachant très bien ce qu'il faut faire pour détruire le système et sauver ce monde en perdition.

Ces tendances fascisantes sont à la mode un peu partout, reflets d'une impuissance de plus en plus flagrante qui appelle des politiques autoritaires qui s'y casseront le nez tout autant. Le point qu'il faut souligner ici, c'est que, bien sûr, ne pas adhérer aux délires des complotistes ou de militants "anti-système", plus ou moins violents ou stupides, ne peut absolument pas signifier qu'on ferait partie des partisans du système en place. Et ce n'est certainement pas en renforçant cette dichotomie entre eux et nous qu'on fera reculer la violence. En effet, le plus insupportable face au terrorisme, c’est l’indécence avec laquelle on célèbre une République idéalisée qui feint de découvrir la désespérance de ses banlieues alors qu’elle traite si mal tous ses exclus et qu’elle est accaparée par des élites complètement coupées de la population et des immenses transformations en cours. Non, ce monde dans lequel nous sommes venus à l'existence n’est pas le nôtre, ce n’est pas nous qui l’avons fait et, en dehors des progrès sociaux attaqués de nos jours, il n’y a aucune raison de le glorifier ni de s’en faire les rentiers satisfaits. Ce monde est inacceptable et il faut le dire. Cela ne suffit pas à savoir comment le rendre meilleur, mais c’est un premier pas incontournable.

On ne peut en rester à une condamnation morale, il faut avoir le souci de la traduire dans les faits, même si la mise en pratique n'a rien de l'évidence (j'en sais quelque chose pour la coopérative municipale). Il n'y a pas de raisons de ne pas essayer d'aller au maximum des possibilités du temps, encore moins de se satisfaire du monde tel qu'il est, mais il nous faut tenir les deux bouts d’une révolte nécessaire contre les injustices sociales en même temps que le réalisme obstiné des solutions qu'on y oppose en mesurant, hélas, l’insuffisance de nos moyens - au lieu de se chauffer la cervelle avec des rêves d'absolu qui ne font qu'empirer les choses.

A l'opposé de cette radicalité bien trop prosaïque, il y a, en effet, les révoltés métaphysiques. C'est ce qui va permettre l'étrange rapprochement des situationnistes avec les djihadistes d'aujourd'hui (prenant la place des guérillas communistes d'antan), rapprochement contre-nature et qu'on ne peut pousser trop loin mais qui est plus éclairant, sans aucun doute, que le recours à des diagnostics psychiatriques dignes de la façon dont le régime traitait ses ennemis à l'époque soviétique.

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La fin programmée de l’humanité

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Trouble dans le genre humain
la-planete-des-singes-les-origines-affiche-cinemaL'humanité a le chic pour se créer de faux problèmes, qui la détournent des vrais, et s'effrayer de sa propre disparition mais non pas pour des raisons écologiques, qu'elle néglige au contraire beaucoup trop, alors que cela pourrait faire de très nombreux morts. Non, ce qui est redouté, c'est la probable fin de notre espèce comme telle, à très long terme et sans faire aucune victime, par la faute de la génétique, des robots ou de l'intelligence artificielle (comme, pour d'autres, ce serait la faute du féminisme, de l'homosexualité ou autre transgression des normes) ! On ferait mieux de s'occuper des êtres humains qui partout sont en souffrance, mais non, on s'inquiète de l'Humanité avec un grand H, comme avant de la race des seigneurs!

Aux dernières nouvelles, il est effectivement certain que les frontières de l'humanité ne sont plus aussi assurées, ce n'est pas une raison pour s'en inquiéter outre mesure mais pour réinterroger nos catégories. C'est sûr que ce serait exaltant de se croire engagés dans un conflit hollywoodien de dimensions cosmiques où nous serions du côté des humains contre les machines, mais il faudrait se demander si on ne donne pas ainsi dans une bêtise trop humaine, en effet, à voir les déclarations récentes de quelques sommités faisant preuve d'une singulière peur de l'intelligence qui nous menacerait, fichtre ! Je croyais le contraire...

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Morale et politique dans la Phénoménologie

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Comme j'ai eu du mal à le retrouver et que je considère que c'est très éclairant, toujours utile à faire connaître et à relire, je republie ce condensé, qui date de 1996, des parties de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel consacrées à la moralité et à la politique, parties bien trop peu étudiées qui suivent la dialectique du Maître et de l'esclave. Je trouve que condenser ce texte touffu en fait mieux apparaître la dialectique des positions subjectives qu'on peut illustrer avec des exemples très actuels - comme je l'ai fait dans la "version longue" - bien que cela ne puisse évidemment en restituer toute la richesse (et la difficulté). Juste un outil pour ne pas rester coincé dans une posture morale ou politique et mesurer toutes les étapes à franchir...

Moralité

Après la confrontation à la nature extérieure (observation), nous en sommes au point où la conscience de soi n’est plus la certitude de la réalité immédiate, sensible, et de son objectivité, mais se rapporte essentiellement à une autre conscience de soi comme vérité sur soi-même, re-connaissance. "Elle est alors l'esprit qui a la certitude d'avoir son unité avec soi-même dans le dédoublement de sa conscience de soi et dans l'indépendance des deux consciences de soi. Cette certitude doit maintenant s'élever à la vérité".

La conscience de l'unité avec les autres prend d'abord la forme du traditionalisme. Mais celui-ci échoue à se justifier devant des traditions étrangères aussi bien qu'il renonce à se réaliser véritablement. Du coup, sous les critiques des intellectuels, l'unité avec les autres se réduit dès lors à l'égoïsme de la jouissance que chacun dispute à chacun. Mais la vérité de la jouissance est sa fin, consommation du désir qui s'épuise dans la répétition. Avec l'exaltation de la chair, "c'est l'esprit qui se nie avec la force infinie de l'esprit" mais ne peut empêcher que revienne à la conscience la présence angoissante de la mort. Par son côté universel, la conscience surmonte cette menace et trouve en soi le principe du dépassement de son plaisir égoïste comme de la mort dans l'universalité. Cette aspiration morale éprouvée immédiatement comme loi du coeur s'oppose au monde sans plus de raisons que de lui imposer une logique subjective (bonne volonté) qui ne rend pas compte d'elle-même. Ce rejet de la réalité extérieure au nom de pures utopies par une conscience individuelle qui se croit supérieure au monde relève d'un délire de présomption qui peut aller jusqu'à la "folie des grandeurs" et la paranoïa. Si la loi du coeur advient à se réaliser un tant soit peu et se cogne sur le réel, elle perd de son assurance, de sa légitimité face à tous ses ratés et le coeur invoque la fureur extérieure du complot, la main du diable sur de pures intentions. La leçon à tirer de ce délire de persécution est le rejet des prétentions de l'individualité à imposer son arbitraire au cours du monde. C'est plutôt contre cette individualité que va désormais s'appliquer son zèle par la discipline de la vertu. Le cours du monde auquel s'oppose la vertu est justement le règne de l'égoïsme universel et de la recherche du plaisir désormais rejetés. Mais la vertu ne se réalise qu'à la mesure des forces de chacun et sa valeur ne réside donc plus dans sa réalisation mais dans son effort et sa foi. Le mérite se mesurant à la peine, le monde qui nous fait souffrir est revalorisé d'autant comme révélateur de la vertu et de la foi. De plus l'effort et la foi concernent l'individualité dont la discipline voulait se défaire, ne pouvant jouir de ses propres réussites et sans pouvoir modérer l'orgueil de l'ascète comme une boursouflure vide. Plutôt que de rester tournée vers sa propre excellence la vertu ne se suffit plus de la foi mais exige les oeuvres. La vertu est jugée à ce qu'elle fait. Les oeuvres pourtant sont fragiles et multiples, éphémères, disparaissantes. Le but est dès lors tout entier dans le chemin mais l'oeuvre ne vaut plus alors que comme occupation et non plus comme accomplissement. La tromperie, l'escroquerie de cette vertu satisfaite se manifeste dans la compétition sociale ce qui finit par imposer la loi morale, dans son universalité inconditionnelle qui pourtant ne peut rendre compte de la singularité concrète et imposer sa loi sans réflexion. Du coup, ce qui importe à nouveau c'est bien encore la réflexion elle-même, la conscience qui examine la loi et se l'approprie, l'interprète, la loi se réduisant à son application par la conscience. Pourtant là encore la limite est vite trouvée dans le jésuitisme des rationalisations égalisant tout contenu. La conclusion qui s'impose est bien celle de l'impuissance de toute théorie générale à rendre compte des choix pratiques particuliers, tombant dans l'arbitraire. La théorie dépend plutôt désormais de la pratique, devenue politique et qui en détermine la perspective.

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Le féminisme d’un point de vue matérialiste

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letorchonbruleLe féminisme fournit un exemple emblématique de représentations collectives intériorisées et d'un changement idéologique qui se fonde sur des changements matériels et n'a donc rien d'arbitraire ni ne dépend d'inclinations personnelles et pas autant qu'on le croit de l'activisme féministe. Le féminisme manifeste ce qu'il y a de culturel mais aussi de lié à l'évolution technique, dans la division sexuelle qui n'explique donc pas tout, ce qui ne doit pas aller jusqu'à nier la part du biologique qui saute aux yeux (de façon trompeuse parfois). C'est un réel qui détermine l'idéologie, pas l'inverse. Le féminisme l'illustre à merveille, même à se persuader du contraire et s'imaginer que ce ne serait qu'une question de valeurs individuelles...

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Matérialisme et idéologie

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dossier-materialisme-dialectiqueOn peut penser qu'une philosophie matérialiste ne sert pas à grand chose, puisque la philosophie en perd sa primauté et qu'elle ne peut nous promettre aucune consolation ni même de vraiment se libérer des déterminismes sociaux. C'est ce qui fait que dans le domaine politique, domaine où il reste pourtant le plus indispensable, le matérialisme semble être devenu, depuis le déclin du marxisme, absolument intolérable, assimilé à un réalisme cynique. Il est incontestable qu'en faisant du sujet le produit de son temps, les sciences sociales réduisent en effet à la peau de chagrin le rôle des militants et discréditent tout volontarisme face aux forces en présence alors que les foules s'enthousiasment facilement aux discours enflammés de tribuns appelant au soulèvement pour changer d'imaginaire, renverser les savoirs établis, se libérer des anciennes lois et des siècles passés, casser l'histoire en deux pour faire enfin triompher le Bien et la Justice !

N'étant pas nés de la dernière pluie, on ne devrait plus pouvoir croire ces vaines rengaines mais il faut bien constater qu'il est presque impossible de se défaire de la fausse évidence que si "nous" le voulions et si nous nous rassemblions, tout deviendrait possible (Yes we can, si tous les gars du monde voulaient se donner la main, prolétaires de tous pays unissez-vous, paix sur terre aux hommes de bonne volonté, etc). Y renoncer, ce serait consentir à notre servitude et on se perd en conjectures sur les raisons pour lesquelles cela ne marche pas, incompréhensibles, en effet, si c'étaient les hommes qui faisaient l'histoire, ou un esprit qui nous guide et non des processus très matériels, histoire qui n'est pas cette marche triomphante vers la civilisation qu'on imagine à la gloire de notre humanité mais bien plutôt une évolution subie - notamment l'évolution technologique mais tout autant l'évolution culturelle qui l'accompagne.

Nous sommes victimes d'une double erreur de perspective : celle de surestimer notre rôle dans l'histoire et donc la puissance des idéologies par rapport aux causalités matérielles, celle de nous placer à l'origine de nos pensées en déniant leur origine sociale, culturelle, historique qui nous est inaccessible, renvoyée à un jugement moral. Nous ne sommes pas transparents à nous-même, vides de tout présupposés, la part de l'inconscient nous domine plus qu'on ne veut bien l'admettre. Ce qui nous empêche de percevoir l'énorme influence des représentations collectives, c'est que nous les avons intériorisées, notamment en prenant parti. Ce qui montre qu'elles sont cependant plus déterminées que déterminantes au regard des évolutions matérielles, c'est bien qu'elles changent selon les pays et les époques, dans une histoire dont nous sommes le résultat et non pas l'aboutissement, y compris dans notre opposition à l'ordre établi qui épouse elle aussi les discours du moment avec tous leurs codes et illusions (le jihad religieux se substituant aujourd'hui aux révolutionnaires communistes d'antan).

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Heidegger, sauveur du monde

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Apports à la philosophie. De l'avenance (1936-1938)
ou Contributions à la philosophie. De l'événement
apports à la philosophie
Après avoir dénoncé sa compromission avec le nazisme, dans sa philosophie même, j'ai essayé de rendre compte des origines, largement religieuses, de la pensée heideggerienne dont l'existentialisme s'est nourri mais à partir de ce qu'on peut appeler son moment athée. Celui-ci commence avec son cours sur l'Ontologie et prendra toute sa force dans Être et Temps. Il s'agit avec ce livre posthume, qui est en même temps, surtout dans sa première moitié, une critique du nazisme réel (par rapport au sien), d'aborder ce qu'on appelle le "tournant" et qui est plutôt de l'ordre d'une conversion (ou re-conversion!) puisqu'il s'agit bien d'un retour au religieux sous la forme du "Dieu à venir", incroyable personnification de la totalité de l'Être et de l'histoire qui prend la place de l'humanisme existentialiste en refondant l'appel à une transcendance capable de donner toute sa valeur à l'existence.

Le plus paradoxal (il n'est d'ailleurs pas sans en éprouver la contradiction et vouloir en sortir, par exemple p517), c'est qu'on peut considérer que son errance tient malgré tout à la surévaluation de la place qu'il laisse à l'homme dans l'histoire (berger de l'Être). En quoi il se révèle finalement solidaire des errements de son temps (et de son nihilisme), à rebours des critiques qu'il en fait de la façon la plus explicite (dans "la lettre sur l'humanisme" notamment) et de ce qui constitue l'objet même de son "tournant" :

Ce retournement où ce n'est pas l'étant qui est fondé par l'homme, mais où, tout au contraire, c'est être homme qui se voit fondé par l'Etre. (p214)

Malgré un vocabulaire abscons et des pages illisibles (par exemple p322), ce qu'on peut considérer comme un délire pénible et répétitif a du moins l'intérêt de pousser jusqu'au bout les conséquences (religieuses) de positions qu'on retrouve largement dans l'écologie et les discours technophobes, tout comme chez les critiques de l'aliénation ou les discours élitistes qui se croient subversifs, tous ceux enfin qui se voudraient effectivement les sauveurs du monde (et ils sont nombreux). Le plus tragique, en effet, c'est que tous ces utopistes à côté de la plaque sont de nouveau prêts à s'allier avec les pires populistes et réactionnaires au nom de leurs rêves de retour au passé sous couvert d'avenir et d'une nature idéalisée, sinon de croyances ouvertement religieuses, sans voir qu'ils prêtent ainsi main forte à des périls bien plus grands et qui n'ont rien d'imaginaires cette fois !

Il ne peut s'agir pour autant de réduire à rien les apports d'un des si rares grands philosophes sous prétexte qu'il a été un nazi convaincu - avant certes de le regretter amèrement (mais sans véritable repentir, ne s'offusquant pas tant de "la brutalité de la violence" p279, encore moins comme on le verra dans les cahiers noirs de l'antisémitisme qu'il partage ou la régénération de la race allemande, et prônant plutôt une désertion de la politique). Cela prouve à quel point les philosophes peuvent se tromper et comme la recherche de la vérité peut égarer les plus grands esprits et pas seulement les masses incultes comme on voudrait s'en rassurer. Lorsqu'on touche à l'essentiel, le risque de l'erreur en est décuplé, la moindre déviation, une négation de trop, peut porter à de lourdes conséquences. Il ne suffit pas pour autant de se délecter d'une critique facile et moralisante qui s'imagine pouvoir, au nom de ses propres certitudes, rejeter de l'histoire comme nuls et non advenus tous ces errements, simplement les oublier comme s'ils n'avaient jamais eu lieu, faire un trou dans nos mémoires...

Au contraire, il n'est pas possible de se soustraire à l'exigence de faire du faux un moment du vrai, ce qu'on essaiera pour finir dans ce qu'on peut appeler une inversion matérialiste ou scientifique de son idéalisme mystique ouvertement anti-scientifique. La subjectivité de l'être-parlant, qui n'est effectivement plus cause de soi - ce sur quoi on s'accorde - peut être renvoyée au désir de désir et à l'énonciation plus qu'à un Etre mythifié (et sans nous réduire à nos neurones). Ces dimensions sociale et symbolique sont partie intégrante de notre monde, très matériellement, même si elles structurent la part subjective, le fait d'y être concerné dans son être et dans l'urgence, ce qui constitue bien l'expérience de l'existence sur laquelle il nous éclaire, engagée dans les rapports humains et sociaux, les paroles trompeuses, les promesses non tenues et la manie de se raconter des histoires. Qu'on ne puisse nier nos déterminations, et qu'on soit bien obligés d'admettre que nous sommes forcément limités à l'état des savoirs et des représentations de notre temps, n'est pas une raison pour autant d'adopter un point de vue extérieur, de surplomb, indifférent, ni de se dérober à la nécessité de fonder la dignité du sujet et la valeur de l'existence - sans avoir besoin pourtant d'un Dieu qui nous les donne (mais l'Autre, garant de la vérité, qui n'existe pas?).

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La passion de la liberté

Temps de lecture : 18 minutes

liberteImpossible de s'en raconter, faire comme si nous n'étions pas coincés de toutes parts à nous débattre entre mille contraintes, nous cogner contre une dure réalité qui n'a rien d'idéale (où les autres nous font si souvent souffrir). Pour ne rien arranger, il nous faut bien admettre nos limites cognitives et perdre de notre superbe, tant de fois nous nous sommes trompés ou avons été trompés, pris dans les modes du moment ou victimes de notre propre connerie. Perdus au milieu d'un monde dont nous avons tellement de mal à suivre le rythme, le nez dans le guidon, il n'y a pas à la ramener ! Nous sommes bien le jouet de nos humeurs et de nos désirs, le produit de notre milieu et de notre histoire, d'une nature animale aussi bien que d'une culture symbolique...

Le sujet de la science nous dépouille de toutes nos illusions et ce savoir sur le savoir semble bien réduire la liberté, comme le pensait Spinoza, à la simple ignorance des causes qui nous font agir, tout à l'opposé de nos rêves de toute-puissance et de la fascination de penser le monde, un monde qui serait forgé à notre image ! Depuis toujours la sagesse, sinon la guérison, serait paraît-il de s'en arranger, d'accepter notre état de créature et comme s'absenter du monde dans sa contemplation passive ; mais il n'est pas si sûr qu'on pourrait s'en satisfaire, ni surtout que ce serait souhaitable, à perdre l'essentiel de ce qui fait notre humanité en reniant ainsi notre part de liberté - encore faut-il dire laquelle.

On pourrait d'abord rétorquer à cette sorte de monde psychotique implacable de la science (monde compact et sans interstices d'une causalité mécanique abolissant le temps) que la liberté consiste justement à ne pas savoir, tiraillé entre des exigences contradictoires ou hésitant par manque d'informations. Pour Norbert Elias, ce serait même la multiplication des contraintes comme des choix auquel l'individu se trouve confronté qui renforcerait notre sentiment de liberté ! Ne pas savoir quoi faire est indubitablement la preuve qu'on n'est pas si déterminé qu'on le prétend mais cela ne veut pas dire qu'on ne serait pas très largement déterminé quand même, et, surtout, ne rend absolument pas compte de ce qui est en jeu et nous concerne plus intimement, de cette passion de la liberté qui nous habite et qui n'est en rien contradictoire cette fois avec toutes nos déterminations. Il faut complètement inverser la façon dont on pense liberté et détermination pour en faire, non pas un impossible libre-arbitre ni la voix de l'universel en nous ni une question métaphysique, mais bien une passion subie, la négativité d'une rupture, d'un acte qui tranche, d'une limite franchie.

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