C'est peu de dire que les dialogues philosophiques sont rares, sauf peut-être à l'adolescence, car un dialogue philosophique est contradictoire, c'est une dialectique entre arguments opposés, opposition qui est presque toujours mal acceptée et prise personnellement. Il est très malpoli de réfuter les autres. Ainsi, dans mon expérience aussi bien André Gorz que Bernard Stiegler prenaient très mal mes objections, seul Jacques Robin semblait les apprécier. Or, c'est désormais un exercice qui est à la portée de tout le monde avec les IA génératives comme interlocuteurs compétents à disposition de tous (plus jamais seul). On peut trouver que leurs réponses initiales sont scolaires et décevantes mais c'est à quoi on peut répondre justement, formuler notre critique à laquelle l'interlocuteur répond à son tour. C'est ce qui fait avancer notre propre position, tout comme le ferait un dialogue philosophique (socratique) dépourvu de tout enjeu personnel. C'est un outil, un simple outil mais dont la pensée ne pourra plus se passer dans son élaboration plus que dans sa mise en forme, reproduisant les indispensables joutes scientifiques d'un laboratoire, telles que décrites par Jean-François Dars :
"C'est un jeu qui se joue à 2 : il y faut un enthousiaste et un réticent. L'enthousiaste parce qu'il sait qu'il sait, le réticent "rétice" tant qu'il n'a pas épuisé tous les recours de l'objection. Il ne s'agit pas d'un affrontement, mais d'un effort commun vers un but tellement subtil qu'on n'y atteint qu'au prix d'une rigueur implacable."
En tout cas, un tel dialogue s'est focalisé sur le caractère central dans la dialectique de la "négation de la négation", résolution positive des contradictions, leur intégration réconciliatrice dépassant leur unilatéralité première (synthèse). Il est apparu que ce troisième temps de la dialectique, pourtant essentiel, avait été rejeté par la plupart des post-hégéliens (sauf de rares marxistes dissidents comme Georg Lukács) ne retenant de la dialectique que sa négativité [C'était d'ailleurs mon cas, car, venu de la psychanalyse, je privilégiais l'expression du négatif, ceci dans une perspective révolutionnaire que j'ai mis du temps à dépasser...]. En effet, à l'exception de Staline, qui rejetait la "négation de la négation", et donc tout compromis avec ses oppositions, au nom du fait que l'URSS terminait l'histoire et qu'il n'y avait plus de dépassement possible, tous les autres critiques, y compris Mao, la rejetaient pour la raison inverse de préserver le négatif et la possibilité d'un dépassement révolutionnaire, voire d'une révolution permanente.
Il est notoire qu'au moins dans la Phénoménologie de l'Esprit, la synthèse finale hégélienne impliquait une résorption du négatif dans un achèvement du système et une fin de l'histoire clôturant l'aventure humaine sur une réconciliation finale (reconnaissance universelle et conscience de soi de l'Esprit comme liberté et raison). C'est ce qui était trop beau et trop peu conforme à la réalité pour que cette négation finale du négatif soit acceptable, mais le refus de cette clôture terminale s'est muée en intenable contestation de toute synthèse, de toute négation de la négation donc, vidant la dialectique de sa substance, c'est-à-dire de sa productivité et positivité - certes toujours transitoire. Contre le dogmatisme stalinien aussi bien que le nihilisme post-moderne, il faut maintenir qu'il y a des progrès effectifs, des moments d'unité et de réconciliation, même si c'est souvent contre un ennemi commun et seulement pour un temps limité, avant le retour inévitable du négatif et de la division. On n'échappe pas à l'épreuve du négatif, et, sous prétexte que la négation est toujours partielle, il ne faut pas comprendre trop vite l'Aufhebung comme transformation, correction ou dépassement, relativisant sa négativité en "négation positive" car produisant quelque bien en réaction, ce serait cette fois invisibiliser toute la part insupportablement négative et destructrice. Mais un négatif sans positif n'a aucun sens.